C H A P I T R E 1
Nouveau départ
Cher journal,
Je me souviendrai à jamais de la nuit du 12 juillet 1992. Une météorite s'est écrasée dans un champ de blé, juste devant chez moi. Cette météorite portait en son sein un garçon. Le garçon de mes rêves.
JE N'AI PAS beaucoup dormi cette nuit. À vrai dire, je n'ai pas fermé l'œil de la nuit. Le garçon que j'ai rencontré hier soir n'est pas la cause de mon insomnie. Cela n'a rien à voir avec lui. En fait, ce sont les nuits blanches. L'une passe pendant que je vois l'autre arriver sans prévenir, comme une maladie incurable. Elles se suivent les unes après les autres, elles s'accumulent, s'enchaînent et ça ne s'arrêtent jamais.
Je dors avec la lumière allumée depuis que je suis arrivée à Portland, parce que, pour aucune raison, j'ai commencé à craindre l'obscurité. Non, en fait j'ai peur de ce qui s'y cache. Je suis comme une enfant qui est effrayée par les monstres cachés sous son lit ou dans son placard. J'ai peur qu'ils ne viennent s'accrocher à mes paupières pour apparaître dans mon sommeil.
Quand je décide enfin de fermer la lumière et dormir un peu, mes mains tremblent, mon corps se glace, j'essaie de respirer, mais je n'y arrive pas. Il y a quelque chose qui se bloque dans ma gorge et qui m'empêche de respirer. Alors, je ferme les yeux et je mets de la musique à fond dans mes oreilles. Après un moment, je souffle et, peu à peu, mon corps se détend. J'étale mes paumes moites, encore tremblantes, sur le drap et je me force à inspirer avec lenteur pour réguler le rythme chaotique de mes battements cardiaques.
On dit qu'au bout de trois semaines sans dormir, juste avant que le cœur ne meure, l'individu perd ses cheveux et ses ongles noircissent avant de tomber. Comme ceux d'un cadavre. J'espère que mon problème d'insomnie se réglera avant de me retrouver avec un crâne chauve...
Je regarde l'heure affichée sur mon portable. Je ne peux plus traîner au lit. Il est temps pour moi d'aller au bahut. Je soupire. Pour être honnête, je n'ai pas envie de me lever, alors je reste allongée là, dans mon lit, le bras droit calé sous la tête et la main gauche sur le ventre, fixant le plafond blanc de ma nouvelle chambre.
Nouvelle.
C'est étrange de prononcer ce mot. Ça me fait sentir toute drôle. Je ne suis toujours pas habituée à dire ce mot et je ne le serai sans doute jamais. Pleines de nouvelles m'attendent aujourd'hui... Nouvelle, encore ce mot. Je vais étudier dans mon nouveau lycée, me faire de nouveaux amis si j'ai de la chance, rencontrer mes nouveaux professeurs aussi chiants que les précédents...
Nouveaux, nouvelles, encore et encore.
J'essuie rageusement les larmes qui glissent sur mes joues, maudissant ma propre faiblesse. Je ne dois plus penser à cela. Je dois tenir le coup aujourd'hui.
La seule chose que j'aurais voulu faire de ma journée, c'est de rester dans mon lit toute la matinée et de me noyer dans mes pensées obscures, mais je dois me lever pour aller en cours. J'ai promis à ma mère que j'allais essayer. Je lui ai promis aussi que je n'allais pas sécher l'école comme j'avais l'habitude de le faire l'année d'avant...
- Je comprends que cette journée dans un nouveau lycée sera compliquée pour toi, me confia-t-elle d'un ton compatissant, mais je veille à ton avenir.
Et elle compte bien y veiller.
Je me lève, je déverrouille la porte de ma chambre et me dirige vers la salle de bains. Une fois arrivée, je toque.
- Ambrose! je crie à travers la porte. Dépêche-toi! Je n'ai pas envie d'être en retard!
Je l'entends râler, puis soupirer de l'autre côté.
- Relax... J'ai presque terminé!
Je frappe à nouveau pour l'agacer.
- Je sors dans une minute, dit-elle, d'un ton impatient.
Je roule des yeux avant de continuer mon chemin. En passant dans la cuisine, j'attrape mon sac à dos, mon carnet de croquis et je prends un muffin aux brisures de chocolats – mon préféré – sur la table en granit. Maman les a achetés la veille dans la mini supérette de Jumbo.
Puis, je sens son regard glaçant qu'il m'envoie derrière ses lunettes à monture d'écaille. Je ne sais pas ce qui me met plus mal encore : le silence pesant qui enveloppe la petite cuisine, dont la décoration date des années soixante-dix, ou ses yeux posés sur moi avec mécontentement. J'élimine les deux options. Ses sentiments, que je connais trop bien, sont pires que tout... Je peux non seulement les ressentir, mais aussi les voir. Littéralement.
Présentement, l'aura de mon beau-père, John, est orangée, violette et pigmentée de rouge. La couleur orange signifie l'excitation; le violet, l'angoisse; et le rouge, le désir. Ces teintes reviennent souvent quand je me retrouve dans la même pièce que John.
Je crève d'envie de lui balancer toutes les pires insultes qui me viennent à l'esprit, de lui dire à quel point il me dégoûte, mais je me contente de fermer les yeux et de me concentrer sur ma respiration afin de me calmer.
Une fois adoucie, j'avance ma main vers ma bouche pour prendre une bouchée de mon muffin quand, soudain, sa main d'acier s'abat sur mon poignet.
- Tu ne devrais pas manger ça. Prends une pomme, c'est meilleure pour la santé, suggère-t-il, d'un ton léger.
Je me retourne vers lui. Son regard devient plus chaleureux lorsqu'il ajoute :
- Ça serait un gâchis d'abîmer ton corps, tu ne crois pas?
