12. Une Vieille Dame étrange
Helmut se saisit de sa lampe torche et, tout en reculant, l'alluma sur la porte où une silhouette commençait à s'agiter. Jim avait trouvé refuge dans son dos.
— À moi ! s'exclama une voix enrouée, surprise par la puissance du faisceau lumineux.
Aveuglée, une femme levait un bras sur son visage ridé. La lumière s'abaissa, son ricanement s'éleva. Elle s'approcha de la table derrière laquelle s'était cachée Lina. Le son d'une canne frappant le sol de pierre résonnait. Dans un mouvement tremblant, la maîtresse de maison glissa sa main sous le long morceau de tissu qui lui servait de cape, sortit une boîte d'allumettes et enflamma une chandelle.
— Il ne faut pas rentrer chez les gens comme ça, mes beaux, dit-elle, en allumant d'autres bougies un peu partout dans la pièce.
Helmut et Jim, silencieux et sur leurs gardes, s'approchèrent lentement de Lina. Bientôt, la pénombre fut conquise par une chaude lumière orangée, dévoilant un salon et une petite cuisine. Tous les meubles étaient faits de bois. La femme approcha, se dévoilant sous la lueur des mèches enflammées. Elle avait un visage rond, largement déformé par sa peau tombante et encadré par de longues boucles cendrées. Ses fines lèvres se levaient en un chaleureux et tendre sourire, rendu effrayant par l'absence de quelques dents. Elle lorgna les trois nouveaux venus. Son expression de gaieté disparue pour laisser place à de la surprise, puis à un air glacial.
— Vous venez d'en haut...
Aucune réponse.
— Asseyez-vous. N'ayez pas peur.
Aucune réaction.
— Vous craignez une vieille femme de mon âge ? se moqua-t-elle.
Dans un élan de courage, Jim tira une chaise, celle en face de Helmut. Le visage légèrement relevé, il fixait impérialement celle qui osait douter de sa bravoure.
— Tu comptes t'asseoir ? lui chuchota Helmut.
— Non, c'est pour toi que je l'ai poussée. Assieds-toi d'abord, répondit-il dans un murmure, sans détourner le regard.
Voyant l'hésitation de ses deux compagnons, Lina bondit sur la chaise. Surpris, Jim sursauta avant de lui lancer un regard noir, plein de reproches.
— Tu es courageuse, petite, souffla la vieille dame.
Jim s'assit à son tour, lentement et en prenant garde à ce qu'aucun piège ne lui soit tendu. Toujours debout, Helmut se mit en chasse d'un potentiel danger, discrètement, balaya du regard le salon. Il n'y avait personne d'autre qu'eux. À droite, un couloir lui faisait face, ce dernier était plongé dans l'obscurité. Il n'y vit rien, mais si un danger devait surgir, ce serait de ce côté-là. Sa lampe torche en main, il s'assit face à cette issue pour la surveiller. Il valait mieux être prudent, son expédition en forêt le lui avait appris.
— Enfin... Vous n'êtes pas des rapides, vous. Qu'est-ce que vous venez faire ici ?
— J'ai faim, se plaignit Lina avec lassitude, en battant ses pieds qui ne touchaient pas le sol.
La vieille dame alla chercher un petit panier débordant de viennoiseries dans la partie cuisine de la pièce, à côté de l'évier dépourvu de robinet. Elle le posa devant la fillette. Dès qu'il toucha la table, Lina se jeta dessus et ramena un croissant à sa bouche. Jim arrêta son mouvement avant qu'elle ne referme sa mâchoire dessus.
— Vous vivez sous terre, parlez notre langue, habitez dans un village étrangement construit. Qui me dit que vous ne tentez pas de nous empoisonner ? questionna-t-il, le visage serré dans un rictus qui se voulait menaçant.
— Il a un problème votre ami ? demanda l'hôte en se tournant vers Lina et Helmut. En quoi tes premiers arguments pourraient justifier que je veuille vous empoisonner ?
Comment paraître imposant après avoir sursauté deux fois devant elle ? s'inclina Jim avec dégoût.
Alors que Lina s'apprêtait enfin à entamer sa viennoiserie, ce fut Helmut qui l'arrêta.
— Prouvez nous que ce n'est pas empoisonné.
Après un soupir, l'hôte agacé prit un morceau de pain et le mâcha, en ouvrant de grands yeux. Et alors que tout semblait aller, elle se mit à tousser violemment jusqu'à s'effondrer sur la table. Lina reposa son croissant avec un air de dégoût.
— On ferait mieux de partir ! s'écria Jim, qui s'était déjà rapproché de la porte.
— Et la laisser là ? s'enquit son compagnon.
Un éclat de rire enrouée s'éleva, la vieille dame releva la tête. Jim sursauta de nouveau. Helmut soupira profondément en se laissant glisser sur sa chaise. Lina sourit, rassurée. Elle reprit sa viennoiserie et put enfin la manger.
