14. De trop grands arbres

— On peut s'arrêter ? demanda Lina après presque une heure de marche.

Helmut posa son sac et invita la fillette à s'en servir comme dossier. Comme par réflexe, il hésita à sortir des brindilles et son briquet, mais il s'abstint. Allumer un feu de camp était inutile, l'air de ce monde était doux, ni froid, ni humide. Et il ne fallait pas attirer l'attention, Bloup et la femme encapuchonnée devait être à Hamelin maintenant.

Jim s'allongea dans un long soupir.

— J'ai compté plus d'une dizaine de maisons, informa-t-il.

— Et on ne les a pas toutes vues, songea son compagnon. Ils doivent être nombreux, ici, sous terre, si une reine gouverne.

— C'est incroyable ! s'émerveillait Lina.

— Alors qu'est-ce qu'on fait ? s'enquit Jim avec sérieux.

— On va à la mine, on regarde si ce que nous a dit la vieille dame est vrai et ensuite...

— Ensuite ?

— On reste ici pour toujours ! s'exclama l'enfant, ses petits doigts vers les étoiles.

— Ça ne va pas être possible ça, on risque d'être pourchassés ! La reine ne veut pas de nous ici !

Le sourire de la fillette disparut. Elle baissa la tête et se mit à jouer avec l'herbe.

— Jim ! s'indigna Helmut.

— C'est la vérité ! Tu veux te persuader du contraire pour je ne sais quelle raison, mais ce que je dis est juste ! On ne peut pas rester ici indéfiniment ! Imagine que l'on soit traqué par Bloup et la reine en même temps. C'est trop dangereux !

— Et si nous n'étions pas pourchassés par la reine, que la mémé nous avait menti ? tenta Lina. Elle pourrait peut-être nous aider ! Les reines et les princesses, c'est toujours gentils !

— Même si ce qu'a dit la vieille dame est faux et que Sa Majesté ne cherche pas à nous tuer, nous ne sommes pas ses sujets, trancha intelligemment Jim. Elle n'a aucune raison de nous venir en aide !

— Tu n'as jamais voulu vivre dans un conte ? Être heureux à jamais ? s'étonna Helmut, en s'allongeant pour observer le mauve du ciel nocturne.

— C'est pour ça que tu veux rester ici à tout prix ? Risquer ta vie, la mienne et celle de Lina ? Pour vivre comme dans un conte ? Dans les versions originales, le petit chaperon rouge meurt, Hansel et Gretel aussi...

— Moi aussi je veux rester, bougonna la benjamine.

— Et tes parents ? Ils ne te manquent pas ? souffla Jim.

Lina se laissa glisser, jusqu'à ce que son visage soit caché par la haute pelouse. Jim secoua lentement la tête, craignant d'avoir posé une question qu'il ne fallait pas.

— Bon, on va jusqu'à la mine, et ensuite on retourne à l'ascenseur. Sans faute, concéda-t-il en espérant que la fillette retrouve son sourire.

— Ça me va !

— Moi aussi ! fit Helmut.

— Parfait alors. Désolé Lina, si j'ai...

— Pas grave !

— Là, c'est la constellation de Cassiopée, là, la grande ourse, tenta Jim pour l'impressionner.

— Je ne suis pas sûr que ce soit les mêmes étoiles qu'à la surface, répondit spontanément Helmut.

— Fallait pas le dire ! Lina elle ne le sait pas, ça !

La fillette pouffa. Tout se passait comme elle l'avait espéré. Une aventure, des amis. Peut-être une famille en devenir.

— T'es cool, Jimmy.

— Jimmy c'est pour les gens que j'aime pas. Toi, tu peux m'appeler Jim.

Le firmament semblait se mouvoir, comme s'il n'était qu'un océan, ondulant sous l'effet du vent. C'était tout bonnement magique. Ils regardaient les étoiles. Ce si beau ciel. Ici, même en se sachant en danger, la tranquillité régnait. Elle détenait quiconque se posait pour observer.

— Ça t'arrive souvent de rentrer chez des inconnus, Lina ? demanda Helmut.

La fillette esquissa un sourire.

— Non, mais ce n'est pas souvent qu'une porte s'ouvre toute seule.

— Elle ne s'est pas vraiment ouverte toute seule... souffla Jim pour lui-même. C'est la vieille complètement fêlée...

— Tu peux essayer d'être... plus calme, moins imprudente ? demanda Helmut à l'enfant.

— Promis !

— Tu étais prisonnière de l'hôtel depuis longtemps ? demanda Jim.

Lina prit un temps de réflexion. Elle voyait bien qu'ils n'appréciaient pas vraiment Bloup, alors, il lui était inconcevable de leur révéler qu'elle était sa fille. Et s'ils se mettaient à la détester elle aussi ? Impensable ! Elle garderait le secret.

— Je ne sais plus vraiment... mentit-elle. Quelques années, je crois...

Les jeunes hommes ouvrirent de grands yeux horrifiés. Ce colosse était encore plus cruel qu'ils ne l'avaient pensé. Jim sentit son cœur battre plus ardemment, de colère, mais de fierté aussi. Il l'avait sauvé ! Sauvé... et avec courage ! se disait-il.

Helmut s'étira, l'air satisfait. Les réponses à tous les mystères de l'hôtel se trouvaient ici, à Hamelin. Il le sentait. D'après la vieille dame, cet établissement était là pour que la reine puisse avoir de la main d'œuvre. La biodiversité étrange de la cage sylvestre était peut-être le fruit de sa proximité avec ce monde. Les employés et leur teint grisé, ces trous géants et cette femme encapuchonnée... Ce n'était plus qu'une question de temps avant qu'ils ne comprennent !

