13. Dilemme
Laissons nos héros le temps de quelques lignes, pour retourner dans l'hôtel sans nom, perdu au milieu de nulle part, face à l'ascenseur doré.
Il n'était encore que 23 h 44.
Mathilda se releva dans un juron. Les portes venaient de se refermer sous son nez.
— Pourquoi as-tu fait ça ? hurla-t-elle.
— J'ai voulu les retenir... tu étais sur le passage, marmonna Bloup. Je n'ai pas fait exprès. Désolé...
— Mensonge !
Le patron s'agita dans une série de gestes maladroits. Il essaya d'abord d'épousseter celle qu'il avait fait tomber, puis passa ses mains derrière sa nuque, avant de les mettre dans ses poches pour les retirer aussitôt. Tout dans son comportement le trahissait.
— Tu es complètement fou, ma parole ! continuait de rager Mathilda, en appuyant frénétiquement sur le bouton pour appeler l'ascenseur. As-tu pensé à ce que nous fera la reine si elle apprend que des être-d'en-hauts se baladent dans son royaume, par notre faute ?
Bloup savait pertinemment, mais ce qui l'inquiétait le plus, c'était Lina. Si la souveraine apprenait son existence, sachant ce qu'elle représentait... Non, il valait mieux ne pas y penser...
— Merde ! jura-t-il.
— Hé ! Tu m'écoutes ?
— Tu n'as rien à craindre de la reine, tu es sa sœur. Elle ne te fera rien.
— Je sais bien qu'elle ne me fera rien, à moi... Mais si elle te tue, compte sur moi pour te faire revenir d'une manière ou d'une autre... Pour te retuer !
Elle en était capable.
— Arrête de t'acharner sur ce pauvre bouton, souffla le patron épuisé de la tournure des événements. Tu sais bien qu'il faut un certain temps pour descendre. On en a pour une bonne heure d'attente, la durée d'un aller-retour.
Mathilda se résigna. Elle se tourna vers Bloup, se mit à faire les cent pas autour de lui dans si étrange cliquetis métallique.
— J'aurais dû être accompagné de mes soldats. Si Mélina... Si la reine apprend que je suis partie sans eux... Quelle imbécile je fais !
Elle s'arrêta net, une expression grave sur le visage, rendue effrayante par la pénombre du couloir.
— Ils étaient trois. Tu ne m'en avais promis que deux. Qui était l'enfant ?
Bloup senti le sol se dérober sous ses pieds, il dû s'adosser au mur pour ne pas s'effondrer.
— Ne me mens pas ! ajouta-t-elle en agitant son doigt sous le menton du colosse.
— Je voulais l'offrir à la reine. Ce devait être un cadeau pour le bonheur et la protection qu'elle m'apporte. Sa mère a accouché ici même, quelques mois avant que tu ne viennes la chercher. Nous avons envoyé ses parents à Hamelin. La fille, je l'ai gardée, élevée comme on élèverait une enfant d'en bas.
Ce mensonge tissé sur l'instant ne le sauvait ni lui, ni Lina. Au contraire, il la mettait au-devant d'un plus grand danger. Un être-d'en-haut souffrirait plus au service de la reine que dans les sombres et humides tunnels de la mine.
Mathilda reprit sa marche, elle ne le croyait pas. Les mots « pour le bonheur et la protection qu'elle m'apporte » en parlant de la reine, n'étaient jamais sortis de la bouche de ce grand gaillard. Elle le connaissait et voyait bien qu'il lui mentait. Elle ne chercha pas à approfondir la question. Pas pour le moment.
— Il faut qu'on les retrouve avant que la reine n'en entende parler... Non, non. Si ma sœur apprend qu'on a essayé de lui mentir... Il vaut mieux la prévenir, s'excuser, songeait-elle. Nous pourrions demander de prendre la tête d'une unité pour les rechercher.
— Laisse-moi cette nuit, demanda le patron. Si au lever du soleil on ne les a pas attrapés, nous irons la voir. De toute façon, ils ne peuvent pas être bien loin. Nous les retrouverons au Village de Oudstal. Fais-moi confiance, s'il te plaît.
