17. Désespoir
Jim avait vu son ami se faire malmener avant d'être jeté sous une tente. Les larmes aux yeux, il rampait pour se cacher dans les ténèbres des sous-bois. Il resta là, immobilisé par son éternelle peur, pendant de longues minutes. Qu'est-ce que j'ai fait ? Pourquoi je ne me suis pas baissé comme lui ? Pourquoi il s'est montré ?
Le calme de la forêt l'envahit.
Un homme n'a peur de rien. Il souffla.
Les gardes avaient repris leurs rondes, un avait suivi Helmut sous la tente. Accroupi, Jim alla récupérer le sac et la lampe torche de son compagnon. Une fois redevenu invisible dans l'obscurité, après s'être éloigné de la mine, il s'assit contre un arbre. Sauver Helmut ou aller chercher Lina ? se demandait-il. Il regarda les traces de pas s'aventurer au cœur de la forêt, se retourna vers la mine et les gardes. Lina d'abord. Elle est peut-être plus en danger et elle a sûrement plus besoin de moi. Il se releva, analysa les environs, en espérant pouvoir revenir ici. S'il avait eu un couteau, il aurait marqué les arbres, mais aussi peu équipé, il devrait se contenter de sa mémoire.
La lampe torche allumée, Jim s'élança derrière les empreintes.
Il manqua à plusieurs reprises de tomber, se prenant les pieds dans tout ce qu'élevait la forêt : caillou, champignon, buisson. Ça ne le fit pas ralentir.
— Lina ! criait-il.
Il n'eut pour seule réponse que le souvenir de Helmut l'arrêtant de hurler, lui rappelant qu'ils ignoraient ce qu'abritaient ces bois. Mais il ne pouvait pas faire autrement.
Il ne se décourageait pas, avançait sans pensée contraire. Il devait retrouver Lina puis revenir pour Helmut, point.
Il suivait les empreintes dans une course effrénée. Il était inarrêtable.
Inarrêtable... Du moins, jusqu'à ce nouveau monde ne le rattrape.
Il se stoppa net, quand face à lui se dessina une multitude de traces, animales et humaines. Énième étrangeté dans un monde étrange. Il était arrivé face à un carrefour d'empreintes. Toutes se dirigeaient vers des chemins différents.
— Je rêve, souffla-t-il.
Il se laissa tomber, lâcha le sac à dos et se prit la tête entre les mains.
— Bordel !
Il resta comme ça un moment, perdu. Il ne redressait même plus la tête quand la faune laissait ouïr sa présence.
Finalement, il se releva pour se pencher sur les traces. Il ne pouvait pas abandonner. C'est là qu'il remarqua. Sur chacune des empreintes, le pied droit était légèrement en biais. Jim tenta de rassembler toutes les images qu'il avait de Lina, de sa démarche. Il se perdit dans un ricanement, auquel se mêlèrent rapidement des larmes. La fillette ne boitait pas, aucune de ces empreintes ne lui correspondait.
Son rire fut complètement noyé par ses pleurs.
Lina était perdue. Helmut était capturé. Lui, était seul.
Des bruissements dans son dos le firent sortir de sa sinistre léthargie. Il éteignit la lampe torche. Pas de mouvement brusque. Il ferma les yeux, alors que derrière lui, deux autres s'ouvrirent, trop gros et espacés pour être humain. Un grincement rauque le fit bondir.
Jim ralluma le faisceau de lumière sur un monstre d'au moins deux mètres. Sur un visage abominable, ovale où deux yeux en amandes, pareils à des phares de voiture, étaient illuminés d'une lueur jaunâtre. Une énorme bouche laissait paraître deux rangées de dents acérées, encore imbibé de sang. Un corps bipède, svelte et musculeux élevait cette chose. Ses jambes, fléchis vers l'arrière au niveau des genoux, lui donnait une courbure féline. Cette chose était constamment prête à bondir, à attaquer. Et comme si cette image épouvantable ne suffisait pas, dans le buste de l'abomination une tête humaine ressortait, un corps prenait relief sous sa peau sombre, alors que sous son ventre des jambes encore vêtues d'un jean venaient caresser le sol.
