La caisse
Dedilus Gutenberg acheta ce matin, comme tous les matins, un bagel.
Le fait qu'il ait un prénom latin et un nom allemand ne le privait pas de ces simples plaisirs de la vie; telle que la nourriture, qui prenait une place importante dans beaucoup de sociétés. Parce qu'avouons-le, les bagels étaient plutôt bons. Par ailleurs, ceux que mettait en vente Houston Murphy étaient divins.
C'était en partie pour cela que Dedilus Gutenberg se rendait chaque matin chez Houston Murphy. C'était même (peut-être) la raison principale. La deuxième raison, et pas des moindres, c'était bien sûr pour voir l'objet de son désir depuis maintenant des années.
Oui, Dedilus avait toujours été, en plus d'un grand patient (avoir un nom pareil lui avait enseigné cette vertu avant même qu'il ne sache lire), quelqu'un de très timide. Il se contentait de regarder tous les jours celle qu'il aimait sans pouvoir faire autrement que d'espérer qu'elle le remarque.
Mais sa dulcinée restait toujours de marbre; elle ne semblait s'intéresser à personne, et surtout pas à lui. Dedilus se demandait parfois quelle vie elle menait hors de cette boutique de bagel miteuse (mais aux produits très bons, il fallait le reconnaître). Il s'interrogeait sur ses possibles passions, loisirs, goûts... Il devait le reconnaître, il ne savait pas grand chose de l'élue de son coeur (il ne savait rien du tout à dire vrai, mais il ne voulait l'avouer pour rien au monde). Il évitait d'ailleurs de penser à un éventuel conjoint ou mari, (ou femme d'ailleurs) qui ne lui laisserait alors plus aucune chance.
Parce qu'il était vrai que Dedilus n'était pas le plus bel homme que la Terre ait porté. Il n'était pas grand, pas athlétique, pas bronzé, pas musclé. En revanche il était trapu, pâle, myope et chétif.
Il y avait pire, c'était certain; son frère déjà, qui lui ressemblait trait pour trait mis à part le fait qu'il était d'une obésité maladive (c'était le préféré de leur mère et elle le servait toujours plus que Dedilus, qui l'avait mal vécu un moment mais qui au final en remerciait sa mère quand il voyait la montagne que ce cher Frigilus était devenue).
Mais, même Frigilus Gutenberg avait réussi à trouver épouse, en la charmante personne de Mafalda Riton. Une belle-soeur tout-à-fait détestable aux yeux de Dedilus, mais qui avait le mérite d'occuper son frère qui n'insistait plus pour l'emmener voir les matches de foot avec lui.
De plus, quand Dedilus voyait que même son frère avait réussi à trouver quelqu'un, il évitait de désespérer. Non, il était sûr et certain que sa belle finirait par le remarquer, voir ses qualités qui étaient certes cachées, mais présentes, se rendre compte qu'il l'attendait ( depuis des années, si c'était pas de l'amour ça, franchement).
Mais après tout ce temps, et malgré ses belles résolutions romantiques, Dedilus Gutenberg commençait à trouver le temps long. Il entamait sa quarante deuxième années et sa volonté de se poser, trouver quelqu'un de bien et peut-être même fonder une famille, grandissait de jour en jour.
Ainsi, quand il regarda sa bien-aimée ce matin là, son regard se teinta d'une témérité qui n'avait jamais paru dans ses yeux auparavant. Et en quittant Houston Murphy, quelques secondes plus tard, il prit la décision la plus difficile et la plus spectaculaire de toutes ses décisions, et ce n'était pas rien. En effet, il avait décidé que le lendemain, au lieu d'acheter son bagel quotidien, il tenterait de parler à l'élue de son coeur. Et il ne comptait pas essuyer un refus.
Le lendemain donc, Dedilus se leva tôt, plus que d'habitude. Il mit du temps à se préparer, il voulait que tout soit parfait et que ce jour reste gravé dans son esprit fragile comme s'il avait été marqué au fer blanc (ou au fer rouge, il ne se rappelait plus de l'expression exacte).
Vêtu de son plus beau costume, il sortit de son appartement, descendit les escaliers de son vieil immeuble et sortit dans la rue d'une pas qui se voulait assuré (mais qui ne l'était pas, son charisme étant de la taille d'un foetus de brebis à une semaine de gestation).
La boutique apparût bientôt en face de lui. Son insigne vert et or était familière, tout comme la silhouette de Houston Murphy derrière le comptoir, regardant la rue avec nostalgie.
Dedilus regarda sa bien-aimée, et il sentit son cœur chauffer doucement. Il l'aimait tellement, il ne voulait plus attendre. Il inspira pour se donner le courage qu'il n'avait pas.
Son pas devint moins gracieux au fur et à mesure qu'il s'approchait, mais il ne faiblit pas et il fut bientôt devant le comptoir. Elle ne l'avait pas encore remarqué, comme d'habitude. Il sourit et commença:
"Bonjour, je m'appelle Dedilus Gutenberg. Vous ne l'avez peut-être pas remarqué, mais je viens ici tous les jours"
Maladroitement, il sourit. Houston Murphy le regarda avec étonnement et eut un mouvement de recul.
"Je vous trouve très jolie et j'aimerais savoir s'il y avait la possibilité de vous connaître un peu mieux?"
La consternation pris le pas sur la surprise dans le regard de la vendeuse.
"Non, mais ça va pas? Partez d'ici monsieur, et allez vous faire soigner !"
Dedilus voulut insister, mais d'une nature couarde (et son physique ne pouvant rivaliser avec la masse qu'était Houston Murphy), il se vit contraint de battre en retraite, avec un dernier regard énamouré à sa belle.
"Et ne revenez plus ! lui cria-t-elle en secouant la tête. Pauvre fou, ajouta-t-elle plus bas".
Elle regarda la caisse enregistreuse, trônant sur le comptoir, et se demanda de quelle maladie souffrait l'homme. Parce qu'elle en avait connu des gens étranges, Murphy, mais jamais, au grand jamais, quelqu'un n'avait dragué sa caisse enregistreuse.
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