- Chapitre 14 -


– 8 mois plus tôt –


Je voulais me tromper. Vraiment, j'en avais envie – mais non.

À peine sa boisson avalée, Kenna a commencé à me suivre partout dans le café en insistant pour que je sorte avec elle et sa bande après mon service. Je tenais le coup mais, au troisième refus, elle s'est mise à mimer notre partie de jambes en l'air en gémissant comme elle l'avait fait cette nuit-là, à la fête de fraternité. Alors j'ai accepté, les joues rouges et les dents serrées.

Lorsque je quitte le Coffee House après avoir tout nettoyé avec Lakia, les quatre énergumènes m'attendent non loin de l'entrée. Je comptais me fumer une clope, mais je la range en les voyant me dévisager d'un air goguenard, adossés à une Chevrolet jaune vif.

– Putain, c'est quoi, cette caisse ? grommelé-je.

– C'est la mienne, répond Kenna en faisant danser son trousseau de clés.

– Pourquoi j'ai posé la question... Plus voyant, tu meurs.

Elle ne rétorque rien et m'ouvre la portière passager en faisant la révérence.

– Votre Altesse... dit-elle d'un ton moqueur.

Pour lui rappeler que je ne suis pas son pote mais un otage, je m'installe sur la banquette arrière en ignorant son invitation. Elle ne m'en tient pas rigueur et, bientôt, ils me rejoignent tous les quatre à l'intérieur.

– Alors, vous avez prévu quoi, ce soir, pour faire de ma vie un enfer ? demandé-je quand elle démarre.

– On va au Vieux Carré, m'informe Nate sur un ton d'excuses.

C'est donc là qu'ils m'emmènent : dans le Quartier Français, où se trouvent les bars de jazz dans lesquels joue mon oncle. Cliff ne serait pas mécontent de me croiser là-bas, lui qui insiste pour que je sorte plus souvent. Moi, en revanche, je n'ai aucune envie d'être coincé entre mes harceleurs et mon foutu tuteur.

– Eh ouais, mon pote, soupire Jaeger à côté de moi. La nuit va être longue.

Tiens donc... Lui non plus n'a pas l'air très emballé à l'idée de se retrouver là. J'en viens à me demander si, finalement, on n'est pas tous les otages de Kenna McKenzie.

Après quelques minutes, Kenna se gare n'importe comment et on continue à pied jusqu'au Vieux Carré. Bourbon Street, c'est la débauche. Les gens comparent souvent cette rue piétonne à un mini-Las Vegas, et ils n'ont pas tort : concerts live, cocktails à toute heure du jour et de la nuit, danseurs et danseuses dévêtus... On y trouve le meilleur et le pire – surtout le pire.

Je marche d'un pas prudent parmi la foule compacte. Je dois slalomer entre les passants bourrés, leurs gobelets pleins à la main, alors que Kenna et Nate dansent au milieu de la chaussée sans la moindre gêne. Même Kurt semble se laisser séduire par leur numéro. Ils me traînent jusqu'à Dat Dog, le célèbre fast-food au coin de Frenchmen Street. Je dois bien admettre que j'ai l'eau à la bouche en entrant, mais je n'ai pas un rond en poche – je n'ai toujours pas touché ma paie ni les pourboires qui vont avec.

Quand Kenna et les autres passent commande, je bougonne que je n'ai pas faim et pars chercher une table à l'étage. C'est vendredi soir, le restaurant est bondé, mais je parviens à nous trouver des places et les quatre relous me rejoignent vite. Ils arrivent avec des sandwichs XXL dégoulinants de sauce et des barquettes de frites nappées de fromage qui me rappellent que, en dépit de mon mensonge, j'ai une sacrée dalle. J'essaie de me faire oublier en attendant que mon supplice prenne fin, et ils ont l'intelligence de ne pas essayer de m'inclure dans la conversation.

Alors que je me tourne vers la fenêtre, interpellé par la fanfare qui défile en contrebas, je sens un coup de pied me heurter le tibia sous la table. En face de moi, Jaeger fait glisser ses frites à peine entamées dans ma direction.

– Je peux plus rien avaler, dit-il en guise d'invitation. T'en veux ?

J'ai l'estomac vide et rien pour me payer de quoi manger, certes, mais je ne suis pas un animal de zoo à qui on balance des cacahuètes.

