Le jour se levait sur le Village de Oudstal, alors que Bloup, allongé sur le sol près du puits, dormait encore. Assise à ses côtés sur les marches, Mathilda observait le hameau s'éveiller. Elle guettait aussi le ciel, impatiente des nouvelles que lui enverrait sa sœur. Parfois, elle baissait les yeux vers le colosse qui se tournait sur les pavés. À le voir ainsi, on aurait pu croire que la pierre était aussi confortable qu'un matelas. Il la faisait rire. Les patrouilleurs n'avaient pas dormi, ils rôdaient autours d'eux, à l'affût du moindre danger.
Ils firent barrage à un enfant. Mathilda leur fit signe de le laisser passer.
— Il paraît que vous êtes la sœur de la reine, demanda le garçon, dont les joues étaient encore maculées de bave échappée durant la nuit.
— Oui je suis sa sœur, répondit Mathilda en abandonnant son sourire, de sa voix habituellement froide. Tu es déjà réveillé ? Il est pourtant tôt.
— Il faut bien aller chercher de l'eau, expliqua-t-il avec lassitude en levant haut un grand seau vide qu'il portait déjà à bout de bras. Déjà qu'il n'y a rien à manger, alors si on ne peut même pas boire.
Mathilda s'agita, tentant soudainement de trouver une position confortable. Elle avait eu vent, et plus d'une fois, de la famine qui gangrénait le pays. La politique de sa sœur avait bien des failles, mais elle ne pouvait rien y faire, la reine n'écoutait qu'elle-même. Ne supportant plus de voir son peuple souffrir, cela faisait bien longtemps que Mathilda ne passait plus par ce village, ni par les autres d'ailleurs, elle se contentait de la capitale, où tout semblait aller pour le mieux.
Elle eut envie de baisser la tête, de rentrer sous terre.
— Vive la reine ! s'exclama subitement le garçon, sans la moindre ironie.
Mathilda lui sourit, sans parvenir à rendre, elle aussi, grâce à sa sœur. Elle se déplaça légèrement sur la gauche pour laisser l'enfant passer.
Elle aussi avait sa part de responsabilité dans cette horreur, elle en avait bien conscience. C'était elle qui était en charge de ramener, tous les trois mois, les ressources venues d'en haut à la capitale – Bloup fournissait aussi ce monde en nourriture, en plus de main-d'œuvre, depuis la famine. Mathilda pourrait donner, ne serait-ce que quelques grains de blé à ces pauvres gens. Mais ça reviendrait à trahir la reine, sa sœur faisait compter et peser chaque sac.
Elle regarda l'enfant repartir, encombré de son seau rempli, déséquilibré par ce poids. Un homme, sûrement son père, se précipita vers lui, lui hurla de ne plus s'approcher de la famille royale, que c'était dangereux, qu'au moindre mot déplacé, ils se feraient tous les deux trancher la tête. Cette idée tordit l'estomac de la femme. Enfant, elle voulait être un symbole d'espoir et de joie. Aujourd'hui, camouflée sous une épaisse capuche noire, la mine sombre bien que le teint pâle, elle était devenue l'exact opposé.
— Bloup, appela-t-elle, en lui mettant de gros coups de pied.
Ce dernier émergea lentement, sans se soucier des tapes qu'il recevait dans les côtes.
— Un problème ?
— La nuit est passée, il faut prévenir la reine.
Le colosse se leva vivement, fit quelques pas, la main sous le menton.
— Ce n'est pas une bonne idée ! Il faudrait attendre, encore...
— On avait dit une nuit.
Le cri d'un rapace déchira le ciel et dans un petit hurlement vainqueur, l'oiseau se posa sur l'épaule de Bloup, pour frotter son crâne contre la joue hérissée de petits poils du colosse. Mathilda soupira dans un sourire. Elle détacha délicatement le petit papier accroché à la patte du messager.
— Un d'entre eux est dans la mine, expliqua-t-elle.
— L'enfant ?
— Non, un jeune homme.
Bloup ne put masquer son inquiétude. Si Jim ou Helmut était dans la mine, alors Lina était dans la forêt géante, une proie facile pour les mimiques.
— Tu me caches quelque chose, devina Mathilda.
— Non, non. Mais écoute, si un d'entre eux est dans la mine, alors les autres sont sûrement dans la forêt géante. Ils ne peuvent pas s'être séparés avant d'entrer dans les bois, ça serait illogique.
— Qu'est-ce qui te fait dire ça ? demanda Mathilda, en scrutant ses patrouilleurs, s'assurant que leurs oreilles ne traînaient pas.
— Ils viennent d'entrer dans un nouveau monde, pourquoi se séparer ? C'est plus logique qu'ils restent en groupe. Ensemble, ils sont plus en sécurité, expliqua Bloup, en plaçant son poing dans son autre main, pour mimer leur rassemblement.
— Ça se tient. Tu proposes quoi ?
— Toi et tes patrouilleurs vous restez ici, au cas où ils reviennent pour prendre l'ascenseur. Moi, je vais dans la forêt pour essayer de les trouver.
-Tu veux y aller seul ? Tu rêves !
— Tu as peur qu'il m'arrive quelque chose ? ricana Bloup, en élevant suffisamment la voix pour que les patrouilleurs l'entendent.
