- Chapitre 3 -


– 13 mois plus tôt –


Bordel, mais plus vite !

Le front collé à la vitre du car, je donnerais tout pour me précipiter dehors. Au loin, j'aperçois ma correspondance derrière les Abribus miteux du Transit Center. Si je la loupe, je jure que je fais un carnage.

Dès la fin des cours, j'ai couru comme un dératé pour être à l'heure. Je suis arrivé en nage à l'arrêt de bus et, maintenant, je stresse de rater le second. Mon coeur martèle ma poitrine. Je crois qu'il n'arrêtera pas tant que je n'y serai pas enfin, à cette foutue prison.

Avant, c'était plus simple : ma famille d'accueil venait me chercher après le lycée pour m'y déposer. À présent, je dois me débrouiller seul, parce que j'ai eu dix-huit ans et que j'ai merdé. Ils ne m'ont pas encore mis dehors, c'est déjà ça. Je sais que, si je m'excusais pour la drogue et mes autres conneries, les Merrigold consentiraient de nouveau à faire l'aller-retour pour moi.

Mais je préfère encore galérer en bus.

Dès que mon car s'arrête, je bondis à l'extérieur et sprinte comme un damné pour choper le suivant. Les portes se referment juste derrière moi, et je n'ai pas le temps de m'asseoir qu'il redémarre déjà. Une fois installé, je peux enfin reprendre mon souffle, mais je reste tendu. Je baisse les yeux sur l'enveloppe qui tremble fébrilement entre mes mains. Je la tiens serrée contre moi depuis que j'ai quitté le lycée et, en réalité, je crois bien que c'est moi qui tremble. 

Je n'ai pas à l'ouvrir pour savoir ce qu'elle contient.

La lettre qui dit « vous n'êtes qu'un minable ».

Or, ça, je n'ai pas besoin qu'on me le rappelle.

L'angoisse me tord le bide. Je culpabilise de décevoir ma mère. Après tous les sacrifices qu'elle a faits pour moi, je la remercie en foutant tout en l'air. Cette année a été catastrophique : je peine à me concentrer en classe, mes résultats sont en chute libre... et ce n'est pas seulement dû au fait que je suis stone la moitié du temps.

Sur le trajet, je pense à ce que je vais bien pouvoir dire pour lui faire oublier que je suis un raté et, finalement, le bus s'arrête non loin de la prison de Houston. Le bâtiment s'élève en un solide bloc de béton, sombre comme un nuage annonçant la tempête. Le ciel pourrait être d'un bleu éclatant, ça ne changerait rien : ici, tout est gris et triste.

Je rejoins l'entrée et gravis les marches quatre à quatre. Le vaste hall pue la javel et le désespoir. Des familles patientent, certaines personnes sont assises, d'autres font la queue pour passer les portiques de sécurité. Un homme tente de cacher son visage, mais tout le monde voit bien qu'il pleure – et putain, ce n'est pas moi qui vais le juger. Cette ambiance m'écrase le coeur, mais c'est comme ça. J'essaie de ne penser qu'au visage de ma mère, à son sourire lorsqu'elle me verra.

Je rejoins la file d'attente en faisant attention à mon attitude. En temps normal, je ne suis pas du genre exemplaire, mais ici, je veux être irréprochable. Je refuse de perdre le privilège de ces visites. Je ne le supporterais pas.

Tout se passe sans encombre. Une fois dans l'enceinte sécurisée, je peux me rendre au guichet des dépôts, tenu par une femme en uniforme. Je lui glisse deux cents dollars, qu'elle ajoute au compte prisonnier de ma mère. Puis je m'éloigne vers les casiers pour y enfermer mon sac. J'en profite pour récupérer le cadeau que j'ai apporté pour son anniversaire. Je fourre l'écrin rouge dans ma poche arrière et je me retrouve dans la dernière file avant la salle du parloir. Quand vient mon tour, un grand chauve baraqué me fait signe d'écarter les bras. Je m'exécute à contrecoeur et l'autorise à procéder à la palpation.

Lorsque ses mains remontent le long de mes jambes, je serre les dents : je n'arriverai jamais à m'y faire.

Il finit par sentir la boîte sous le tissu de mon jean.

