1. La forêt, des loups et un hôtel
Quelques mois auparavant.
Inspire. Il arma sa flèche. Expire. Il la décocha.
Les plumes sifflèrent jusqu'à ce que la pointe aille se ficher dans l'encolure d'un cerf. L'animal s'agita. Un second tir déclencha sa course ; il s'enfuit, laissant derrière lui une trainée de sang. Caché sous la capuche de son imperméable, Helmut partit à sa suite. Il savait ce qu'il faisait, son pas était sûr et discret. Il fit glisser son arc sur son épaule, sortit un couteau de chasse. Face à sa proie, aucune hésitation ne serait permise. Il ne faudrait pas la faire plus souffrir.
Du sang suintait sur les sous-bois et jusque sur les basses feuilles. Beaucoup de sang. Bientôt, un large et profond fossé se creusa, d'après les traces, le cerf l'avait sauté. Lui, n'y arriverait pas, la distance entre les deux bords était bien trop importante. Il longea cette impasse, jusqu'à ce qu'un enjambement suffise à franchir l'autre côté. Le temps était compté, il n'était pas le seul prédateur dans ces bois. Des carnivores, chasseurs experts, rôdaient et étaient capables de finir le travail.
À la bordure d'une clairière où les traces du gibier disparaissaient, Helmut se mit à genoux derrière un fourré. Son estomac déjà serré par la faim se contracta de colère. Une meute de loups se délectait du cerf qui aurait dû être son repas. Le jeune homme pesta entre ses dents. Il n'avait pas mangé de viande depuis plusieurs jours, sûrement plus d'une semaine. Pris d'une rage noire contre ses trop nombreux rivaux, il se saisit d'une pierre et se leva d'un bond. Les bêtes se tournèrent lentement en grognant, le poil hérissé, les crocs encore ensanglantés de cette venaison volée. Helmut se redressa droit comme un « I » devant cette vision d'horreur, sa pierre tomba. Il déglutit avant de s'armer d'un grand sourire.
- Je suis désolé ! dit-il d'une voix aussi mielleuse que possible.
Pris de panique, il leva une main en signe de salut, ou d'excuse, mais la baissa aussitôt. Pas de mouvement brusque, se souvenait-il.
- Bon, moi je vais vous laisser ! Profitez bien de ma vian... Enfin de votre viande.
Il recula lentement sans tourner le dos aux loups, les observant un à un. Ces gueules, il ne les oublierait pas. Remonté à bloc et suffisamment éloigné pour ne plus les craindre, il se promis de leur faire payer cet affront. Mais en attendant, une nouvelle fois, son repas ne se limiterait qu'à des baies et des fruits.
- S'ils pensent pouvoir voler Helmut Bergmann sans conséquence, ils se fourrent le doigt où je pense !
*
Les feuillages hurlaient sous les coups de l'épaisse pluie qui s'abattait sur la forêt. Helmut slalomait sous ces bois, il avait repéré un arbre suffisamment grand et robuste pour lui permettre d'y grimper, surplomber le monde sylvestre pour y trouver un abri. C'était une mauvaise idée, les trombes d'eau rendaient la cime glissante, il en avait conscience, mais était dépourvu d'alternative - aussi bas et dans cette brume humide, on n'y voyait rien. Le jeune homme atteignit les premières prises sans difficulté, ayant pris l'habitude de cet exercice après ses quasiment deux semaines en forêt. Mais alors même qu'il se félicitait de son agilité, une branche craqua sous son pied. Parvenant à se rattraper de justesse, il souffla, indemne, à la différence de son arc qui s'était brisé plus bas. Ça aurait pu être ma nuque ! relativisa le miraculé en continuant son ascension. Ne jamais douter. Ne jamais abandonner.
Après avoir repéré une caverne, il reprit sa course effrénée. Son grand imperméable noir battait au vent et sous sa capuche, ses cheveux bruns mi-longs collaient à son front humide de sueur. Il devait rejoindre la petite grotte et au plus vite. Froid et faim n'ont jamais fait bon ménage.
Helmut posa son sac de randonnée dans l'abri. Il reprenait son souffle.
- Foutue pluie ! jura-t-il les mains sur les hanches.
Il sortit une lampe torche et examina la grotte. Elle était peu profonde, s'étendait sur cinq mètres. Ne décelant aucun danger, il sortit quelques bouts de bois enveloppés dans du tissu fourré au fond de son sac, les disposa pêle-mêle et les embrasa.