Mathilda prit quelques instants pour réfléchir. Elle passa sa tête par la fenêtre, se laissa caresser par la douce brise nocturne, si différente du monde d'en bas. Elle ne pouvait pas abandonner Bloup.
— Une soirée, exigea-t-elle en se retournant. Envoie une missive, demande cinq soldats sur mon ordre. On ferait mieux de les retrouver. Mort ou vif.
— Mort ?
— Si ma sœur apprend qu'ils sont à Hamelin, elle les exécutera. Si on les retrouve avant, on les enverra dans les carrières où ils se tueront à la tâche. Mort ou vif, c'est pareil.
*
L'ascenseur émit un tintement, signe de son retour à l'hôtel. Un silence de plomb régnait. Il perdura pendant la durée de la descente.
Quand Mathilda et Bloup arrivèrent dans le monde sous-terrain, à Hamelin, cinq soldats les attendaient en rang. Ils étaient vêtus d'une cuirasse d'ébène, où le sceau royal s'étendait fièrement. De cette armure pendait de longs pans de tissu marron – impossible de dire si c'étaient leur couleur d'origine ou un résidu de saleté. Une grande capuche noire couvrait leurs visages figés dans une expression de sérieux. La plupart étaient armées d'une lance, plantée dans le sol, et d'un court glaive rangé dans son fourreau. Un parmi eux, le plus frêle, certainement le moins âgé, n'avait pour seule arme qu'une arbalète.
C'étaient les bras armés de Mathilda, des pisteurs d'être-d'en-hauts, qui n'avaient jamais eu qu'à la suivre dans ses parties de chasse ou dans des interventions, limitées au royaume sousterrain.
Des pisteurs d'être-d'en-haut qui auraient dû accompagner leur maîtresse dans chacun de ses échanges à l'hôtel, mais qui ont toujours eu l'interdiction de poser ne serait-ce qu'un pied dans l'ascenseur, ordre de dame Mathilda.
En somme, des pisteurs d'être-d'en-haut, qui n'ont jamais pisté, ni même eu affaire à quiconque de la surface, mis à part Bloup. Des hommes et des femmes qui avaient faim de reconnaissance, qui attendaient depuis des années de faire leurs preuves. Chacun lui avait juré pleine obéissance. Mais restait plus fidèle à la reine.
L'un d'entre eux s'avança, posa un genou à terre, abaissa le tissu qui camouflait son visage dans l'ombre, dévoilant une courte chevelure blanche et un bouc hirsute.
— Dame Mathilda, articula-t-il solennellement.
— Commandant Günther.
— Les règles de bienséance ne voudraient pas que tu retires toi aussi ta capuche ? souffla Bloup, resté en retrait.
Mathilda ne releva pas, bien qu'elle eut envie de lui asséner quelques coups d'épée. Elle détestait toutes ces courbettes royales, pleine d'hypocrisie, et il le savait.
Bloup à ses côtés, elle fit quelques pas et prit la tête de ce qui devint un bloc compact de soldats. Tous avançaient d'un même pas. Elle expliquait la situation, en se gardant de révéler qu'elle et le colosse n'avaient pas réussi à arrêter les fuyards. Günther et les patrouilleurs ne pouvaient s'empêcher de voir ce duo d'un mauvais œil : un tel titan au côté d'une telle épéiste. C'était une des plus grandes préoccupations de la cour royale. Que se passerait-il si le patron de l'hôtel perdait les faveurs de la reine ? De quel côté se rangerait la sœur de la souveraine ? Personne n'était dupe quant à leur relation.
À peine la troupe eut-elle posé le pied au Village de Oudstal, qu'ils soufflèrent dans une corne. En un rien de temps, le hameau se réveilla. Ce son, les habitants le connaissaient, en dix minutes ils devaient tous être sortis de chez eux, ordre royal !
La troupe se positionna au centre du village, où Bloup et Mathilda se mirent en hauteur, au sommet des quelques marches qui surélevaient un puits. Devant eux, les soldats se mirent en rang, lance en avant.
— Tu comptes garder ta capuche pour t'adresser à ton peuple ? demanda le colosse.
