16. Un fruit néfaste
— Tu t'imagines le tableau ? songeait Jim. On la sauve des griffes du grand méchant pour ensuite la laisser mourir dans les bois.
Helmut ne sut quoi répondre. Il n'était pas non plus friand de cet enchaînement d'évènement, mais était certain qu'elle allait bien, ou en tout cas, tâchait de s'en persuader.
— T'es sûr que c'est les traces de Lina ? demandait encore son acolyte, de moins en moins convaincu.
— On a croisé personne d'autre dans la forêt, ça ne peut être qu'elle.
— Ça doit bien faire une heure qu'on les suit, on l'aurait trouvé si...
Helmut fit volte-face.
— T'inquiète !
— Tu crois qu'il lui est arrivé quelque chose ?
— Je te dis que ça va ! Il ne lui est rien arrivé !
Jim hocha la tête. Il regarda autour de lui dans un long gémissement. Elle pouvait être n'importe où.
— On va la retrouver, continuait Helmut pour taire les doutes de son ami et les siens. J'en suis sûr.
Ils laissèrent le silence planer, pour se replonger dans leurs craintes. Helmut s'en voulait atrocement. S'il avait écouté Jim, s'ils étaient retournés à l'ascenseur, Lina ne se serait pas perdue. C'était entièrement de sa faute, mais il était trop tard. Désormais, ils n'étaient plus que deux anomalies humaines dans cette plénitude sauvage, et une troisième traînée quelque part.
Jim sursauta dans un hoquet de surprise quand un bruit agita des buissons.
— Je sens qu'on va se faire prendre en embuscade par un peuple des bois sanguinaire, murmura-t-il.
— Ce n'est que des animaux, soupira Helmut, balayant ses peurs d'un geste de la main.
Il jeta quand même un regard au fourré qui s'était immobilisé de nouveau. Oui, ce n'était qu'un animal, sûrement un lièvre.
— À ton avis, c'est quoi le groupe des ombres ?
— Des assassins...
— Tu penses qu'ils ne sont que ça ?
— Non, sûrement pas ! C'est carrément un nom qui fait flipper. Ils doivent faire une tonne de choses interdites par les lois de ce monde et du nôtre aussi ! Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je trouvais leur nom cool.
— Attends, t'es sérieux ? Pourquoi tu ne trouves cool que ce qui est dangereux ? Tu devrais me donner la lampe torche et le rôle de chef, on serait bien plus en sécurité avec moi.
— Je ne suis pas le chef.
— Ouais, c'est ce que disent tous les chefs qui veulent rester ch...
Jim se tut devant l'image d'Helmut se jetant au sol. Un sourire se dessina sur son visage, il tendit une main dans sa direction, prêt à lui envoyer une blague. Mais la lampe torche s'éteignit et sans cette lumière, son regard se posa spontanément sur une clairière éclairée par les astres. Il se figea.
La forêt laissait place à une immense montagne où des poutres en bois soutenaient une large entrée. Là, grouillaient des gardes équipés de lances et d'armures écarlates, tournant autour d'un campement formé de tentes.
Dans ses veines, son sang se figea. Jim déglutit.
Il n'y avait aucun doute, c'était la mine.
— Baisse-toi, murmura Helmut.
Il s'exécuta. Trop tard. Un garde qui allait dans leur direction plissait déjà les yeux. Il hésita un instant, mais finit par s'avancer davantage.
— Montre-toi ! hurla-t-il.
Couché sur le ventre, Jim claquait des dents, il ne se releva pas. Derrière lui, entre les feuilles du buisson où il s'était caché, Helmut guettait les solerets du soldat frapper le sol terreux. Ça ne fit qu'un tour dans sa tête. Il y avait bien une mine, la vieille dame avait dit vrai et ils allaient se faire attraper. Une autre pensée, parasite même quasi-suicidaire, se mêla aux autres. Elle était le fruit de la découverte de ce monde, avait germé dans un esprit embrumé par ses rêves enfantins, par ses trop nombreuses lectures fantaisistes. Fatalement, dans cet enchaînement catastrophique, elle était venue à maturité.
Le garde s'était arrêté devant les grands arbres, il hurla quelques mots que les jeunes hommes n'écoutèrent pas. Il n'approchait pas plus, sûrement pas crainte d'un guet-apens. Derrière lui, d'autres plaques d'acier claquèrent sur le sol, les renforts approchaient.
Helmut se dandina vivement pour enlever son sac, puis se leva les mains en l'air. N'ayant vu qu'une silhouette dans la pénombre de ces bois, le garde ne remarqua pas les différences entre l'apeuré tremblant qui s'était jeté au sol et le fou qui se rendait.
— Bonjour, je...
— La ferme ! Approche !
— Je...
— La ferme !
Helmut avança, sous les yeux devenus ronds du garde. Dès qu'il fut à portée, le bois d'une lance s'abattit. Il s'effondra.
— Tu viens d'en haut ? Où sont les soldats qui t'accompagnent ?
Helmut tenta de se relever, de répondre, mais un nouveau coup, porté avec le manche, heurta son dos. Le souffle coupé, il retomba dans la terre sèche. Le monde tanguait autour de lui.
— Réponds ! continuait de gronder la voix au-dessus de lui.
L'arme se leva de nouveau, mais une main l'arrêta.
— Du calme, Jack. Tu ne lui laisses pas le temps de parler, articula lentement une femme.
— Elle a raison. Ne le mets pas en trop mauvais état. S'il vient d'en haut, il travaillera à la mine. Ne l'abime pas.
Malgré ces mots, un dernier coup fit vibrer Helmut. Il sentit son estomac se révulser, de la bile remonter le col de sa gorge.
— Emmenez le !
