Chapitre 4 : La soirée (2) - « Oh la pute ! »
Je m'avance et je m'ennuie, vers la table. Les bonbons, les chips, tout ce beau monde se raréfie de même que les occupations — enfin, de mon point de vue. Je vois un groupe de personnes qui, formé il y a peu, déjà s'anime dans la salle assombrie mais en même temps illuminée comme un jour bruyant en pleine ville — et c'est ce qui est paradoxal et propres aux soirées intenses où l'on se jette comme si le lendemain n'existait pas — par la musique, forte, si bien qu'on ne s'entend plus passé une distance d'un mètre. Tout est confondu pour moi, tout se ressemble, tout est divers mais finalement tout se rassemble, en un regard jeté à mes camarades d'existence. Il est vrai, lecteur, qu'il serait bien arrogant de ma part que de me soustraire à la masse de mes semblables, même réduite à quelques personnes ; mais dans le même temps on est, chacun d'entre nous, une étoile de cette vaste constellation qu'est l'humanité et, si toutes ces étoiles se ressemblent tant dans leur lumière que dans leur part d'ombre, on reste son étoile (pas toujours la bonne malheureusement) et on ne peut que se distinguer depuis le référentiel qui est le sien des autres étoiles que l'on voudrait plus pâles et plus ternes que soi, afin que la sienne puisse briller briller sans interférence.
À mesure que les visages se dessinent plus clairement, certains se brouillent à nouveau comme pour laisser les autres apparaître, par contraste. Et je vois effectivement un visage dont le sourire mystérieux (et je crois un brin ironique — à chacun son interprétation ; je m'excuse que vous soyez aussi dépendants de la mienne !) me semble annoncer maints amusements et peut-être quelques tracas — qui sait ? Il est plutôt grand et beau (je ne pense pas que dans son cas la beauté soit subjective !). Il y a dans son air et dans sa mise quelque chose de ce feu, de cette confiance en soi qui par pudeur ne sait trouver son chemin vers l'extérieur, et ne donne qu'à voir pour quelques yeux attentifs le privilège de son génie refoulé. Je suis assez timide. Dans ces moments-là il y a deux possibilités : ou de mener la timidité à son paroxysme et donc, littéralement, ne rien faire ; ou, par un courage sorti d'on ne sait où, y aller, direct, sans se poser de question, pour que tout retour en arrière relève de l'impossible.
J'arrive donc à leur portée. Je me suis glissée là, l'air de rien. Ils sont pris dans leur conversation. J'écoute.
« Et toi t'en penses quoi ? — me dit l'autre garçon.
— Je sais pas trop... — je lui réponds. (Je dois confesser que je n'avais pas vraiment écouté en fait...)
— Comment tu t'appelles ?
— Marion, — dis-je — et toi ?
— Moi c'est Baptiste.
Je tourne la tête vers les autres membres du groupe, qu'ils se présentent.
— Anna. — Elle me sourit, elle a l'air sympa. C'est une blonde aux yeux marrons ; le regard est perçant, sans être intrusif. Baptiste est brun, yeux noirs riants, de taille moyenne, la peau un peu mate.
— Tasnim. — me dit la seconde fille du groupe. Et devant ma surprise d'un tel nom, elle lâche ironiquement : — T'as vu c'est très courant !
Nous rions.
— Jules. » — La boucle est bouclée. Il me fait un léger sourire, un sourire qui ressemble à un accord tacite, comme s'il me comprenait, et comme s'il avait aussi compris que j'avais perçu qu'il me comprenait ; et son visage auparavant pensif et presque sévère s'est comme déridé.
Toute la troupe a déjà bien bu. Moi ça va. Lui aussi a l'air, malgré son air fier, proche de l'ébriété : il y a un peu trop de vide et en même temps de feu dans ce regard. Tout va bien, je m'amuse. Une chose me chiffonne cependant. Anna, que je commence déjà à apprécier pour sa conversation qui me délasse et pour sa gentillesse que je n'ai pas mis longtemps à percevoir, me paraît un peu trop proche de Jules à mon goût — tant physiquement que dans le regard. Elle rit volontiers aux quelques blagues qu'il fait — pas toujours de bon goût, faut dire ce qui est (eh ouais on peut pas tout avoir, et la beauté et le parfait humour !) — et semble avoir la main assez baladeuse. Merde.
Cependant, Anna, dont l'ouverture d'une tequila ne semble pas avoir arrangé l'état, a de plus en plus de mal à quitter le canapé ; Jules, lui, ne tarde pas à la quitter elle. Et il se dirige justement vers le billard où je ne m'en sors pas trop mal il faut le dire.
« Sinon tu fais quoi dans la vie ?
— Je suis en prépa Hypokhâgne, et toi ?
— C'est quoi déjà ?...