Dans un sourire exagéré, plus contrarié qu'amusé, Mathilda abaissa sa capuche. Une cascade de cheveux ondulés, aussi sombre que son vêtement, contrastant avec son visage pâle, s'abattit sur ses épaules. Elle avait vingt-neuf ans et aucune ride ne s'était creusée. Elle passa une mèche derrière son oreille légèrement pointue. Son teint vira au rose.
— Une elfe, souffla Bloup dans un sourire admirateur.
Elle le lui renvoya en passant ses doigts sur son hélix. Cette caractéristique lui avait valu une tonne de moqueries lorsqu'elle était enfant, aujourd'hui elle n'échangerait cette différence pour rien au monde.
Trois patrouilleurs fouillaient les maisons, alors que les habitants étaient regroupés devant le puits.
— Nous sommes à la recherche d'être-d'en-hauts, en avez-vous vus ? demanda Mathilda.
Inaperçue dans la foule, la vieille dame qui avait, quelques heures plus tôt accueilli les fuyards, se pinça les lèvres. Elle resta muette.
— Ils sont forcément passés par ici. Vous savez ce que vous encourez si vous leur venez en aide.
Des murmures agitèrent l'assemblée. La vieille dame hésita. Devait-elle les trahir ? Serait-ce une trahison ? Elle ne leur avait rien promis. Elle connaissait pertinemment le risque qu'elle encourait. Elle l'avait déjà vécue. Le courroux royal ! Reine, mon cul ! pensa-t-elle. Saleté... Sa bouche resterait close. Pour Alinei, sa fille et son combat... Ce combat qui lui avait coûté la vie.
— Moi ! s'écria un quarantenaire dans l'assemblée.
Il leva la main pour être vu. Après que Bloup lui ait fait signe de s'approcher, il reprit.
— Je les ai vus ! C'était il y a quelques heures. Ils étaient trois, deux hommes et une enfant. Ils ont traversé le village et sont allés en direction de la forêt géante.
La vieille dame, le visage baissé, souffla. Personne ne savait qu'elle les avait fait entrer dans sa maison. Pourtant, quand elle releva les yeux et vit le regard plus qu'insistant du rapporteur, elle se sut découverte.
— Bien ! Merci à vous, salua Mathilda après avoir rabattu sa capuche.
Alors qu'elle s'apprêtait à se mettre en marche, Bloup l'arrêta.
— Ta petite sœur se trouve à la mine, non ?
— Exact.
— Alors envoie lui une missive, mets-la au courant de l'affaire, demande-lui de ne rien dire à la reine. Que si elle aperçoit ceux que nous recherchons, qu'elle les ramène au village.
— Tu me demandes d'attendre ici ?
— Oui. À quoi bon tous nous rendre dans la forêt, dans une zone si grande et aussi dangereuse, ils peuvent nous échapper facilement ! Avec un peu de chance, s'ils découvrent la mine sans rencontrer ta sœur, ils seront terrifiés et essaieront de remonter à la surface...
— Alors ils reviendront ici ! conclut Mathilda.
Bloup fronça les sourcils, une question lui brûlait les lèvres.
— Comment s'appelle ta sœur ?
— La reine ? Elle s'appelle Mélina... Et tu le sais.
— Non, ton autre sœur, ta petite sœur, celle de la mine.
Mathilda grommela.
— Imbécile. Elle ne veut pas qu'on parle d'elle quand elle n'est pas là, si tu veux le savoir, tu lui demanderas... si elle veut te rencontrer, un jour... Ce qui m'étonnerait... Enfin, ce n'est pas pour rien que tout le monde l'appelle le fantôme.
— Le fantôme... ricana Bloup. Si on lui a donné ce nom, c'est surtout parce qu'elle ne reste jamais en place. Jamais au même endroit plus de quelques jours, à tel point qu'on a l'impression qu'elle est à plusieurs lieux en même temps. Tu penses qu'elle pourrait nous trahir et prévenir la reine ?
— Je peux lui faire confiance.
*
Une grande tour en brique blanche, ponctuée par des mâchicoulis se dressait devant Bloup et Mathilda. Des roucoulements d'oiseaux s'élevaient. Il avait beau n'être là que depuis quelques secondes, tout ce bruit avait déjà réveillé une migraine au colosse. Sa compagne frappa à la porte en bois. Aucune réponse. Ils s'échangèrent un regard. Mathilda posa une main sur le manche de son épée. D'un signe de tête, ils s'indiquèrent être prêts. Bloup fit voler la palissade d'un puissant coup d'épaule.