L'abri se laissa envahir par les cliquetis pluvieux, les murmures éventés et les crépitements ardents, véritable orchestre naturel. Là était son monde, tranquille et magique. Allongé sur le dos auprès du feu, les yeux rivés sur le plafond de la cavité rocheuse, les bras derrière la tête, il savourait cet instant d'apaisement.
Helmut avait quitté son studio, de trop peu de mètre carré, pour prendre le grand air cet été. Passionné de nature et d'aventure, il avait décidé de partir en forêt pendant un mois pour y vivre comme les Premiers Hommes. Pour conquérir cet espace si féerique.
Les premiers jours de son périple, éclairés par un magnifique soleil, furent heureux. En bon passionné, il avait regardé une tonne de vidéo sur YouTube et écouté des centaines de podcast, ça lui avait permis de comprendre comment chasser, pêcher, traiter l'eau, survivre. Et puis, son père lui avait donné quelques clés, avant de... mourir. Depuis sa plus tendre enfance, il ne lisait que des livres sur les forêts, ses ressources et ses dangers. Il s'y était souvent perdu avec ses parents, ces vastes étendues verdoyantes avaient été leur terrain de jeu, leur bastion. C'était la première fois qu'il s'aventurait si profondément en elle, seul, qui plus est. Mais malgré ses dix-huit ans et la solitude, il ne craignait rien, ce milieu n'avait aucun secret pour lui ; et personne, aucun ami, ni famille ne l'attendait au-delà de ces arbres. Il était devenu chasseur parmi les chassés, proie parmi les chasseurs, animal parmi la végétation. En contre phase, mais toujours heureux.
La seconde semaine de son périple fut bien différente. Depuis deux jours, de sombres nuages avaient pointé le bout de leur nez et la pluie ne cessait de tomber. Helmut avait d'abord vu son moral vaciller, puis ses performances à la chasse s'effondrer, et avec elle, les repas et donc l'engendrement d'une inéluctable fatigue physique. Affligeante chute de dominos. Mais ces difficultés ne l'avaient pas mis à terre. Il devait finir sa baroude, pour lui. Pour eux, ses parents. Pour vous, papa et maman... pensa-t-il.
En cet instant, son petit nid rural de vingt mètres carrés, bruyant et délabré lui manquait.
Il se tourna sur le côté, sortit son téléphone d'une des poches extérieures de son sac de randonnée. Il tenta de l'allumer. Échec, batterie à plat. Forcément... Il sortit une fusée de détresse d'une autre poche et s'assura qu'elle n'était pas endommagée. Rien à signaler. La pluie tombait de plus en plus forte, commençant même, avec l'aide du vent à rentrer dans l'abri.
- Fais chier !
Helmut ferma les yeux, s'imagina dans son lit, au sec... il les rouvrit aussitôt. Ne surtout pas penser à rebrousser chemin. Quand on commence quelque chose, on le fait jusqu'au bout. C'était un des principes les plus importants que ses parents lui avaient enseignés. Il se releva et se tapota violemment les joues pour éloigner ses mauvaises pensées.
- Bon ! s'écria l'affligé pour se redonner du courage. Il y a des choses à faire, l'inventaire par exemple.
Il s'assit près de son sac et continua à parler pour lui-même.
- Alors déjà l'arc, je l'ai cassé. (Il fit une rature dans le vide) Ensuite, gourde, OK. Fronde, OK. Vête...
Il s'arrêta net, un sourire machiavélique sur les lèvres. Devant la grotte, un loup gris flairait quelque chose. Helmut prit sa fronde de fortune et y inséra une pierre. Cette bestiole faisait partie de la meute qui lui avait volé sa venaison, il en était sûr. La corde de l'arme se tendit, prête à frapper. L'animal ne le remarqua pas. Il y eut un temps de flottement. Que faire ? Le toucher avec suffisamment de précision lui aurait assuré une grande quantité de viande, certes âcre et iodé, mais comestible quand même. Par contre, s'il le ratait, un loup ou plusieurs, certainement une bande entière cachée dans les environs - un loup est rarement seul - se jetterait sur lui. Je t'assure que tu vas me rendre mon cerf, toi ! pensa fougueusement le tireur, aveuglé par la faim.
Soudainement, le sol s'affaissa légèrement sous l'animal, si légèrement que Helmut ne le remarqua pas. Le loup s'enfuit à vive allure, la queue entre les jambes et au même moment, le projectile tomba quelques mètres plus loin. Le jeune homme abaissa son arme avec une grimace. S'il avait eu son arc, sa cible aurait été abattue.