— Bah c'est une préparation intensive dans les sciences humaines (j'avoue le terme est pas ouf !) pour des grandes écoles comme l'ENS, tout ça tout ça quoi. Pour faire simple tu fais toutes les matières dites « littéraires » du lycée mais en bien plus intensif.
— Ok' je vois. Ça a l'air intéressant.
— Ça dépend. En général oui, même si bon des fois on a la flemme de travailler ; et comment te dire que c'est incompatible avec la prépa...
— Ah ouais chaud !... Moi je suis en droit et c'est pas facile. Surtout quand tu sais pas trop ce que tu viens y foutre... Comment dire... VDM mais on est là.
— Bah on a pas le choix ; surtout quand on sait pas trop ce qu'on veut faire plus tard.
Je mets une nouvelle boule. Il ricane nerveusement :
— Il semblerait que j'ai perdu.
— Mais non, tu peux encore redresser l'tir... Faut juste que tu sois plus attentif.
— C'est vrai... Après je crois que je suis plus attentif pour autre chose... — Il me regarde droit dans les yeux.
— Ah bon ? À quoi ?
Il me sourit sans répondre et me fais un signe de la main :
— Viens ! Je vais prendre l'air. Il fait vraiment une chaleur insoutenable dans cet endroit.
— Mais... On n'a même pas fini la partie !
— C'est pas grave t'inquiète, on la reprend après !
— Tu parles ! T'as juste peur de perdre et c'est pour ça qu't'arrêtes la partie ; c'est juste que je t'éclate au billard haha !
— Je suis meilleur à d'autres choses !
— Ah bon quoi ?
Il me prend la main et m'entraîne dehors.
— Je vais te dire... »
Après avoir ouvert la véranda, on voit Antoine, bourré, qui braille des choses dans une langue inconnue...
Je soupire.
Il regarde Jules :
« Hé ça va mon vieux ? Tuuuu fais quoiii ?
Jules le regarde, hilare :
— T'inquiète ! — Tu sais qu't'as vraiment une tête de con comme ça ?
Les yeux bleus écarquillés d'Antoine, le fixent, et il lui dit :
— T'es vraiment paaaas sympaaaa toiii. Eh ! J'vais t'niquer tu vas voir !
Jules glousse — il lâche ma main — :
— Tiens, prends plutôt ça ! — Et il lui tend son verre d'eau à peine entamé : — Ça va t'faire du bien !
— C'est d'la vodka ? — rétorque Antoine —.
— Mais non ducon ! Aller bois ! »
Et sans même lui laisser le temps de s'exécuter, il m'entraîne à l'autre bout du jardin, là où il y a des balançoires. On s'assoit. On reste en silence un peu, à ne rien faire, à contempler les étoiles qui brillent déjà bien, car la nuit est déjà haute, et on papote ainsi, à tout va, mais surtout, naturellement.
C'est l'occasion pour moi de l'observer : il est de taille moyenne, cheveux châtains,yeux marrons, le regard perçant. Il me regarde à nouveau, et je ne peux m'empêcher de baisser légèrement les yeux — je suis timide, après tout ! De but en blanc, il lâche soudain :
« C'est fou comme c'est romantique...
— De quoi ?
— Je sais pas... la situation... les étoiles... les balançoires... tout ! Il manque plus que la mer...
— J'espère que tu ne parles pas de la tienne !
— Pfff — Il rigole. Et puis il me regarde, l'air très sérieux : — Tu sais pourquoi les enfants aiment tant les balançoires ? — Il se balance un peu.
— Pourquoi ?
— J'en sais rien mais je pense que c'est mieux que de rester statique. Le problème, c'est qu'on avance et on recule, pour ravancer et reculer à nouveau, et ainsi d'suite...
À ce moment-là, je ne saurais dire s'il est sérieux, s'il divague.
— Tu sais... — Et il a à nouveau un ton des plus sérieux, — je crois que je suis un peu pompette...
— Moi aussi. »
On part d'un rire propre aux gens bien éméchés !
Soudain, une voix nous appelle. — C'est Théo ! :
« Hé oh ! les amoureux !
Je rétorque :
— Eh on n'est pas amoureux !
— Mens doucement hein ! — me répond-il. — Aller, venez on va faire un jeu ! Restez pas tous seuls dans votre coin ! »
Sur ce, il rentre dans la baraque.
Je regarde Jules — il se lève — me prend la main — on rejoint le groupe. Ils sont tous assis, par terre ou sur des banquettes. Anna me jette des petits regards en coin : elle semble ne pas apprécier ma proximité avec Jules. T'inquiète, ma grande, ça va aller ! me dis-je. Maintenant c'est mon mec ! — Soudain, Théo s'exclame :
« Bon, on commence. Anna, tu choisis.
À vrai dire je ne sais même pas à quel jeu on joue !
— Action ou vérité ? »
— Elle me regarde droit dans les yeux.
Oh la pute !
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