— Je vous aime bien, vous êtes marrant... même si vous venez d'en haut.
— C'est pas réciproque, répondit instinctivement Jim, trop faiblement pour qu'il ne soit entendu.
— Mais un peu de sérieux, se calma l'hôte, qu'êtes-vous venu faire ici ? Où sont les soldats qui sont descendus avec vous ?
Le trio échangea un regard d'incompréhension.
— Pas de soldats ? comprit-elle. C'est bien la première fois que ça arrive.
— Quoi ? Comment ça des soldats ? s'impatienta Jim.
Helmut se releva pour observer le couloir obscur. Toujours rien. La vieille dame rejoignit ses doigts sous son menton, perdit son sourire. Ni joie, ni surprise, ni menace. Mais un sérieux à vous glacer le sang.
— Désolé de vous le dire de cette manière, mes enfants, mais vous êtes entré dans la gueule du loup. Vous serez bientôt morts.
— Dans la gueule du loup ? répéta Jim.
— Tous les six mois, notre bienfaisante reine reçoit deux ou trois être-d'en-hauts, comme vous...
Toujours les yeux rivés sur le couloir, Helmut tiqua à l'intonation qu'avait utilisée la vieille dame pour parler de sa reine. Il ne releva pas, ce devait simplement être lui qui s'étonnait qu'une monarchie était en place, ici, sous terre.
— Elle en fait quoi ? demanda-t-il.
L'hôte baissa les yeux et répondit d'une voix tremblante :
— Ils sont envoyés à la mine.
Jim et Helmut s'échangèrent un regard. Lina n'écoutait pas, obnubilé par un nouveau croissant.
— Et ils font quoi dans la mine ? demanda Jim.
— Ils travaillent jusqu'à... jusqu'à...
Helmut comprit. Il arrêta la vieille dame d'un signe de main, craignant d'apeurer Lina avec cette image. Les mineurs travaillaient jusqu'à leurs morts.
— Ici, les âmes soumises à la reine sont nombreuses, par conviction ou comme bien plus souvent, par obligation. Faites-vous discret, votre présence ici est une offense à son pouvoir. Qui sait ce qu'elle vous ferait si elle vous trouvait...
Jim, qui se tenait encore debout près de la porte d'entrée, dû se soutenir à un fauteuil pour ne pas tomber. Il avait vu juste, ce nouveau monde leur était hostile.
— Pourquoi ? Elle nous ferait quoi ? demanda Lina, armée de toute la naïveté d'une enfant de son âge.
La vieille dame ne sut répondre, elle agita simplement la tête en signe de négation, avant de répondre à la question qui brûlait aux lèvres de Jim et Helmut.
— Vous n'avez rien fait de mal, je le sais bien. Mais elle s'est toujours assurée de propager la crainte de la surface... La crainte et la haine.
— Alors pourquoi vous nous dites tout ça ? Vous ne nous craignez pas, vous ? s'exclama Jim en s'approchant. Qui nous dit que vous n'avez pas appelé cette reine et que vous attendez son arrivée ?
La vieille dame ne répondit pas, semblait absente. Son regard était posé sur Lina, qui cherchait dans le creux de ses mains ce qui pouvait expliquer qu'elle soit redoutée dans cet autre monde. La maîtresse de maison la lorgnait, la bouche légèrement ouverte. Sa fille aussi était blonde. Elle aurait été folle de joie de les voir là, eux, venus d'en haut.
Mais sa fille était morte.
L'hôte détourna son regard de cette nostalgie pour le poser sur Helmut qui éclairait le couloir avec sa lampe torche. L'hypothèse de son ami l'avait effrayé.
— Il reste encore quelques personnes qui ne sont pas soumises à son pouvoir... tenta-t-elle.
Silence.
— Vous êtes gentille ! lança Lina en se débarbouillant le visage, pour en enlever quelques miettes.
— Son sceau représente un aigle tenant une flûte, n'est-ce-pas ? s'enquit Helmut, après avoir jugé le couloir comme sûr.
— C'est gravé sur l'ascenseur et brodé sur l'étendard à l'entrée du village ! expliqua Jim.
— Exact, sourit la vieille dame. Son sceau est présent aux quatre coins d'Hamelin. On le voit tellement que certains pourraient vous donner le nombre de plumes de ce maudit rapace.
Son hyperbole la fit rire. Un ricanement de lassitude, de chagrin.
— Comprenez bien ceci, reprit-elle. Vous, être-d'en-hauts qui foulez librement ses terres, je crains que la reine vous réserve un destin pire que le travail acharné dans sa mine. Alors faites en sorte de ne pas être vu. Et ce n'est pas le seul problème, il y a aussi le groupe des omb... Non, oubliez.
— Le groupe des ombres ? répéta Helmut.
— Des assassins sans foi ni loi qui arpentent les routes et les villes. Ils vous tueraient n'importe qui, paraît-il. Et dans de terribles souffrances !