– Qu'est-ce que tu as dans ta poche ? demande-t‑il.

– Ce n'est qu'un bijou pour ma mère, déclaré-je en le sortant pour le lui montrer.

– Et la déclaration, elle est où ?

– La déclaration ? répété-je.

– Les bijoux sont tolérés, mais soumis à déclaration. Il faut en faire la demande au moins quarante-huit heures à l'avance.

– Je ne savais pas.

Il me toise, mais je ne me démonte pas.

– Soyez sympa. C'est son anniversaire, aujourd'hui.

– Ce n'est pas mon problème, gamin. Il y a des procédures à respecter. Tu le sauras pour la prochaine fois.

Il balance l'écrin comme un vulgaire trousseau de clés dans un tiroir où s'entassent les objets confisqués. Je ne sais pas si je récupérerai le médaillon à ma sortie ou s'ils gardent pour eux ce qui atterrit là.

– Allez, avance, ordonne le gardien. Tu bloques la file.

Je ne bouge pas. Ce n'est pas tant la valeur financière du collier que ce qu'il représente pour ma mère. C'est sentimental. Récemment, elle a dû le vendre à un prêteur sur gage pour s'acquitter d'une partie de ses frais d'avocat. Je sais à quel point ça lui a coûté de s'en séparer. Rien que de penser que je ne remettrai peut-être jamais la main sur le médaillon, je sens la rage m'enrayer le cerveau. Sans réfléchir, j'esquisse un geste vers le tiroir des confiscations. Le grand baraqué m'arrête aussitôt, sa main lourde et menaçante sur mon bras.

– Fais pas de connerie si tu veux voir ta mère. Compris ?

J'ai envie de lui hurler dessus, de le repousser, de lui coller mon poing dans la gueule. Il doit deviner ma colère, car il ajoute, espérant m'apaiser :

– Tu le récupéreras à la fin de ta visite, OK ? Maintenant, avance.

Je me raisonne. Ne pas voir ma mère pour son anniversaire serait pire que tout. Alors j'acquiesce, les yeux brûlants, et il me relâche.

Quand je pénètre dans la salle des visites, je cherche son visage parmi la foule rassemblée autour de tables rondes.

Je l'aperçois enfin entre les tenues orange et kaki. Elle est assise toute seule, mais elle rayonne, plus belle que jamais avec ses cheveux noirs retenus en chignon. Je la rejoins et elle se lève pour me serrer dans ses bras.

– Mon coeur, je suis si contente de te voir.

– Moi aussi, maman, soufflé-je en m'écartant d'elle pour la contempler. Ça va ?

– Comme d'habitude, répond-elle en se rasseyant. Tu sais, il ne se passe jamais rien de très palpitant, ici. Parle-moi plutôt de toi.

Elle fait toujours ça : je lui demande de ses nouvelles et, la seconde d'après, c'est de moi qu'on parle jusqu'à la fin de la visite sans qu'elle livre la moindre information à son sujet. Ce n'est jamais rassurant, mais je déteste insister. Je veux que nos rares moments ensemble soient légers.

– Je vais tout te raconter, mais avant... commencé-je, la gorge nouée en pensant au collier perdu dans le tiroir. Je n'ai pas oublié quel jour on est. Alors joyeux anniversaire, maman.

– Merci, mon trésor.

Elle se penche au-dessus de la table pour déposer un baiser sur ma joue.

– J'avais apporté un cadeau, expliqué-je, mais ils me l'ont confisqué. Il faudra attendre la prochaine fois, mais tu vas aimer.

– Je n'ai pas besoin de cadeau. Tes visites me suffisent, tu sais ?

– Du coup, je n'ai rien de spécial par rapport à d'habitude, continué-je sans relever sa remarque. Il n'y a que les deux cents dollars que j'ai mis sur ton compte...

– Finn, me réprimande-t‑elle avec douceur.

Elle pose sa main sur la mienne.

– Ce n'est pas à toi de t'occuper de moi. Cet argent, vas-tu finir par me dire d'où il vient ?

– Ne t'en fais pas pour ça, maman. 

Comme elle insiste, j'essaie d'esquiver :

– J'ai toujours mon petit boulot, tu sais. Et puis, comme je ne manque de rien dans la famille où je suis, je préfère m'assurer que tu es bien ici.