Personne. Pas la moindre bougie allumée, pas de signe de lutte. Il souffla du nez.
— Alors il est juste sorti ? C'est nouveau ça ?
Mathilda haussa les épaules.
— Ce n'est pas moi qui vais aller le dénoncer. Je ne sais même pas comment il a fait pour tenir tout ce temps là-dedans, seul en plus.
— Seul ? On venait le voir souvent quand même.
Il frappa à une seconde porte, à droite de la première. Pas de réponse, personne n'ouvrit. Cette fois, il ne força pas l'ouverture. Ce qui se trouvait derrière lui était interdit d'accès.
Mathilda passa en revue la longue table arrondie qui était accolée au mur face à la porte. Avec un tabouret et l'étendard royal accroché juste au-dessus, c'étaient les seuls meubles de la pièce. Elle testa la solidité d'une échelle, qui donnait sur un second étage.
— Je préférerais mourir plutôt que devoir vivre là-dedans, songea-t-elle.
— Merci à notre reine... Notre bonne reine... fit Bloup ironiquement, en saisissant un papier vierge posé sur la table.
Quand il se retourna, sa compagne avait disparu. Il monta à son tour l'échelle, en priant, à chaque grincement, pour qu'elle ne se brise pas sous son poids.
Il se retrouva sur un sol rempli de plumes et de fientes d'oiseaux. Ce palier était légèrement éclairé par une ronde de petites bougies, placées dans un sillage mural. Juste au-dessus étaient alignés des nids d'oiseaux. Les volatiles roucoulèrent plus vigoureusement, heureux de voir de nouveaux visages, ou au contraire, pour les faire fuir.
— Fichues bestioles, jura Bloup. Ils ne peuvent pas fermer leur bec ?
Mathilda ouvrit un tonneau, en sortit une lanterne et une tige de bois. Elle l'embrasa contre un cierge pour allumer sa lampe. Elle fit le tour des nids, en lisant les plaquettes fixées juste en dessous : « Château, capital », « Mathilda, résidence capitale », « Prison, Village de Holm », « Reine Mélina, Résidence 2 ». Le colosse la regardait faire avec une fascination enfantine. Elle s'arrêta devant un écriteau où il était indiqué : « Mine, sœur 3 ». Une grimace de colère se dessina la crispa. La reine n'avait même pas pris la peine d'indiquer le prénom de leur benjamine. Elle posa la lanterne devant ce nid vide, balaya la fiente de sa cape et retourna au tonneau pour en sortir un papier et une tige taillé de charbon. Bloup avait délaissé l'observation de sa compagne pour le spectacle qu'offrait les pigeons au-dessus de lui. Ils virevoltaient dans tous les sens, faisant pleuvoir des plumes blanches et marron. Une rémige lui caressa le nez, elle se posa au creux de sa main.
— Bloup, tu vois l'aigle de ma so...
Elle n'eut pas le temps de finir sa phrase, que les roucoulements furent couverts par un hurlement de rapace. Un aigle se posa sur l'épaule du colosse. Il lui frotta la tête de son crâne emplumé.
Mathilda sourit, ça n'avait pas changé entre ces deux-là. Et étant donné la raison de leur proximité, elle ne voulait pas que ce soit le cas.
— Viens par là, murmura-t-elle en plaçant la lettre dans l'étui à la patte de l'oiseau.
Quand ce fut fait, elle l'attrapa et le posa sur un des mâchicoulis.
— Va !
Et dans un bruissement d'ailes, il s'en alla.
Bloup le regarda voler. Une pointe de nostalgie lui pinça le cœur. Il se remémora toutes ces nuits où il envoyait ce même messager porter ses lettres d'amours.
— Ça m'impressionne toujours de vous voir si proche.
— J'espère que ça va le faire, souffla le colosse dans un sourire.
Mathilda l'observait silencieusement. Elle hésitait à lui demander ce qu'il cachait, mais s'abstenait. Elle était persuadée que ça avait un lien avec leur passé.
Le passé, pensa-t-elle. Tout aurait pu être si différent.
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