Jim tenta d'allumer son téléphone, la batterie était totalement à plat. Rassuré d'avoir un élément qui les raccrochait au monde d'en haut, il demanda à son ami de voir l'heure sur le sien. Il ne s'alluma pas non plus. Helmut pouffa, loin d'être alarmé, au contraire. Ces semaines dans la forêt l'avaient habitué au manque de technologie. Et puis comme ça, ils profiteraient davantage. Jim n'était pas de cet avis. Il se rongeait les ongles : bloqué, sans communication et sans téléphone.

— Juste à la mine et on rentre ! se sentit-il obligé de répéter, d'une voix tremblante.

*

Le trio reprit sa marche, passa de longues heures dans les plaines, sous les lumières de la nuit. Tantôt Jim s'alarmait d'apercevoir une silhouette, craignait que ce soit un loup ou un monstre qui tenterait de les attaquer – ce n'était jamais plus qu'un rocher. Tantôt Lina chantonnait, pour le plus grand plaisir de ses compagnons.

— C'est quoi ce qu'il y a là-bas ? demanda-t-elle toute excité.

Elle pointait du doigt une silhouette difforme à l'horizon.

— Bonne question, s'intéressa Jim. Helmut, tu n'as pas une longue-vue dans ton sac ?

— Non, mais ça m'a l'air d'une sorte de plateau rocheux avec un édifice au-dessus.

— Cooool, fit Lina. Autre chose à visiter après la mine.

Jim fit comme s'il n'avait rien entendu, alors que Helmut s'émerveillait de la diversité architecturale.

Bientôt, ils se retrouvèrent face à une imposante forêt, à l'orée titanesque. Les branchages s'élevaient jusqu'au plafond sous-terrain, se courbaient sous ses reliefs, le soutenait.

— T'as vu la taille de ces arbres ? s'exclama Jim.

— La forêt géante.

Alors, ils s'aventurèrent en son sein, la tête relevée vers la haute canopée. Les sous-bois étaient denses mais praticables, buissonneux et fleuris. Les éclats astraux étant couverts par les arbres, Helmut dû sortir sa lampe torche et guider ses compagnons de sa lumière.

Ils passèrent sous les courbures d'énormes et robustes racines qui s'étaient dressées à des mètres du sol. Ici, la nature montrait toute sa puissance. Et elle était gigantesque. Helmut eut un sourire invisible dans la pénombre ; ses parents auraient aimé se perdre ici, dans ses bois. Alors, il s'émerveillait pour trois : pour eux et pour lui.

— T'as vu ça ? Les troncs sont violets, fit remarquer Jim.

— Comme dans la forêt à côté de l'hôtel, ajouta la fillette sans paraître étonnée.

— Le rayonnement des étoiles ne traverse pas ces bois, continuait d'observer Jim. Mais l'herbe... même dans cette obscurité, on la voit plutôt bien ! C'est fou !

Helmut s'accroupit. Elle était légèrement fluorescente. Plus ils s'enfonçaient dans cette forêt, plus la canopée couvrait la lumière du ciel et plus la pelouse gagnait en luminosité.

— Le même phénomène que les fleurs près de l'hôtel... admira l'observateur. Et si les réponses aux énigmes que posaient l'hôtel se trouvaient ici ?

Jim hochait frénétiquement la tête.

— Tu étais persuadé qu'elles se trouvaient au second étage. Moi, je parie qu'elle se trouve dans ce monde, ricana-t-il. On verra qui de nous deux aura raison !

Helmut tira une grimace en se relevant.

— L'ascenseur se trouvait au second étage, donc le monde sous-terrain fait partie du second étage.

Jim secoua le doigt en signe de négation.

— T'as parié sur le second étage et moi sur le monde sous-terrain. Point !

— Qui vote pour qu'on arrête avec ses histoires de pari ? s'exclama Helmut, certain que Lina serait de son côté.

Aucune réponse. Un parfait silence. Anormal.

— Lina ! hurla Jim.

— Ne crie pas ! On ne sait pas ce qu'il a sous ces bois...

Jim ouvrit de grands yeux. Effectivement, ils n'en avaient aucune idée. Cette idée lui fit naître un regard nouveau sur cette forêt obscure, l'enchantement laissa place à la terreur.

— Ici ! s'exclama Helmut. Des traces de pas.

*

À quelques mètres de là, Lina s'aventurait plus profondément dans les sous-bois. La forêt devenait de plus en plus étroite autour d'elle. Je vais leur ramener plein de choses à manger ! Ils vont être contents ! pensait la fillette, pleine de joie. Elle avançait sans crainte, habituée à courir dans la cage sylvestre en pleine nuit. Ce n'était pas si différent, juste plus grand et plus sombre. Pourtant, sans source de lumière puissante, éclairée par le peu que filtrait les feuillages et par la pelouse lumineuse, elle se perdait.

Bientôt, la canopée se referma entièrement sur le ciel, la fluorescence de l'herbe ne suffit plus.

Une obscurité profonde avala Lina. Aveuglée, la fillette trébucha sur une pierre et tomba la tête la première. Inconsciente.

Derrière elle, son pas léger ne laissait aucune trace. Rien n'indiquait son passage. 

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