22; une patate et un beau-père.
LE JOUR de Noël était arrivé le lendemain. J'avais pris sur moi pour ne pas broyer du noir, histoire que ma mère ne me pose pas de questions. Noël se passait chez nous pour la simple et bonne raison que ma mère n'avait pas de vacances cette semaine.
Alors il y avait mes grands parents, mon oncle, ma tante et mon grand cousin. C'était une atmosphère que j'appréciais ; sans conflit.
J'avais décidé de faire passer un bon Noël à ma famille et soigné un maximum l'emballage de mes cadeaux, même si le contenu n'était sûrement pas au beau fixe.
Ma mère était de bonne humeur le vingt-quatre au matin. Elle s'était levée avec un sourire aux lèvres, allumé des bougies et le four par la même occasion, me demandant mon aide pour les préparatifs.
Nous avions toutes deux noué des tabliers par dessus nos gros pulls, attachés nos cheveux en chignon et elle dirigeait les commandes, son gros livre de cuisine ouvert sur la table de la cuisine.
Elle avait même tourné la musique et nous discutions, des musiques joyeuses en fond.
"Et sinon, demanda-t-elle innocemment, tu sais si Olivier voit sa famille pendant ces vacances ?
- Euh... sûrement.
- Comment ça, sûrement ?"
Je me concentrais sur la pelure de pomme de terre pour éviter de me saborder le doigt avec l'éplucheur. La brûlure dans mon coeur se manifesta un peu.
"On a rompu, avant-hier.
- Oh..."
Ma mère abandonna toute activité et posa une main réconfortante sur mon épaule.
"Je suis désolée, ma puce. Et moi je te demande de m'aider alors que tu as le coeur brisé, je suis une mauvaise maman.
- C'est pas grave, ça m'occupe.
- Tu voudras que je passe te prendre une quiche chez le traiteur ce midi ?"
Elle savait bien que j'aimais beaucoup les quiches du traiteur mais qu'il était assez loin et que, comme la majorité des traiteurs, les prix étaient élevés, alors nous n'en prenions pas souvent.
"Non, c'est Noël, la queue va être énorme.
- Donc tu vas me laisser sans rien faire et après dire à tes grands-parents que je suis une mauvaise mère qui s'occupe mal de toi, j'ai compris ton plan Astrée."
Elle me pinça le nez et réussit à m'arracher un rire, avant de retourner à ses préparatifs.
"Tu sais, tu devrais en parler à ton oncle, c'est lui qui m'a réconforté à chacune de mes ruptures.
- Je le vois deux fois par an, si tu me vois me confier à lui c'est que la moitié de la planète est morte et qu'il n'y a plus que mes ennemis debout.
- Ca te fait beaucoup d'ennemis, constata ma mère avec un sourire taquin."
Mais elle savait ce que je voulais dire, et c'était le plus important.
Nous continuâmes à parler, de choses légères, des derniers films que nous avions vus, de ma sortie avec Giselle, de Cynthia et Maia que je ne parvenais pas trop à cerner - un coup elles semblaient m'apprécier, un autre elles semblaient carrément distantes. Des cours, de Raphaëlle, de Déotile, de la réaction d'Olivier à la rupture. Ca me faisait du bien de me confier à ma mère, qui était assez réputée dans l'hôpital pour sa douceur, sa gentillesse.
Raphaëlle m'avait dit ça, pendant qu'elle grignotait le même bout de pain depuis dix minutes.
"Elle est cool ta mère, tu dois être contente de l'avoir, non ? J'aurais bien aimé avoir une mère comme elle.
- Oui, ça va.
- Tu sais, tu lui ressembles un peu. Physiquement. Vous avez les mêmes cheveux et la même mâchoire."
C'était un compliment parce que ma mère était une belle femme, je savais le voir.
"Tu devrais mettre du rouge à lèvres, me conseilla Raphaëlle en roulant un petit bout de mie entre ses doigts. Du rouge. Ca t'irait bien.
- Je sais pas, j'ai pas l'habitude d'en mettre.
- Tu devrais essayer, pour les fêtes."
Je lui adressais un sourire alors qu'elle avait le nez planté dans le ciel gris de l'hiver.
Je voulais lui demander une promesse en retour. Du style "d'accord, je mettrais ce rouge à lèvres. En échange, tu fais attention à toi, s'il te plaît. Tu manges, pas beaucoup, mais tu manges. Tu souris à ta famille, tu essayes de retrouver une joie de vivre, même si c'est pas facile, d'accord, ça prend du temps, mais essaye, s'il te plaît, et en échange je mettrais ce rouge à lèvres."
Peut-être que j'aurais du lui dire. Mais j'avais trouvé cette remarque déplacée.
Alors j'avais souri à Raphaëlle et je lui avais dis "d'accord, j'essayerais, mais si on me dit 'qu'est-ce que tu ressembles à ta mère!' c'est ta faute."
"Est-ce que ce serait vraiment une critique, de te dire ça ?"
Pour quelqu'un que je ne connaissais pas tant, elle arrivait à lire en moi. Un peu trop à mon goût. Je me sentais vulnérable, alerte.
Mais elle aussi devait se sentir comme ça. Dans sa blouse d'hôpital légère, dans ses pulls trop grands pour son corps maigre, avec les manches qui glissaient le long de ses poignets qu'elle enveloppait constamment de bandages pour cacher ses cicatrices. Avec ses yeux si cernés qu'on croyait qu'elle n'avait jamais connu le sommeil, sa peau terne, son regard sans soleil, ses joues creuses, ses ongles rongés, sa vulnérabilité, son épuisement.