Il s'allongea, las de cet ultime échec, ferma les yeux. Son ventre gronda, lui aussi fatigué d'être ignoré. Comme compatissante à son épuisement, la nuit tomba. Helmut était réaliste, bientôt il devrait rebrousser chemin. Mais pour le moment, comme chaque soir depuis le début de son périple, un sourire illuminait ses lèvres. Son « lui enfant » devait être fier. Leur rêve était en train de se réaliser. Peu à peu, la forêt devenait son territoire. Elle s'ancrait toujours plus en lui et lui en elle.
*
Le loup accélérait de plus en plus, ses pattes émettaient des clapotements contre les flaques d'eau. Il n'avait pas vu ni sentit l'humain, tout son être était dirigé vers un danger plus grand, plus immédiat. Il lui avait échappé de justesse, l'avait senti remuer la terre, mais savait que ce prédateur le poursuivait encore, qu'il ne le laisserait pas s'en tirer. Tous ses sens étaient en alerte pour survivre. Inutile, sa mort était inéluctable, déjà sous lui. Il sauta entre des branchages anormalement étroits. Tailladé, l'animal se trouvait dans une partie de la forêt qu'il n'avait encore jamais vu, lui qui avait pourtant toujours vécu sous ces bois.
À bout de souffle, le loup ralentissait de plus en plus. Bientôt, il sentit une première secousse, puis une seconde. Le sol s'effrita sur un rayon de trois mètres, des dents jaunes, projetées par une masse de chair obscure apparurent dans la terre et se refermèrent sur l'animal épuisé. Une fois sa proie avalée, la bouche charnue replongea, ne laissant derrière elle qu'un trou béant.
*
Helmut se leva quelques minutes avant le soleil. Il sortit de sa grotte sous les gargouillements de son plus grand ennemi, son ventre vide. La pluie avait cessé, mais l'air était encore humide et le sol imbibé d'eau. Il reprit sa marche quotidienne à la recherche de fruits ou de ressources que pouvait lui apporter la forêt.
Sur le sol boueux, il reconnut des traces, quatre marques ovales au-dessus d'une sorte de cercle déformé. C'étaient les empreintes du loup. Il hésita un instant, mais les appels de son estomac mêlés à l'échec de la veille eurent raison de lui. Il se pencha, le dos courbé, sa fronde et un caillou dans les mains, il se mit en marche, évitant tout ce qui auraient pu faire le moindre bruit. Il agissait comme si sa proie était à portée. Il se sentait comme un chasseur-cueilleur, se nourrissant de ses propres prises, sans abuser des ressources mises à disposition. Cette idée l'amusa.
Les yeux rivés au sol, obnubilé par la piste, il ne remarqua pas que l'orée d'une nouvelle forêt s'élevait. Il se cogna contre un tronc et tomba sur les fesses. Devant lui, les arbres se resserraient de plus en plus, les feuillages et les sous-bois créaient un rideau verdoyant. Une intimité opaque. Ce qui se passait dans cette partie de la forêt restait caché à ceux qui n'osaient s'y aventurer. Helmut se releva doucement, la bouche grande ouverte, épousseta ses vêtements sans lâcher des yeux la cage naturelle qui se dressait devant lui. Il regarda au sol, le loup avait continué entre ses denses branchages. Il savait que le suivre était une mauvaise idée, que cette partie de la forêt ne lui était pas dédiée, à lui qui venait de la ville, lui qui avait vécu des éléments volés à cette même nature. Pourtant, une excitation infinie l'embrasait. La faim ne faisait plus loi en lui, seule la joie était reine. C'était là tout l'intérêt de cette expédition, il cherchait quelque chose d'enchanteur sous ces bois. Il voulait retrouver ce qui faisait son âme d'enfant, sa naïveté perdue, ses rêves et son imaginaire.
Helmut recula de quelques pas, admiratif de cette merveille naturelle, se retourna pour la comparer à la forêt qu'il avait jusqu'à présent foulée. Les chênes qui lui avaient si souvent tenu compagnie se dressaient face à de hauts sapins et de tout aussi hauts et robustes pins, boulots et hêtres, qui lui était inconnu. C'était l'orée d'un nouveau monde ! Alors, il se courba de nouveau vers les traces de sa proie et entra dans cette nouvelle forêt en prédateur.
Sans savoir qu'ici, il deviendrait une proie.
Il eut du mal à passer la première couche de branchages, elles lui lacérèrent le visage et les bras. Quand il eut raison de ce rideau végétal, il était en sang, comme un nouveau-né. Il ne pleura pas, ni ne grimaça. Il souriait comme un imbécile.