Il fut relevé et porté jusque sous une tente. Il essaya de jeter un regard vers les buissons, mais son corps endolori ne lui permit pas. Il ferma les yeux. Ses os hurlaient qu'ils se briseraient aux prochains coups, ses muscles pétris par le bois de la lance lui avaient arraché une larme, sa peau devait être recouverte de sang et de bleu.
Il ne rouvrit ses paupières que lorsqu'on le jeta sur un drap. Un goût ferreux avait envahi sa bouche. Il passa une main tremblante sur son visage, du sang s'écoulait de sa tempe. Il avait reçu des coups au crâne, n'y avait même pas fait attention tant la douleur dans le reste de son corps le lançait.
— Tu as tué les soldats qui t'accompagnaient, n'est-ce pas ? cracha le garde qui l'avait molesté.
Helmut n'eut pas la force de répondre, ni même de le regarder. Le déchaînement de violence qui s'était abattu sur lui l'avait vidé de toute énergie. Il se sentait partir. Alors qu'il tenta quand même d'ouvrir la bouche, un violent coup-de-pied frappa son front. Il sombra.
Ce fruit néfaste qui avait gangréné son esprit était un héroïsme irréfléchi. Il le détestait déjà.
*
Quand Helmut se réveilla, tout son corps hurlait encore de douleurs. Il se redressa dans un grognement et observa la tente dans laquelle il se trouvait. Une lanterne, accrochée au pilier central, émettait une faible lumière sur un tissu blanc, tacheté d'un rouge sombre par endroit – sûrement du sang.
— Tu es à l'infirmerie, lui expliqua lentement un homme vêtu d'une longue cape marron, assis sur une caisse de bois proche de sa couche.
Helmut tenta de se lever, mais des vertiges le redirigèrent vers le sol. L'infirmier, d'une trentaine d'années, se précipita pour le soutenir. Il réajusta un monocle, ou en tout cas un verre entouré de fil de fer, avant de le rasseoir.
— Tu es un costaud, toi ! ricana-t-il. À peine les yeux ouverts que tu veux te mettre à marcher.
Helmut le considéra nonchalamment avant de reprendre son inspection des lieux. À côté de lui, se dressait une rangée de sac de couchage sale sur lesquels étaient allongés des hommes et des femmes, tordus par la douleur. Sous cet abri de tissu, les légers gémissements se mêlaient aux cris de souffrance.
— Tu ferais mieux de te reposer encore, souffla l'infirmier avec bienveillance. Si un garde te voit avec les yeux ouverts et sans tremblement ou gémissements, ils te renverront dans la mine.
— La mine ? répéta Helmut d'une voix faible. Non, non. Il y a erreur. Je dois partir. Je ne travaille pas ici !
L'infirmier prit un air désolé. Un garde souleva la toile qui servait d'entrée. Il balaya du regard les souffrants, avant de s'arrêter sur Helmut.
— Toi ! lui hurla-t-il. Debout !
Avant qu'il n'ait le temps de protester, l'homme d'armes se jeta sur Helmut, envoya l'infirmier, qui tentait de s'interposer, au sol d'un coup de coude et saisit le blessé pour le jeter hors de la tente. Un nez crochu, de fines lèvres violacées et de broussailleux sourcils gris s'échappaient de la fente du casque rouge.
Sans le laisser se relever, le garde prit Helmut par le col et le traîna jusqu'aux buissons qui s'élevaient à l'entrée de la forêt.
— Écoute-moi bien, gamin. Ici, c'est moi qui donne les ordres. Alors tu vas me répondre. Où sont les autres être-d'en-hauts qui sont descendus avec toi ?
— Je... je ne sais...
Un coup-de-pied éjecta Helmut dans les fourrés. Il sentit les branchages lui lacérer la peau ou se craquer sous son poids. Le garde leva son poing, prêt à frapper. Il se résigna avec un air de satisfaction.
— Après quelques heures dans la mine, tu me répondras. Si je t'abîme encore, tu resteras trop longtemps à l'infirmerie. Non, non. Ce n'est pas une bonne idée. Retiens bien mon nom : Jack. Si tu te souviens de quelque chose, demande-moi. (Il recula.) Et si tu persistes à garder le silence, je te tuerai !
Helmut n'eut aucun mal à le croire. Il essaya de se relever, les bois n'étaient qu'à quelques mètres, quelques centimètres, s'il parvenait à regagner les ténèbres de la forêt, peut-être qu'il pourrait fuir. Mais à bout de force, il ne réussit qu'à retomber sur le dos.
— Là ! hurla Jack dans sa direction. Il a essayé de s'enfuir.
Dans son état, Helmut eut besoin de quelques secondes pour comprendre que c'était de lui dont on parlait. Sa bouche devint pâteuse, son estomac se noua un peu plus.
Il regarda les gardes se rassembler devant lui, incapable de se relever, attendant un nouveau châtiment qu'il n'avait pas mérité. Il remarqua, parmi un flot de cuirasses écarlates, une armure d'un bleu marin, sculptant une poitrine féminine, où un écusson doré représentait un aigle brisant une flûte. Il sentit les larmes lui monter, la nausée aussi.
— Il n'a rien fait ! accouru l'infirmier qui se plaça devant lui. C'est moi qui l'ai mis là ! Il avait besoin de... de... prendre l'air.
Le regard embrumé de Helmut croisa les yeux moqueurs de Jack. Puis, il scruta le ciel qui s'enflammait, pour laisser place à l'aube. Il sentit une larme ruisselait sur sa joue.
« Tout a toujours un prix », lui avait un jour dit sa mère. Cette nuit-là, il comprit que le prix à payer pour avoir posé le pied dans cet autre monde était abusivement coûteux.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top