Jim reculait à petit pas, jusqu'à sentir la rugosité d'un tronc contre son dos. Il déglutit. Le monstre hurla, éjectant le sang de sa dernière victime. La mort sonnait son glas.
Consommateur de films et de jeux d'horreur, Jim tenta une parade, il agita sa lampe torche de façon à aveugler son ennemi. Inutile. La chose s'élança, ses longues griffes acérées vers avant.
Résigné, Jim ferma les yeux.
Le son d'un objet venant s'abattre sur le sol, lui fit les rouvrir.
Des flèches firent barrage, l'abomination plia ses genoux dans un craquement – qui n'était pas dû à ses os, mais à ceux du corps humain figé en son sein. Le monstre bondit en arrière, avant de se projeter vers les ramures d'où étaient tombés les traits. Alors qu'il atteignait les hautes branches d'un saut, deux poignards plongèrent, l'un vint se figer dans son épaule, l'autre dans un de ses yeux. Après s'être écrasée au sol, la chose battit en retraite, slalomant entre les arbres, avant d'en escalader un et de disparaître.
Une jeune archère descendit vivement de son perchoir, sautant de branches en branches, et attrapa Jim par la main. Encore sous le choc, ce dernier ne put que se laisser entraîner dans une nouvelle course effrénée.
— Il faut qu'on s'éloigne au plus vite ! hurlait sa sauveuse.
— C'était quoi ce truc ?
— Un mimique et il y en a sûrement d'autre.
Jim se dégagea. Accoudé à un arbre, il reprenait son souffle et ses esprits. Il regarda longuement la jeune femme : plastron en cuir, carquois accroché à la ceinture, à côté d'une épée.
— Tu fais partie des gardes de la mine ? spécula-t-il en reculant.
— Non. Pas du tout, répondit l'archère en passant sa main dans ses courts cheveux châtains. Mais dis moi plutôt, qu'est-ce que tu fais ici ? Où sont les autres être-d'en-hauts ? Pourquoi es-tu seul ? Où sont les soldats qui t'ont emmené jusqu'ici ? Tu les as tués ?
— Doucement sur les questions tu veux ? De quels soldats tu parles ?
Elle le regarda les yeux écarquillés.
— Qui vous a fait descendre ici ?
Jim la lorgna longuement, assurant une bonne distance de sécurité. Il ne ferait confiance à personne de ce monde. Bloup, la reine, la mine... ça tournait encore en boucle dans sa tête.
— Tu m'écoutes ?
Il releva la tête. L'archère avait les sourcils froncés, incertaine de son approche. Quand il vit sa main se rapprocher, hasardeusement, de son carquois et de son épée, Jim bondit en arrière.
— Hé, murmura la jeune femme comme si elle s'adressait à un animal en panique. Je suis de ton côté...
Silence.
— Tu veux bien me répondre ? Qui vous a fait descendre ici ?
Jim hocha la tête, sans se rapprocher davantage. Il articula dans son souffle encore trop rapide :
— C'est une longue histoire... Mais grosso modo, je suis descendu de moi-même.
— Alors c'était un choix ? Tu as décidé de mourir ?
— La reine, la mine, tout ça, soupira Jim. Je suis au courant que depuis quelques heures. J'en savais rien avant d'arriver dans ce nouveau monde.
L'archère acquiesça, s'assit sur un rocher, fit signe que tout allait bien. Elle plaça son carquois entre ses jambes et compta le nombre de flèches qui lui restait. Cinq. Si le monstre revenait, ce serait compliqué.
— Comment tu t'appelles ? demanda-t-elle.
— Jimmy et toi ?
— Béatrice. Tu es seul ?
— Normalement, nous sommes trois. Une d'entre nous s'est perdue dans les bois et l'autre a été fait prisonnier à la mine, expliqua Jim en regardant les alentours, peureux de voir surgir des gardes ou le monstre.
— Perdu dans les bois et à la mine ?
— Oui, c'est bien ce que j'ai dit.
