- Chapitre 15 -
– 8 mois plus tôt –
☆
Le cul posé dans la caisse de Kenna, je me demande encore comment j'en suis arrivé là.
Tout s'est passé tellement vite : le ton était en train de monter et j'étais sur le point de vriller quand, tout à coup, la vieille Mme Jackson est passée près de nous avec son caniche sous le bras. Elle s'est arrêtée, prenant Kenna pour ma copine, et, avant même que je m'en rende compte, cette peste faisait déjà les pires sous-entendus sexuels. Heureusement, la petite mamie ne les comprenait pas, mais je ne faisais pas le fier pour autant. Et, quand les paroles de Kenna sont devenues explicites, mes fesses se sont retrouvées d'elles-mêmes sur la banquette arrière de la Chevrolet jaune.
– C'est pas comme ça que tu me donneras un jour envie de traîner avec toi, Kenna, bougonné-je, plus pour sauver ma fierté qu'autre chose.
Kenna nous conduit vers le quartier de l'université et, à mesure qu'on se rapproche du parc, elle roule de plus en plus lentement pour jouer les guides touristiques. Sur la grande avenue bordée de palmiers, elle me montre la maison de Jaeger : un palace avec jardin à l'anglaise, colonnades massives et balcon à chaque fenêtre.
– Selon la légende, il utilise l'entrée des domestiques pour ramener des meufs de son cours de catéchisme, s'amuse Kenna. Pas vrai, Jaeger ?
L'intéressé n'essaie pas de la détromper, mais ça m'étonnerait que ce soit vrai. Ce mec n'a rien d'un don Juan, je suis sûr qu'il n'a jamais rien fait avec qui que ce soit.
– Et ça, c'est chez moi ! m'indique-t‑elle un peu plus loin.
Si jamais tu veux me rendre visite, tu sais où j'habite. On peut à peine apercevoir sa maison derrière les arbres qui bordent la clôture, mais ce n'est pas comme si ça m'intéressait, de toute façon.
Lorsqu'on arrive enfin au parc, l'entrée est bloquée par deux bornes sorties de terre interdisant l'accès aux voitures, mais ça n'arrête pas Kenna. Elle donne un coup d'accélérateur pour monter sur le trottoir, puis contourne l'obstacle avant de s'enfoncer sur l'allée piétonne. Jaeger gueule, mais elle n'écoute rien et emprunte la promenade près de l'étang. Lorsqu'elle s'apprête à se garer, Nate lui demande de continuer :
– Pas si près de chez moi. On ne sait jamais.
Personne ne relève et, tandis que la voiture avance un peu plus loin, je me dis qu'ils vivent tous dans le quartier le plus huppé de la ville. J'ignore où habite Kurt, mais c'est sans doute dans le coin aussi. À mesure que l'eau défile sur le côté, je ne peux m'empêcher de me demander ce qu'ils ont pu se dire, ces quatre gosses de riches, en découvrant la baraque ratatinée et triste de Cliff.
Kenna arrête la voiture au beau milieu du chemin bétonné. Les packs de six à la main, ils s'installent dans l'herbe et m'invitent à faire de même. Une fois assis par terre, je suis obligé de subir leur blabla. Je les écoute discuter de leurs cours, des profs qu'ils détestent, des auditions pour la pièce de théâtre de fin d'année. J'enchaîne les bières pour tenter d'oublier leur présence. J'y parviens presque quand la voix de Kurt me rappelle à la réalité :
– À ce qu'il paraît, ta mère est en prison, Finn ?
Je me redresse, piqué au vif, manquant de renverser ma bouteille.
– Kurt ! s'écrie Kenna.
– C'est juste une question !
– Ne vous énervez pas, intervient Nate.
Il m'adresse un regard à la fois perplexe et désolé, mais je n'ai pas le temps de répondre quoi que ce soit parce que Kurt s'emporte contre Kenna :
– Donc si je comprends bien, toi, tu peux le harceler autant que tu veux, mais nous, on n'a le droit de rien dire ?
Il revient à moi et, très calme, demande :
– Alors, Finn, pourquoi ta mère est en prison ?
– Arrête ça tout de suite, Kurt, ou je te jure que je te fais bouffer tes testicules !
Les exclamations suraiguës de Kenna ne parviennent qu'à me crisper davantage.
– Si tu voulais pas qu'on en discute, pourquoi tu nous as dit ce que tu as trouvé en fouillant dans son dossier ?
Mon sang ne fait qu'un tour.
La garce.
Alors c'est ça, elle s'est procuré des informations sur moi ? Elle sait tout et elle leur a tout dévoilé : ma mère, la prison, mes familles d'accueil trop nombreuses... Et quels autres détails sinistres de mon passé ?
– T'es vraiment trop con, Kurt ! s'énerve Kenna.
– C'est toi qui es stupide ! réplique-t‑il.
– C'est pas moi qui ai balancé le sujet sur le tapis !