Mathilda resta de marbre sous le regard des soldats et des villageois.
— Non, je ne te fais pas confiance.
Elle chercha Günther du regard et lui ordonna d'une voix ferme :
— Toi et les autres, allez chercher les être-d'en-hauts dans la forêt géante. Ne les tuez pas. Surtout l'enfant, j'aimerais l'interroger.
— Je suis désolé, mais nous devons vous pro... commença le commandant.
— J'espère que tu n'allais pas dire protéger ! Je n'ai besoin de personne pour ça !
Bloup ne put s'empêcher de charrier les patrouilleurs, leur chef venait de donner le bâton pour se faire battre.
— Ne vous inquiétez point, chantonna-t-il d'une voix abusivement anoblie, accompagnée d'une courbette. Je serai son preux chevalier. Aucun mal ne lui sera fait. Soyez-en convaincu ! Je la protégerai au péril de ma vie.
Les patrouilleurs ne rirent pas, au contraire, ils serrèrent les poings. Pour eux, qu'un être-d'en-hauts veille sur un membre de la famille royale était la pire des insultes. Mathilda soupira et posa une main sur son visage, fit mine d'être fatigué des âneries de son compagnon. En réalité, elle camouflait un léger sourire. Voir l'expression de dégoût sur le visage de ces soldats de la couronne, imbéciles éperdument soumis à elle et à sa sœur, pour de pareilles bêtises, l'amusait.
— Ne vous faites pas prier ! ordonna-t-elle de sa voix la plus sèche et autoritaire possible. En route !
Les patrouilleurs s'exécutèrent, dans un hochement de tête commun. La population s'amusait devant ce spectacle de discipline.
Quand à leur tour, ils se mirent en marche, dans le sens opposé des soldats, Bloup se tourna vers Mathilda.
— Tu ne me fais plus confiance ?
— Je sais que tu me caches quelque chose à propos de l'enfant. J'espère simplement que ce n'est pas ce que je crois, sinon ma lame fera couler ton sang.
Bloup grimaça.
— Et tu penses à quoi exactement ?
— Cesse tes questions débiles. Hier soir j'ai envoyé un patrouilleur au colombier pour qu'il serve d'intermédiaire au cas où nous recevions un message, allons le chercher.
Le visage de Bloup s'élargit en un grand sourire.
— Tu me fascineras toujours.
Mathilda lui jeta un regard discret sous les pans de sa capuche. Il avait l'air plus débile que d'habitude.
— Tu fais partie de la famille royale, pourquoi tu veux aller le chercher ? expliqua-t-il. Tu pourrais envoyer quelqu'un le faire pour toi.
L'habituel sérieux de la concernée fut trahi par son ton amusé, qu'elle tenta de nuancer en se mettant en marche, d'un pas preste et sonore.
— Il a une famille, ce soldat. Plus tôt ils le reverront, mieux ce sera ! Et puis ses frères d'armes vont dans la forêt géante, ils n'ont pas le temps d'aller le chercher.
Le sourire de Bloup s'élargit davantage, ça n'arrangeait rien à son air crétin.
— T'es géniale, tu le sais ça ?
Mathilda tira sur sa capuche, personne ne put la voir rougir.
Les habitants se saluaient, discutaient et riaient dans les coins de rue, la journée commençait bien. Mais les mines sales et les corps maigres donna un haut-le-cœur à Mathilda. Elle baissa la tête et accéléra le pas. Derrière elle, Bloup saluait de la tête quelques visages qu'il connaissait. Il avait conscience que la population détestait tout ce qui touchait de près ou de loin à la satanée reine, mais il s'efforçait de faire bonne figure, au moins pour sa tendre Mathilda, qui elle, aimait le peuple.
— V'là la sœur de la putain ! aboya une voix, glissée dans la foule qui commençait à se former.
Sans soldats armés pour les intimider, la rage des années passées dans la misère resurgissait.
— C'est qu'elle n'a pas peur de venir ici ! grogna une autre.
Mathilda restait silencieuse. Elle ralentit. Elle ne les craignait pas. Elle n'était pas la cause de leurs malheurs, elle n'était pas la bonne cible et elle voulait le montrer. Bloup scrutait l'attroupement du coin de l'œil. Si quelqu'un venait à tenter quelque chose, il lui faudrait intervenir vite.
— C'est qu'on ne voit pas ses os ! Il semblerait que la famine n'a pas encore touché le château !
Une pierre fusa. Elle se brisa quelques mètres à côté de Bloup. Mathilda ne changea pas son rythme de marche, elle hésita même à s'arrêter complètement.
— Mon fils est mort à cause de vous ! sanglota un homme.
Un nouveau projectile siffla, cette fois, il heurta la large cuisse de Bloup. Instinctivement, Mathilda posa sa main sur son fourreau, elle la retira aussitôt. Ces gens ont leurs raisons, pensa-t-elle sagement.
— Dépêchons-nous, souffla Bloup, une main posée sur sa jambe légèrement entaillée.
Mathilda acquiesça et s'exécuta. Ils passèrent les fermes qui bordaient le village au pas de course. La foule continuait de hurler sans passer les frontières en bois qui délimitait leur hameau, comme si exprimer leurs idées hors de cette zone déchainerait la colère meurtrière de leur monarque.
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