Repenser à Raphaëlle me serrait le coeur. Nous n'avions pas parlé de ses difficultés à manger, mais je voyais bien la manière dont elle regardait la nourriture, comment elle considérait les bouts de pains, la nourriture que je lui ramenais parfois dans les poches de mon manteau. Elle se forçait, mais parfois, c'était plus fort qu'elle.
Et je n'osais pas imaginer un repas dans ces conditions. Un repas de Noël, avec l'abondance de nourriture qui allait avec.
Je savais qu'elle était rentrée chez elle, et ça me faisait plaisir pour elle. Ca voulait dire qu'elle allait mieux.
"Tu sais, fit ma mère après avoir pris une grande inspiration. J'ai quelque chose à te dire. Je voulais le dire à tout le monde ce soir, mais je pense que c'est mieux que tu le saches avant.
- De quoi ?"
Elle interrompit ses activités et planta ses yeux noisettes dans les miens. C'était une des seules manières de nous différencier peut-être, parce que j'avais hérité du joli vert de mon père, du vert un peu gris un peu passé mais du vert quand même, alors que ma mère n'avait que de banaux yeux noisettes mais ça ne l'empêchait pas d'être belle.
J'avais peur de ce qu'elle pouvait me dire.
J'avais peur, je le sentais parce que je n'arrivais plus à respirer comme avant qu'elle m'ai dit qu'elle voulait me parler d'un truc, et que je me concentrais dans des détails futiles comme si c'était une bouclier à ce qu'elle pouvait me dire.
"Tu es adoptée" "je suis lesbienne et je vous présente l'amour de ma vie, Carole" "j'ai un cancer" "il ne me reste plus que trois mois à vivre" "j'ai caché mon héritage sur une île je vous laisse cette carte et le premier qui trouve le trésor gagne tout" "je pars vivre au Japon"...
Finalement, après ce qui me sembla être une éternité, elle m'annonça d'une voix qui se voulait claire :
"J'ai trouvé quelqu'un. Je veux dire... je suis avec quelqu'un. Qui n'est pas ton père. Forcément."
Elle se saisit d'un torchon qu'elle se mit à triturer dans tout les sens.
"Tu le connais. Enfin..."
Elle semblait chercher ses mots, comme si elle ne voulait pas me faire mal. Comme si me faire attendre allait atténuer ma douleur, comme si arracher progressivement le pansement allait me faire moins mal que tout enlever d'un coup. Comme si mon esprit ne se nouait pas pour devenir avant elle, comme si je n'imaginais pas le pire.
Je la voyais déjà avec mon prof de physiques, qui en plus d'avoir quinze ans de moins qu'elle ce qui me perturbait déjà beaucoup, était un véritable con. Je la voyais déjà avoir retrouvé son premier amour de lycée qui vivait à Strasbourg et qu'ils voulaient emménager ensembles et même que le test de grossesse était positif.
"Dis moi, suppliais-je.
- C'est le père d'Olivier, fit-elle finalement."
Et je réalisais que je n'avais absolument pas pensé à ça, même pas envisagé une seule seconde que ma mère et le chirurgien Anselme puissent former un couple. Et pourtant, c'était la chose qui me paraissait, avec le recul, la plus évidente.
Qu'ils se connaissaient bien, trop bien, que le père d'Olivier agissait étrangement, la mienne aussi, après réflexion. Qu'elle semblait bien avoir trouvé quelqu'un.
Et, enfin, je réalisais que mon futur beau-père était le père de mon ex.
Peut-être que j'exagérais en disant futur beau-père. Mais ça me paraissait sérieux, puisque ma mère ne m'avait jamais parlé d'autres hommes depuis son divorce avec mon père. Et cette constatation me fit une petite boule au ventre.
"Vous allez pas emménager ensembles, si ?
- Pas tout de suite, ma puce."
Elle semblait soulagée que je réagisse bien. Moi aussi, à dire vrai. Sûrement parce que je n'avais pas vraiment réalisé.
"Mais, tu sais, il faut te préparer à ça. Ca se passe vraiment bien, alors, un jour, peut-être. Je ne sais pas vraiment quand. On verra bien."
Forcément, la perspective de partager le même toit qu'Olivier ne m'enchantait pas. Mais à voir le sourire que ma mère arborait en me parlant du futur, comme si elle avait enfin réussi à vaincre sa peur de l'avenir, ça ne m'importait plus vraiment.
Le repas de Noël se passa relativement bien. J'envoyais un message à Benjamin pour lui souhaiter bon courage, parce que ce genre d'évènements ne devait pas être facile pour lui. S'il voyait sa mère, s'il ne la voyait pas, dans tout les cas, ça ne devait pas être un moment agréable et montrer mon soutien pouvait l'aider.
Je souhaitais de joyeuses fêtes au trio, qui me répondirent gentiment. Giselle m'envoya un nouveau message en solitaire pour me demander si j'allais mieux, ce à quoi je répondis à l'affirmative.
"cool, ça me fait plaisir" reçus-je alors.
Et cette notification toute bête sembla réchauffer mon coeur un peu plus fort.
Je quittais doucement mais sûrement l'étreinte glacée de la solitude.
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