— Bon, bah partons du principe que tu es le denier à être encore vivant.
Jim fit une grimace, sans y faire attention, il avait fait un pas en avant.
— On ne part sur aucun principe, ok ? Tout le monde est encore en vie. Je ne vais pas les laisser là !
— La forêt est grande, on peut peut-être retrouver celle qui s'est perdue, mais celui qui est dans la mine est déjà mort.
Jim hésita à lui dire de se taire, qu'il aiderait coûte que coûte Helmut, mais préféra changer de sujet. Il refit un pas en arrière, se sentant trop proche d'une potentielle ennemie.
— Pourquoi tu m'as sauvé ? Je croyais que ça n'était pas bien vu de venir d'en haut, par ici.
— Ça dépend pour qui ! fit Béatrice dans un sourire.
Ils furent coupés par un râle abominable, enrouée, mais d'une puissance bestiale.
— Cours ! hurla Béatrice, qui avait déjà bondi. C'est un adulte !
Le jeune homme accouru à ses côtés. Derrière eux, les arbres titanesques se plièrent dans des craquements. Jim suivait Béatrice, sautait ci et là, mais épuisé par ses trop nombreuses courses, il s'arrêta, les mains sur les genoux, suffoquant.
Derrière lui, le craquement des troncs lui redonnèrent de l'énergie. Tant bien que mal, la vision embrumée par la fatigue et les larmes, il se remit à courir. Mais une odeur nauséabonde l'arrêta de nouveau et quand il en aperçut la cause, il ne put s'empêcher de vomir.
Il se trouvait dans une clairière, où le ciel caverneux éclairait une fosse commune de plusieurs mètres de profondeur. Il était dans le nid des mimiques, un cimetière à ciel ouvert où s'amoncelaient des hommes et des femmes morts, les repas des abominations.
Le monstre se rapprochait bruyamment, mais écœuré par sa découverte, Jim ne bougeait plus, paralysé par la vue de ses nombreuses dépouilles, mutilés et dévorés en partie ou jusqu'aux os.
Béatrice qui se trouvait déjà de l'autre côté, regarda par-dessus son épaule. Elle le vit immobile, fit demi-tour et accourut vers lui.
— Désolée, souffla-t-elle.
Et elle le poussa dans la fosse, au milieu des cadavres.
*
Quand il rouvrit les yeux, le ciel se voilait d'une teinte rougeâtre. Deux masses obscures obstruaient son champ de vision, pesaient sur son buste et tout son corps. Dans son dos, des volumes difformes et raides le maintenait presque à la surface. Jim eut un haut-le-cœur, il dut se faire violence pour ne pas régurgiter le peu qu'il avait dans l'estomac. Il avait glissé entre deux cadavres et était maintenant imbibé de leur sang. Il flottait, littéralement, dans une mare de mort.
Alors qu'il tenta de se dégager des dépouilles, une silhouette se propulsa au-dessus de lui, dans la même direction que Béatrice. Le son rauque qui en suivit, ne laissa planer aucun doute, c'était un mimique. Quelques secondes plus tard, un autre s'approcha, se pencha sur la fosse et balaya de son regard jaunâtre les cadavres, les huma. Il se redressa, recula, et d'un sec mouvement vertical, éjecta le corps qu'il avait en son sein. Il le jeta plus loin.
Sous le regard terrifié mais indécrochable de Jim, le monstre sortit une dépouille ensanglantée de la fosse et s'appliqua à la faire glisser dans une poche thoracique, dessinée à même son épiderme. L'abomination posa ses genoux sur les pieds, habillés de chaussures, du cadavre dans un craquement. Les jambes courbées du monstre, lui permettaient de ne toucher le sol que par le biais des semelles de la carcasse.