Les arbres avaient repris une disposition normale et praticable, quoiqu'ici les troncs semblaient différents, tournant vers le violet. La canopée laissait passer par son feuillage, désormais clairsemé, une légère lumière vaguant sur le sol au rythme du vent. À droite, un ruisseau s'arrêtait juste avant les branchages quasi-compacts, délimitant cet endroit merveilleux. Il s'y approcha lentement, sous la mélodie des oiseaux. L'eau y était d'un bleu turquoise. Le jeune homme se nettoya grossièrement le visage et les plaies. Sa gourde était à demi vidée, il hésita à la remplir mais s'abstint ; il lui faudrait s'arrêter pendant un certain temps pour la filtrer - bien qu'elle fût claire, connaissant les risques encourus en buvant de l'eau contaminée, Helmut préférait rester prudent.
Finalement, secoué par la faim, il se remit en chemin à la suite des traces. Quelques mètres plus loin, sa poursuite fut de nouveau interrompue. Devant lui, le sol laissait place à un trou béant et profond, au-delà il n'y avait plus aucunes empreintes.
- Dites-moi que je rêve ! s'écria-t-il perdu entre la stupeur et le désarroi.
Il se laissa tomber contre un arbre. Une nouvelle fois, il ne mangerait pas de viande. Là, des vertiges le secouèrent. Son ventre ne gargouillait plus, mais son estomac lui faisait affreusement mal, s'était venu subitement et ça l'étreignait puissamment. Il ferma les yeux, ses forces le quittaient encore un peu plus. Il contractait ses paupières intensément, comme si ça pouvait faire disparaître la douleur. Ça ne marcha pas. Depuis combien de temps n'avait-il pas réellement mangé ? Il l'ignorait. Combien de kilos avait-il perdu ? Il ne voulait pas le savoir... Ce qui était sûr, c'est que s'il ne mangeait pas dans les prochains jours, peut-être même les prochaines heures, la mort viendrait le prendre. Il devait rebrousser chemin, trouver une clairière, allumer sa fusée de détresse et espérer que quelqu'un la voie.
Helmut délaissa rapidement cette pensée et leva les yeux vers les hauts feuillages. Il y était parvenu... Il avait trouvé un lieu comme ceux des contes pour enfants. Ces arbres, ces fleurs, ces couleurs, ces chants, ces odeurs. Cette forêt avait un quelque chose d'enchanteur.
Il rit à gorge déployée. Seul le chant des oiseaux lui répondit. Puis le vent. Et enfin, le silence. Les yeux fermés, il se laissa glisser jusque dans la pelouse.
Finalement, pas encore mort, le jeune homme se releva avec peine, obligé de se soutenir pour marcher tant son estomac le faisait souffrir, et se mit en quête de quelques fruits. Il devait forcément avoir de quoi manger dans cette forêt. Il chercha dans les buissons, sur les arbres, près du ruisseau. Il ne trouva que de petites baies.
Il s'était éloigné du trou béant, s'était perdu dans ces bois calmes, coupés du monde. Il but pour tromper sa faim. Inutile. Son estomac ne se laissait plus abuser. Helmut s'assit, à bout. Cette forêt sera mon tombeau. Étonnamment, cette idée lui plut. Depuis qu'il était rentré dans ces bois, malgré la douleur et la faim, son sourire n'avait décru sur son visage.
Une voix lointaine le fit se lever d'un bond. Une voix humaine. Armé des dernières forces qui lui restaient, il se dirigea vers elle.
Appuyé contre un arbre, Helmut entrevoyait une immense clairière, au milieu de laquelle trônait un grand bâtiment en pierre blanche, élevé sur une dizaine de mètres, coiffé d'un toit en bois. Tâche humaine parmi ce monde verdoyant. Au-dessus de la porte d'entrée, surélevé par un escalier de marbre, une pancarte indiquait : « Hôtel », simplement hôtel, sans informations complémentaires, sans nom. Il se frotta les yeux, croyant d'abord à un rêve ou à une hallucination. Mais il avait beau se pincer, le bâtiment restait là.
Sans penser au conte d'Hansel et Gretel, à la maison faite en friandise dans la forêt, à l'hôte qui tente de manger ses invités ; il tira l'épaisse et lourde porte.
Un homme trapu, de dos, en costard rouge se tenait au milieu d'une grande salle. Il baignait dans la lumière filtrée par d'énormes carreaux. Quand la lourde porte se ferma dans un son feutré, il se retourna, un large et chaleureux sourire aux lèvres. Traversant la pièce les bras écartés, il articula clairement d'une voix puissante, résonnante contre les murs de pierre :
-Ho ! M'sieur Fischer ! Vous êtes plus qu'attendu !
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