Prologue.

   DE VERITABLES amis, on en avait peu. Des personnes là pour nous, de notre plus petite enfance à nos plus vieux jours, il n'y en avait pas - sauf dans le cas d'un siamois ou d'une poignée de malchanceux.

La véritable chose qui évoluait avec nous et qui portait un autre nom que solitude, c'était la musique. La musique était toujours là pour nous.

   J'avais longtemps rêvé de jouer d'un instrument sans jamais oser en parler à ma mère. Mais là, c'était le grand jour : j'allais attraper un tract et lui soumettre l'idée. J'allais enfin oser.

   Alors que je rentrais dans le bâtiment, regardant de tout côté, m'habituant à cette future maison, je croisais un élève en train de discuter avec son prof. Il y avait des trous dans ses chaussures, des revers à son jean et des pin's sur sa veste. Il portait un étui de guitare sur le dos et tenait une posture négligente.

   Les épaules basses, la jambe pliée, la tête penchée sur le côté et le regard un peu ennuyé.

   "Tu es talentueux, tu le sais, ça ? s'entêtait le prof.

   - Le talent c'est pas une excuse pour faire un groupe. J'ai pas d'amis, tu veux que je le crée comment ton groupe ?

   - Tu pourrais t'en faire.

   - Pas envie. Y'a personne de sympa dans le cours.

   - Tu m'énerves, Benjamin."

   Le garçon eut un sourire en coin.

   "Je sais. Mais j'ai du talent, c'est pour ça que tu me gardes."

   Il croisa mon regard et paru surpris, avant de me décocher un petit sourire.

   "Oui ? demanda le professeur à mon intention.

   - Je...est-ce que vous avez des prospectus ? C'est pour en parler à ma mère mais elle n'a pas pu venir et...

   - Benjamin, va lui montrer."

   Le garçon leva les yeux au ciel, salua vaguement son professeur avant de m'indiquer d'un signe de tête de le suivre.

   "Tu veux t'inscrire ? me demanda-t-il en me tendant un dépliant.

   - Si possible.

   - Mauvaise idée, les gens de ce cours sont atrocement ennuyeux. Même moi je suis atrocement ennuyeux. Prend une autre école.

   - C'est la seule école de musique.

   - Ah bon ? Sérieux ?"

   Je rangeais le dépliant dans ma sacoche en prenant soin d'ignorer sa remarque ironique.

   "De toute façon, ma mère voudra jamais que je m'inscrive.

   - Dis lui que c'est pour expulser toute la rage que tu as en toi et que ça te permettra de te canaliser, et qu'en plus c'est à cause de toute cette agitation dans ta tête que t'y arrives pas en cours. Ca a marché pour moi.

   - Pas pour moi."

   Il haussa un sourcil.

   "Ah ouais ? Et pourquoi ? T'as genre, aucune rage ? Impossible. On est tous un peu en colère des fois, va pas me faire croire que t'as jamais haussé le ton de ta vie.

   - Pas sur ma mère. Elle dit que je devrais devenir prof de yoga.

   - T'as jamais joué à Animal Crossing ou quoi ?"

   Je manquais éclater de rire face à la question.

   "Bien sûr que si.

   - Alors Ciboulot. Il te dit que si tu gardes tout pour toi tu vas exploser comme une bouteille de soda. Tu vas finir en bulles séchées de coca zéro. Tu peux être la prof de yoga la plus zen du monde mariée au Dalaï Lama et constamment défoncée, je pense que tu finiras toujours par t'énerver. "

   Il avait affirmé ça en plantant ses yeux bruns dans les miens.

   "Bien sûr que oui je m'énerve. Juste pas devant ma mère.

   - Laisse moi deviner, je t'énerve, là ?

   - Un peu."

   Il se mit à me sourire, comme un sale gosse content d'avoir soulevé un problème.

   "C'est bien la colère, ça te fait remonter la paix.

   - Super Baudelaire, mais je dois y aller. Ma mère m'attend.

