- Chapitre 1 -


- Début de l'été -



La braise de ma clope rougeoie un instant, puis s'éteint. Ma voiture empeste le tabac froid et le vieux vaporisateur à la vanille que ma mère avait laissé dedans avant que mon oncle ne récupère la caisse pour moi. Malgré l'odeur rance qui s'en dégage, je n'ai pas eu le courage de m'en débarrasser. C'est dire, ce que je suis lâche.

Je remonte ma vitre à grands coups de levier manuel et je claque la portière en sortant. Dehors, le ciel est clair mais l'air est lourd. Dix heures du matin et j'ai déjà l'impression de brûler dans les flammes de l'enfer. La moiteur de La Nouvelle-Orléans s'infiltre partout : dans ma nuque, sur mon ventre, au creux de mes paumes. Mais ça, je me demande si c'est vraiment dû à la météo.

J'écrase mon mégot sur le bitume quand je les vois. Devant une maison rose aux colonnades kitsch, quatre silhouettes s'affairent autour d'une Volvo cabossée. Nate marche le long du trottoir en parlant à son téléphone, sans doute pour tenir ses abonnés Instagram informés du road trip dans lequel on s'embarque. Kenna, elle, est debout sur le toit de la voiture à encourager Kurt et Jaeger qui font des allers-retours pour charger les valises dans le coffre. Elle m'aperçoit au moment où je traverse la route et, une main en visière au-dessus des yeux, elle s'écrie :

– Finn ! On finissait par croire que t'allais pas venir.

– Comme si tu m'avais laissé le choix, lancé-je.

Mais c'est un mensonge.

Je ne les ai pas revus depuis le bal de fin d'année, et c'est vrai que j'ai hésité à les lâcher, sur ce coup-là. Pourtant, même si l'idée de ce road trip débile ne m'enchantait pas et que, fauché comme je suis, ça promet d'être galère, je ne me voyais pas rater ça. Trois semaines à rouler le long du fleuve Mississippi, de La Nouvelle-Orléans à Chicago. Trois semaines à subir les délires de Kenna et à céder à ses caprices, à dormir à peine et à manger dans des restos trop chers.

Il y a moins d'un an, même sous la torture, je n'aurais pas accepté.

– Kurt, qu'est-ce que ta petite copine fait sur le toit de la voiture ? demande la mère de l'intéressé avec un sourire en coin.

– On ne sort toujours pas ensemble, madame Pikes ! s'exclame Kenna en se laissant glisser sur le pare-brise pour atterrir par terre.

– Faut que t'arrêtes avec cette blague, maman, grogne Kurt. Tu sais bien que c'est pas près d'arriver.

– Pourtant, j'essaie de le convaincre depuis la primaire, s'amuse Kenna. Il m'a juste touché les seins une fois, mais c'était plus une expérience qu'autre chose.

– Non mais ça va pas, de raconter ça ! s'étouffe Kurt en la fusillant du regard.

Elle rétorque un truc et ils se mettent à se chamailler, comme d'habitude. Entre eux, c'est toujours comme ça. Il a beau être grand et massif, surtout à côté d'elle, il peut protester autant qu'il veut, elle finit invariablement par avoir le dernier mot. D'ailleurs, il cède cette fois encore pour qu'elle arrête de l'emmerder et, puisqu'il ne fait plus attention à elle, elle se tourne vers moi avec un clin d'oeil qui ne me dit rien qui vaille.

– Et toi ? me demande-t‑elle. T'as envie de les toucher ?

– Tes seins ? Déjà fait, merci.

– Ah bon ? se moque-t‑elle. J'en ai aucun souvenir.

Elle me tire la langue et ça m'arrache un petit rictus. Je n'aurais jamais cru dire ça un jour, mais j'aime bien Kenna. Elle est marrante, avec son micro-tee-shirt étalant en gros « KARMA IS A BITCH » sur sa poitrine. Le soir de notre rencontre, elle s'est mise à parler comme si elle dégueulait les mots. J'ai vite compris à qui j'avais affaire : une emmerdeuse de première. Une nana qui fait des remarques sexuelles à tort et à travers. Une nana qui embarque ses potes dans des plans foireux dès la rentrée. Une nana qui est capable de partir en road trip tout en faisant croire à ses parents qu'elle est bien au summer camp d'espagnol hors de prix qu'ils lui ont payé.

Je m'allume une nouvelle cigarette, que Kenna ne manque pas de m'arracher de la bouche. Las, je me contente de lui demander :

– Tu crois toujours que le grand Thomas Jaeger-Lynch Junior va se faire tatouer pour tes beaux yeux ?

– J'ai trois semaines pour le convaincre, déclare-t‑elle en tirant sur ma clope. Ce tatouage de l'amitié, c'est nous cinq ou personne.

– Je parierais plutôt sur personne, raillé-je.

Elle me donne un petit coup d'épaule.

– Après un an dans notre bande, tu doutes de mes pouvoirs de persuasion ?