Bien qu'il en frémissait, Jim ne pouvait s'empêcher d'observer le mimique et le corps inerte glissé contre sa peau. Il en tremblait, dut refouler une dizaine d'envies de vomir. Les longues minutes que mettait cette chose à se vêtir de la dépouille, à ancrer ses jambes puissantes dans les pieds du cadavre, lui parurent être des heures. Il déglutit quand le monstre quitta son champ de vision, ne lui laissant que le ciel comme panorama. Il ferma les yeux, fut obligé de se laisser envahir par les craquements osseux que provoquait la marche du mimique. Il s'éloignait, il l'entendait de moins en moins. Le mutisme de la forêt reprit possession des lieux. L'abomination avait quitté la clairière.
Ça frappa Jim comme une évidence. Le carrefour d'empreintes qu'il avait vu plus tôt, celles qu'il avait suivi en pensant qu'elles appartenaient à Lina, étaient en fait laissées par ces choses. Les mimiques... Ces monstres portaient bien leur nom... Ils l'avaient dupé pour l'entraîner au plus près de cette clairière, de ce cimetière à ciel ouvert. De leurs gamelles.
Béatrice... pensa-t-il. Était-elle leur alliée ?
Après être resté longtemps immobile, dans la crainte de voir ces choses ressurgir, Jim se releva tant bien que mal. Il s'éloigna prestement de la fosse sans regarder en arrière. Tout son corps était endolori, il en fit abstraction, n'eut pas le temps de s'en soucier. Il grimaça en s'apercevant du sang qui le maculait et de son odeur cadavérique. Il était la seule âme vivante dans les parages.
Il releva les yeux vers le ciel, annonciateur de l'aurore – si le jour existait dans ce monde. Il se demanda si Lina et Helmut le voyaient aussi. Il serra la mâchoire aussi fort que sa gorge était nouée. S'ils m'avaient écouté... pensait-il.
Guidé par la lampe torche, il se mit en marche.
Ne plus faire confiance à personne de ce monde...
En s'enfonçant dans la forêt, attentif au moindre bruit, le regard autant dirigé vers l'arrière que devant lui, Jim hésitait entre rechercher ses amis et trouver une sortie à ces ténèbres. Bien que peureux, il demeurait fidèle. Une autre qualité prise de son père. Jamais, ô grand jamais, il n'avait abandonné qui que ce soit. Mais la reine, la mine, les mimiques... C'était trop. Ce monde ne voulait pas de lui et il le comprenait bien.
L'esprit martelé par la peur, il tomba sur un étang. Dans cette source, la végétation tant aérienne que terrestre venait baigner. Dégoûté par son état de presque cadavre, instinctivement, Jim laissa tomber la lampe torche et sauta à l'eau. Il dut faire des efforts monstrueux pour remonter à la surface. Réussissant avec peine à regagner la pelouse, il balança le sac de Helmut, qui maintenant mouillé pesait de bons kilos, dans un juron. L'œil vif, constamment tourné vers la pénombre environnante, il se frotta rapidement la peau et les vêtements.
Lorsque l'odeur de la mort fut plus ou moins remplacée par celle de l'eau croupie, Jim fit basculer le bagage de son compagnon sur son épaule et se remit en marche entre les hauts arbres. La forêt, aussi belle soit-elle, lui semblait de plus en plus fatigante, c'était sans nul doute la cause de tous les dangers qu'elle portait.
Il marcha pendant de longues minutes. Et si j'étais là depuis des jours... finit-il par penser. Il chassa cette idée. Non, ça se comptait en heures, de trop longues heures.
Dans cette léthargie, le visage baissé par le désespoir, Jim ne vit pas tout de suite la petite cabane couverte de végétaux. Ce n'est qu'une fois à quelques mètres, qu'il aperçut une faible lumière sous le pas de la porte. Une voix en émana. Il reconnut cette sonorité féminine et posée. C'était Béatrice.
Il recula, prêt à prendre ses jambes à son cou. Mais il y eut autre cri, beaucoup plus aigu, celui d'une enfant. Jim accourut à la porte. C'était Lina.
Les doigts posés sur les planches recouvertes de feuilles, de fleurs et d'herbes, il hésita.
Un homme n'a peur de rien... Papa l'aurait sauvée, lui.
La lampe torche bien empoignée, prêt à prendre la fillette par la main pour partir en courant dans le sens inverse, il ouvrit.
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