   - On a cours vendredi, tu viendras t'inscrire dans l'après-midi ?

   - Pourquoi ?

   - Parce que t'as l'air moins chiante que les autres, si y'a une personne avec qui je veux traîner c'est toi."

   Il me tendit la main avec un sourire en coin, l'air sûr de lui.

    "Benjamin.

   - Astrée.

   - C'est ton vrai prénom ou c'est un pseudo ?

   - Mon vrai.

   - C'est trop classe, tu pourrais carrément faire un nom de groupe autour de ça. Bref, désolé, mon pote m'attend, je vais devoir te laisser avec ton prénom divin."

   Il tourna le dos et s'en alla d'un pas rapide pendant que je le suivis sans comprendre pourquoi il avait qualifié mon prénom de divin.

   Un grand blond aux yeux clairs l'attendait dehors, une fine cigarette roulée entre les lèvres. Je le connaissais de nom, parce qu'ici, on connaissait la moitié des adolescents de la ville. Et je me demandais qu'est-ce qu'un séducteur comme Anthony Angelin pouvait faire avec ce Benjamin à peine mignon.

   Lorsque je rentrais chez moi, je déposais innocemment le prospectus sur la table du salon à côté de mon récent sept sur dix en maths - en espérant faire pencher la balance de mon côté.

   Je me lavais la main et commençais la préparation du repas de ce soir. Ma mère rentrait tard de l'hôpital, la plupart du temps. Ce soir là ne devait pas déroger à la règle. En attendant que le repas cuise, je donnais quelques bouts de gras à Stup, qui aboya joyeusement pour me remercier.

   "T'as le poil de plus en plus terne, est-ce que t'es malade, Stup ? demandais-je, à genoux pour gratter son cou."

    J'eus juré qu'il avait pris un air triste.

J'allais lancer un épisode de ma série lorsque ma mère rentra, dans un brouhaha de clés, de sac posé, de manteau enlevé, de chaussures frottées, de soupirs articulés.

Nous mangeâmes en silence, elle devait avoir eu une de ces dures journées où un gamin avait été trouvé leucémique ou autres horreurs.

Je fis la vaisselle en silence lorsqu'elle s'approcha de moi, infestant l'hôpital. Je frottais ardemment la casserole aux pâtes froides collées au fond lorsqu'elle me montra le prospectus coloré.

« C'est donc ça, ta nouvelle lubie ? Après la natation, l'école de dessin et le théâtre ? Tu veux faire de la musique ?

— Oui, fis-je doucement.

— Tu sais combien ça coûte ? Et puis, tu sais pas jouer...et commencer à cet âge là c'est pas raisonnable. T'as vu ta moyenne en physiques ? T'es passée en S de justesse.

— Je sais mais...»

Qu'est-ce qu'il avait dit d'idiot, déjà ?

« C'est à cause de toute cette tempête d'idées dans ma tête que j'arrive pas à me concentrer. Il faut que je fasse une activité pour me canaliser. J'aurais de meilleures notes.

— Viens avec moi au yoga, tu te canaliseras encore mieux. »

Les méthodes n'étaient pas les mêmes pour tout le monde.

« Maman, s'il te plaît...

— C'est non. »

Elle m'aida dans la vaisselle sans dire un mot de plus. Et je n'osais rien ajouter.

« Y'a encore cette gamine qui a tenté de se suicider. Elle vient nous rendre visite. Elle m'a apporté des chocolats.

— Juliette ?

— Personne ne se souvient plus d'elle. C'est fou comme les mauvaises nouvelles s'oublient vite tant on s'en bourre le crâne. »

Pourtant, je me souvenais de cette fille aux cheveux si blonds qu'on les aurait cru d'argent, en pleurs dans le hall de l'hôpital pendant que j'attendais ma mère. Elle avait les bras rouges et se grattait, grattait, jusqu'au sang.

« Du coup, tu en veux un ? demanda ma mère en me tendant la boîte. »

Je piochais un praliné noisette en la laissant m'embrasser le crâne.

Ma mère était juste protectrice.

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