C'est vrai qu'elle a le don de nous entraîner dans ses délires, qu'on le veuille ou non. Pourtant, s'il y en a bien un qui résiste encore, c'est Jaeger. En dépit de son air de parfait petit chrétien bourgeois à l'éducation stricte, il n'hésite jamais à dire ce qu'il pense.

J'ai envie d'expliquer à Kenna qu'elle ne peut pas gagner à chaque fois, quand des hurlements sur fond de guitare électrique retentissent. On se tourne d'un même mouvement vers la voiture, mais le son s'interrompt aussitôt.

– Désolé, désolé ! s'excuse Nate dans un éclat de rire. J'étais en train d'appairer mon portable.

Il quitte le siège conducteur en retirant son éternelle veste en jean vintage, qu'il a customisée d'une multitude de pin's.

– D'ailleurs, vous voulez faire comment pour la musique ? demande Jaeger en réajustant le col de sa chemise.

– C'est‑à-dire ? débarque Kurt, la bouche pleine d'un gâteau qu'il a sorti de je ne sais où.

– Bah, qui va décider de ce qu'on écoute pendant le trajet ?

– Non, non, mais on mettra ce que vous voudrez, répond Nate, craignant de nous avoir tous dérangés. C'était juste pour voir si ça marchait.

– Et pourquoi pas dire... que celui qui conduit choisit la musique ? intervient Kenna pour faire chier Jaeger.

– Quoi ? Et moi, alors ? se plaint-il.

– Fallait avoir le permis, mon coeur, réplique-t‑elle.

– Tout à coup, ça t'intéresse ! s'emporte Jaeger. C'est quand ça t'arrange, en fait !

C'est vrai que, lorsque Kenna en a besoin, elle le met au

volant sans lui laisser le choix, même si, légalement, il n'a pas le droit de conduire.

– T'inquiète pas, je te laisserai passer ta playlist quand je conduirai, propose Nate pour calmer le jeu.

C'est du Nate tout craché. Il veut toujours contenter tout le monde, alors que c'est lui qui attache le plus d'importance à la musique. Avec son look rétro, sa gueule d'ange et son éternel sourire, il n'a rien d'un féru de hard rock et de métal. Pourtant, c'est bien pour lui qu'on fait un détour par Cincinnati pour voir Before Death en concert. Il est tellement passionné qu'il peut décortiquer des chansons de mecs suicidaires pendant des heures, alors que c'est l'une des personnes les plus solaires que j'aie rencontrées.

Leur conversation continue, mais je n'y prête pas vraiment attention. Kenna pose sa main sur mon bras.

– Je suis contente que tu sois là, dit-elle tout bas en levant ses yeux en amande vers moi.

– Moi aussi, je suis content... l'emmerdeuse, ajouté-je pour garder la face.

Elle me rend ma cigarette presque terminée, comme si elle avait attendu qu'il ne reste que le mégot pour s'en débarrasser. Quand elle lisse mon tee-shirt sur mon torse du plat de la main, je ne la repousse pas.

– Tout ça, ça va me manquer.

Je comprends ce qu'elle sous-entend. En dépit de sa grande gueule et de son assurance hors norme, elle appréhende de nous quitter pour la fac. Il ne nous reste que ces deux mois d'été avant de tous partir chacun de notre côté. Elle n'attend pas que je réponde et court vers Kurt pour sauter sur son dos, pendant que Nate et Jaeger discutent, le nez sur leur téléphone.

Je les observe de loin. Ils sont si différents et pourtant si similaires... Ils se sont bien trouvés. Parfois, il m'arrive encore de me sentir comme un étranger auprès d'eux. Dans cette ville si vaste, si disloquée, il y a comme un no man's land qui nous tient à l'écart. Leurs maisons ne risquent pas de s'envoler quand viennent les ouragans, alors qu'un simple camionpoubelle suffit à faire trembler ma chambre jusque dans ses fondements.

Ce n'était qu'une pièce sombre et humide, au départ. Puis elle a été envahie par les fantômes que je traînais derrière moi. C'était avant Kenna, avant Nate, Kurt et Jaeger. Ces quatre abrutis m'ont rejoint entre ces murs aux allures de prison et, petit à petit, ils m'ont aidé à y tisser de nouveaux souvenirs.

J'ai appris à l'aimer, cette piaule.

Pourtant, ce n'était pas gagné.

Quand je reviens sur ma vie il y a un an maintenant, je me dis qu'il peut s'en passer, des choses, en trois cent soixante-cinq jours. On pense ne jamais pouvoir remonter la pente, on compare son existence à un immense terrain vague que seules des épaves recouvrent et où l'herbe ne pousse plus. On apprend à ne plus avoir d'espoir, à tenter de supporter le quotidien, à accepter de vivre chez son oncle à peine dix ans plus âgé que soi. Je pensais que seule la mort voudrait de mon terrain à la con comme maison, puis je me suis rendu compte que des tas de choses pouvaient s'y écraser par mégarde. Des rencontres, des problèmes, des imprévus... De merveilleux imprévus.

Puis l'herbe se remet à pousser.

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