Elle m'écoute sans rien dire, en me dévisageant d'un air pensif et préoccupé. Je sais qu'elle n'est pas dupe. Remarquant ce qu'il reste de l'hématome au-dessus de mon oeil, elle passe ses doigts sur mon arcade sourcilière.

J'ai réussi à la balader au début, avant que tout ce bordel ne nous tombe dessus, avant qu'elle ne se retrouve derrière les barreaux. Ce n'est pas pour l'argent que j'ai commencé les combats mais, aujourd'hui, l'aider avec ce que je remporte en me faisant casser la gueule me permet de me sentir moins coupable.

Et puis, quand je reçois des coups, que mon corps se couvre d'ecchymoses, ça me rappelle que je suis vivant... Même si, à l'intérieur, j'ai l'impression qu'il ne reste plus rien. Mais tout ça, je ne peux pas le dire à ma mère.

– Parle-moi de ton petit boulot, me relance-t‑elle. Comment ça se passe ?

– Très bien, ne t'inquiète pas.

– Et l'école ?

Nous y voilà. Je ne dis rien, pas besoin. Je devine à son regard qu'elle sait déjà tout.

– T'es au courant, j'imagine ?

– Oui, mon coeur, je suis au courant. Tu as toujours été bon à l'école, ce n'est qu'une mauvaise passe. Tu ne peux pas continuer comme ça, il faut penser à ton avenir.

– L'année a été compliquée, mais ça va mieux, maintenant.

Elle caresse ma main, et ce simple geste suffit à ébranler une partie de ma carapace.

– Je sais que ce n'est pas facile, Finn, mais ne le laisse pas gagner, d'accord ? Mme Merrigold m'a dit que tu n'allais plus chez le psy ? C'est important, ce serait bien que tu y retournes. Tu n'es pas obligé de lui raconter tout ce qui s'est passé, mais exprimer ta colère avec le médecin t'aiderait à mieux la contrôler.

J'ai l'impression de m'enliser dans cette conversation, car je n'ai tenu aucune des promesses que je lui avais faites. Alors, je mens. Je mens parce que c'est tout ce qui me reste pour la rassurer.

– Mme Merrigold dramatise, tu sais. C'est juste que je suis sorti deux fois après mon couvre-feu et elle panique. Tout va bien, je t'assure. Tout va mieux.

– Finn...

– Maman, je t'assure que ça va bien, maintenant. La dernière famille d'accueil est sympa et je m'entends bien avec leur fille, Lucy. Je te jure, ça va. T'as pas à t'inquiéter pour moi.

– Tu es sûr de ça ?

Cette fois, l'angoisse fait remonter la bile dans ma gorge. Elle sait quelque chose que j'ignore. Je le comprends à l'intonation de sa voix. Je le vois à l'expression de son visage.

– Écoute, trésor, il n'y a pas de bonne manière de te l'annoncer, mais...

Mon coeur se serre avant même d'entendre la suite.

– ... tu vas devoir déménager. Ils ont demandé que tu sois placé dans une autre famille, et je pense que ce serait bien si tu allais vivre chez ton oncle Cliff.

J'accuse le coup, mais je suis incapable de répondre quoi que ce soit.

– On se verra moins souvent, mais je suis sûre que ça te fera du bien. Tu seras avec quelqu'un que tu connais. J'en ai parlé avec Mme...

Je ne l'écoute plus.

Je veux qu'elle se taise.

Je vais me réveiller.

C'est un cauchemar.

– Non, maman !

Un écho résonne et je réalise, au bout d'une seconde, que c'est celui de ma propre voix. J'ai haussé le ton sans le vouloir. La cacophonie autour de nous s'est interrompue et tous les yeux sont désormais rivés sur moi. Je baisse la tête pour qu'ils ne voient pas mes larmes.

Je ne peux pas partir si loin de ma mère. C'est hors de question. Elle est mon dernier repère sur cette putain de terre, la seule raison qui me pousse à me lever le matin. Elle ne peut pas m'envoyer là-bas... C'est à plus de cinq cents kilomètres de Houston, à plus de cinq heures et demie de voiture, et en bus, je préfère ne pas y penser.

C'est à La Nouvelle-Orléans.


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