Jim déglutit bruyamment, cette fois, il s'assit sur le fauteuil pour ne pas finir par terre, tant la peur le rongeait. Il posa vivement une question, désireux de changer de sujet.
— Comment pourrait-elle deviner que nous venons de la surface, si vous n'en parlez à personne ? demanda-t-il les yeux plissés, l'air inquisiteur.
La vieille dame le fixa quelques instants avec une petite grimace.
— Vos vêtements. Ils ne ressemblent pas vraiment aux nôtres.
— Ici on ne porte que des capes délavées ? demanda Jim, fier de son pic.
— Tu commences à m'emmerder toi !
— Pas de gros mots, les arrêta Helmut en désignant Lina qui les regardait avec des yeux ronds d'amusement.
— Mais quelque chose m'échappe, fit Jim. Pourquoi nous aider ?
La vieille dame se renfrogna.
— Vous aider ? Je ne vous aide pas. Je ne vous offre pas le gîte. Je me contente de vous prévenir.
— Merci, dit simplement Helmut en invitant ses compagnons à se lever. Alors, nous y allons.
— Permettez-moi d'insister davantage. Vous serez chassés comme du gibier dès que la reine sera avertie de votre présence.
— Rassurant. On avait bien compris, souffla Jim.
— Et si vous cherchez de l'aide... N'en cherchez pas.
Alors que Jim et Lina sortirent de la maison, sous l'œil médusé de la vieille dame. Helmut regarda une dernière fois dans le couloir vide.
— Où se trouve cette mine ? demanda-t-il dans un murmure.
L'hôte hocha la tête et lui fit signe d'attendre. Elle s'engouffra dans la pénombre du couloir pour revenir quelques minutes plus tard avec une boussole.
— Plein sud-est à partir de ce village, indiqua-t-elle. Ce n'est pas compliqué, vous trouverez la forêt géante. La mine se trouve à l'intérieur.
— La forêt géante ?
— Vous comprendrez une fois arrivé devant.
— Pourquoi nous aider ? redemanda Helmut, espérant avoir plus de succès que son ami.
— Si vous pensez que je vous aide en vous dirigeant vers la mine, c'est que vous êtes un idiot fini.
Alors le trio se retrouva devant le pas de la porte. Ils regardèrent une dernière fois la femme, la maison. Puis ils se tournèrent vers la nuit et ce nouveau monde. Ils se remirent en route, sans vraiment savoir vers où.
— Qu'est-ce qu'elle t'a donné ? murmura Lina pour ne pas réveiller le village.
— Une boussole.
— Qu'est-ce que c'est ? demanda-t-elle encore.
— Je te montrerai comment on s'en sert.
— Et elle t'a aussi filé une carte ? s'enquit nonchalamment Jim.
Helmut fit non de la tête.
— Plein sud-est, il y a la mine. C'est là qu'on va. Pas besoin de carte.
Et alors que Lina suivait Helmut, Jim s'arrêta, bouche bée.
— Attend, tu ne vas quand même pas aller à la mine !
Helmut se tourna vers son ami, réajustant les sangles de son sac à dos.
— Si la reine nous cherche réellement, alors c'est le dernier endroit où elle le fera.
— Et si elle ne nous cherche pas ?
— Alors, il n'y aura personne dans la mine !
— Sérieusement, Helmut ? On risque nos vies, là ! On ferait mieux de retourner à l'ascenseur, on doit être là depuis plus de trente minutes ! Si on contourne le chemin par lequel on est descendu au village, on peut y retourner sans se retrouver nez-à-nez avec Bloup !
— C'est aussi risqué. La plaine est relativement dégagée, s'il nous voit, on fait quoi ? On se cache derrière un arbre ?
Jim ne sut quoi répondre.
— Qui vote pour qu'on aille à la mine ? demanda Helmut en se tournant vers Lina.
Cette dernière leva haut la main. Jim soupira.
— De toute façon, c'est encore plus une casse-cou que toi !
Les deux intrépides en soif d'aventure s'échangèrent un regard amusé.
— Ça va bien se passer, Jim ! le rassura Helmut, avant de se tourner vers Lina. Pas trop fatigué ?
Les sautillements d'excitation de la jeune fille firent office de réponse.
— Alors en route !
— Pas en route, non. On ne peut pas juste partir comme ça. T'as entendu ce qu'a dit la vieille dame qui, je l'admets, ne semble pas vraiment de confiance ? On risque notre peau en restant ici ! C'est pas un jeu !
Helmut repensa à ses paroles, à son insistance sur la cruauté de la reine à l'égard de ceux venus d'en haut. Autour de lui, les maisons inoffensives prirent une ampleur cruelle. Lequel de ces habitants dénoncerait leur présence ?
— On sort du village et on discute ensuite, d'accord ?
Jim acquiesça d'un signe de tête.
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