– Ma question n'est pas déconnante, quand même? s'indigne Kurt. Moi, tout ce que je veux, c'est savoir avec qui je traîne !
– Si tu continues comme ça, tu vas dire des choses que tu regretteras, tente de s'interposer Jaeger pour calmer le jeu.
Mais c'est trop tard. Je suis à bout.
Quand je me relève, c'est pour lâcher, glacial :
– Tu veux savoir pourquoi ma mère est en prison, Pikes ? C'est ça qui t'intéresse ?
Personne n'ose répondre. Dans le silence pesant qui s'étire, je les regarde tour à tour, les dents serrées. Ce n'est rien qu'une bande de vautours dégueulasses. Ils me filent la gerbe.
– Pour le meurtre de mon beau-père, lâché-je. Homicide volontaire. J'espère que ça suffit à divertir le gosse de riches que tu es.
Ça y est, le spectacle est fini. Pourtant, personne n'applaudit. Même Kenna la ferme, pour une fois. J'en profite pour ramasser mes affaires et, la gorge nouée, j'ajoute :
– À l'avenir, évitez de trop m'emmerder. J'en ai rien à foutre, d'être le prochain à finir en taule.
Et je tourne les talons pour rentrer chez moi. J'ai beau être une merde d'incapable doublé d'un fils indigne, je ne mérite pas ça. C'est hors de question que je supporte leur mépris une seconde de plus.
Malgré l'air frais de la nuit, je ne décolère pas tandis que je refais le chemin en sens inverse. Alors que je marche le long de l'étang, j'entends des bruits de pas résonner derrière moi. C'est Nate qui court pour me rattraper, avant de caler son allure sur la mienne. Il m'observe à la dérobée, sans doute inquiet que je le balance dans l'eau sur un nouveau coup de sang. Au bout d'un moment, sa voix déchire le silence :
– Tu sais que M. Garcia et Mme Wilkins ont une aventure ? me demande-t‑il d'un ton dégagé. Ils se retrouvent dans les loges du théâtre.
Je n'en crois pas mes oreilles. Après tout ce qui vient de se passer, c'est de ça qu'il choisit de me parler ? Pourtant, je me surprends à lui répondre :
– Non, je savais pas.
J'aurais dû la boucler, parce que ça l'encourage à poursuivre.
– L'autre fois, j'ai oublié mon texte dans les coulisses.
Je suis retourné le chercher après le cours et... disons qu'ils avaient l'air de passer un bon moment.
Il continue de me parler de choses triviales jusqu'à ce qu'on atteigne l'entrée du parc. Pas une seule fois je n'essaie de l'interrompre et, lorsque j'oblique vers Tremé, je m'attends à ce qu'il prenne la direction opposée, mais non. Il ne compte quand même pas m'accompagner jusque chez moi ?
Je prends une grande inspiration et renverse la tête en arrière. Je me sens las, tout à coup. Vidé. Même la rage a foutu le camp. Au lieu d'attiser ma colère, le monologue de Nate m'a changé les idées. Mon coeur est plus calme.
Soudain, un ronronnement de voiture froisse la tranquillité de la nuit. Des pneus crissent et je me tourne instinctivement pour m'assurer que la Chevrolet ne nous fonce pas dessus. Nate rit en la voyant faire des embardées, puis nous dépasser à toute vitesse avant de piler net quelques mètres plus loin.
Putain, mais qu'est-ce qui se passe ? Kenna est bourrée ou quoi ? Elle finit par s'arrêter près de nous et, au moment où la vitre du passager descend, je comprends que ce n'est pas elle qui conduit.
– Monte, Finn. On te ramène, propose-t‑elle.
Ses mots ne sont pas des excuses, mais son regard me demande pardon pour tout. Je grimace un semblant de sourire, puis je monte derrière elle. C'est là que je remarque qui est au volant : Jaeger.
– Je croyais que t'avais pas le permis, commenté-je.
– Tout ce que Kenna retient, c'est « celui qui conduit, c'est celui qui ne boit pas ».
Elle se contorsionne sur son siège pour m'adresser un clin d'oeil. Jaeger se remet à râler, la houspillant pour qu'elle boucle sa ceinture. Il se plaint non-stop jusque chez moi, parce que ce n'est pas un petit trajet et qu'il va finir par se faire coffrer. Quand il se gare devant la baraque de Cliff, il laisse le moteur tourner le temps que Kenna me dise au revoir.
Puis la voiture redémarre et, lorsque je contourne le muret pour monter les marches, je découvre mon oncle assis là. Vu l'heure qu'il est, je devine qu'il vient de rentrer de son concert. Il s'est calé en haut du petit escalier pour fumer. D'un geste, il m'invite à le rejoindre. Je m'exécute sans un mot. S'il désapprouve ma sortie nocturne, il n'en dit rien. Entre les volutes de fumée, je devine même qu'il sourit. Il est heureux que je sois sorti, il pense que je me fais enfin des amis.
S'il savait ce qui s'est dit ce soir, lui aussi aurait le coeur serré.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top