– J'ai dit que j'avais pas faim, rétorqué-je.

J'ai l'espoir que mon calvaire s'achève avec la fin du repas, mais Kenna se colle à moi dès qu'on sort du resto, nichant sa main dans le creux de mon coude pour m'obliger à marcher près d'elle. Elle craint que je ne m'éclipse à la moindre occasion, et je ne peux pas lui donner tort. Je soupire, exaspéré, et demande aux autres :

– Elle vous a recrutés de la même manière ?

– Non, répond Kurt, amusé. Elle et moi, on se connaît depuis l'enfance.

Ça explique pourquoi il la supporte. Les autres, par contre, c'est un mystère.

– Nate et moi, ajoute Jaeger, on a été suffisamment cons pour se jeter dans la gueule du loup de nous-mêmes.

Au bout d'un moment, le groupe s'arrête devant un bar et je commence à reprendre espoir. S'ils pensent pouvoir rentrer alors qu'ils n'ont pas vingt et un ans, c'est qu'ils ont tous de faux papiers. Or, ce n'est pas mon cas. Comme prévu, ils présentent tous des cartes d'identité aux dates de naissance falsifiées et pénètrent à l'intérieur sans se faire remarquer. Quand vient mon tour, je montre mon permis, le vrai, celui qui précise bien que j'ai dix-huit ans. Le videur me regarde avec un mélange de pitié et de dérision.

– Qu'est-ce que tu croyais, petit ?

Il m'écarte de l'entrée pour s'occuper des clients suivants. Je saisis cette chance pour m'échapper et battre en retraite. Kenna se retourne pour voir où j'en suis et je lui adresse un signe d'adieu, avant de tourner les talons pour enfin rentrer chez moi. Cette sensation de victoire est grisante... Mais de courte durée. Voilà qu'elle déboule à l'extérieur, suivie par ses amis.

– Bon, changement de plan ! claironne-t‑elle.

Je lâche un grognement et Jaeger me tapote l'épaule avec sympathie.

– Je te l'avais dit, mec. La nuit va être longue.

Quand on arrive à la Chevrolet, ils commencent à s'installer dans la voiture, mais je continue d'avancer sans m'arrêter.

– Où tu vas ? me demande Kenna en se penchant hors de l'habitacle.

– Je rentre, précisé-je, puisque, apparemment, ce n'est pas assez clair.

– La soirée n'est pas terminée.

– Pour moi, elle l'est.

Je m'attends à ce qu'elle me suive mais la voiture démarre. Je la vois me dépasser, et c'est avec soulagement que je marche en direction de Tremé. J'en ai pour un bon quart d'heure à pied, mais ça ne me dérange pas. Je profite de l'air frais et du silence pour me détendre après cette soirée merdique. Je pense à la douche brûlante que je vais m'offrir en rentrant quand, au moment où je bifurque dans ma rue, j'aperçois une Chevrolet jaune vif garée devant la baraque de Cliff. Je me fige.

S'il y a bien un truc que je voulais garder pour moi, c'est le taudis dans lequel je vis.

Cette fois, elle m'a vraiment poussé à bout.

Kenna est posée contre la voiture, en train de discuter avec Nate. Mais je m'en tape, de lui. C'est vers elle que je fonce pour régler mes comptes.

– Tu fous quoi, là ?

Nate s'apprête à la défendre, mais je l'interromps aussitôt :

– Te mêle pas de ça, toi.

De son côté, Kenna minaude, ses grands yeux noirs levés vers moi pour me faire du charme. Si elle croit que son petit numéro va fonctionner, c'est qu'elle n'a pas compris que ce qu'elle vient de faire est hors limites.

– On est passés acheter des bières pour aller se poser au parc d'Audubon. Viens avec nous !

– Qu'est-ce que tu piges pas dans le mot « non » ?

– T'avais promis de passer la soirée avec nous !

– Et c'est pas ce que j'ai fait, peut-être ?

– Tu sais bien ce que je veux dire.

On s'affronte du regard dans un silence glacial, puis elle lâche :

– Très bien. On va chez toi, alors.

– Hors de question.

– C'est chez toi ou à Audubon. Tu choisis.

– Bouge de là, Kenna. Je te jure, bouge de là.

Je ne sais pas pourquoi elle insiste.

Jamais je n'accepterai de continuer la soirée avec eux, c'est mort.

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