Il me sourit.
- Donne-le-moi.
Je sais qu'on n'a pas le droit de lui dire non. Il déteste ça. Il veut qu'on lui obéisse, qu'on le respecte sinon on est dans la merde. Dans une belle grosse merde qui pue. Alors, je ne le défie jamais et je ne lui refuse rien. J'obéis toujours, parce que je sais que je n'ai pas le choix de l'écouter. Ou plutôt je ne peux pas le désobéir. Je n'ai pas envie de gâcher le bonheur de maman. Si elle est heureuse avec cette ordure, je ferai en sorte de ne pas saboter son petit moment d'enchantement.
Alors, je pose le muffin dans la paume tendue de mon beau-père, mais il garde sa main sur mon poignet. Il me retient. Son pouce caresse la chair tendre de mon avant-droit. Il se rapproche de moi et me souffle à l'oreille :
- Tu sens divinement bon...
- S'il te plaît, je chuchote faiblement. Ne fais pas ça.
Je sens que ses pulsions refoulées remontent à la surface et prennent le contrôle de son corps. J'ai trop chaud, trop peur pour bouger. Mes yeux me piquent.
À cet instant, ma mère et Ulysse viennent faire irruption dans la cuisine. Maman a les bras chargés de documents, de dépliants et de pancartes tandis qu'Ulysse a les yeux rivés sur sa tablette. Je suis sauvée! John lâche aussitôt mon poignet et retourne s'asseoir à la table. Ses couleurs vives et chaudes s'effacent pour un gris foncé, signe de culpabilité.
L'aura fluide qui cascade autour de ma mère est, comme d'habitude, d'une chaleureuse teinte jaune presque dorée. Ses cheveux blonds sont attachés en un chignon las, sa veste pourpre est froissée et il y a déjà une tache de café sur sa chemise blanche. Elle passe à côté de son copain, le Rat comme j'aime le surnommer, et l'embrasse tendrement sur la joue. Ma mère et John sont ensemble depuis plus de quinze ans. Leur histoire d'amour a commencé lorsque John voulait acheter une maison et depuis, ils ne se sont plus séparés. Trop mignon, n'est-ce pas? Ensemble, ils ont eu Ambrose et Ulysse... La seule chose qui soit arrivée de bien dans ma vie jusqu'à présent. Même si nous n'avons pas le même père, je les considère comme mon frère et ma sœur.
Ma mère m'observe et fronce les sourcils en apercevant mon bleu sur le front.
- Qu'est-ce qui t'es arrivée?
- Je me suis cognée en entrant dans la Jeep, je balbutie.
- Éden...
Ma mère n'a pas besoin d'entendre la vérité. Sinon elle risque de paniquer pour un rien. Elle s'approche de moi et porte sa main à mon visage. Je la retire aussitôt.
- Ce n'est rien.
Ulysse me bouscule et va s'asseoir directement sur la table de cuisine, ignorant les réprimandes de John. Avant qu'un conflit n'éclate, ma mère s'emmêle :
- Ulysse, mon chéri, descend de la table, s'il te plaît.
Il cède sans protester et s'installe sur une chaise, dos à moi. Son aura est rouge. Rouge de colère.
- Je suis comment? me demande maman en pivotant sur elle-même.
- Superbe! je réponds.
- Tu es parfaite, Lorena, enrichit John, derrière elle.
Je lève les yeux au ciel. Elle rit. Son aura est d'un jaune flamboyant, ce qui indique qu'elle est comblée de joie.
- C'est ce que j'avais besoin d'entendre, ce matin. J'ai l'impression que c'est ma première journée, se confie-t-elle. (Elle se retourne vers moi.) Au fait, où est Ambrose? Vous ne devriez pas être au lycée?
- Si, mais elle est en haut... toujours enfermée dans la salle de bains.
- Elle m'a expédié et je n'avais même pas terminé de me brosser les dents, enchaîne Ulysse d'un ton bourru.
Ma mère hoche la tête, puis fronce les sourcils en me regardant de la tête aux pieds.
- Quoi? je lui demande.
- Pourquoi tu ne portes pas le joli ensemble que je t'ai offert pour ton anniversaire? Tu sais, la jupe rose et le pull blanc?
- Il te va si bien, ajoute John, avec un petit sourire malsain.
Une petite étincelle de rouge apparaît sur la poitrine de John.
« Dans tes rêves, le Rat! »
Il avait l'habitude de fantasmer sur les jupes outrageusement courtes que j'avais l'habitude de porter dans mon ancien bahut privé. Je réprime un frisson de dégoût en le revoyant m'examiner avec ses yeux globuleux cachés derrière ses lunettes, attendant avec impatience la moindre occasion pour venir se coller dans mon dos lorsque nous étions seuls, lui et moi, à la maison. Il adorait mon petit look d'écolière, m'avait-il déjà murmuré à l'oreille avant de poser ses grosses mains sur ma taille et de renifler mes cheveux.
- Parce que je n'aime pas le rose et je déteste porter des jupes, je réponds d'une voix monotone.
- Alors, tu comptes porter ce truc, me demande ma mère. Vraiment?
Je regarde ma tenue : des Converses noires, un jean noir, un tee-shirt noir du groupe de Cranberries, une vieille veste de cuir noir usée et une casquette noire. J'entends Ulysse pouffer de rire. Il se moque de moi.
- Ouais, dis-je. C'est un problème?
- Non, non, non. C'est juste que tu...
- Je...? l'incité-je à poursuivre.
Agacée, elle pousse un soupir.
- Tu disposes d'un placard de la taille d'un château rempli de jolies chemises qui sont de la bonne taille... et tu as choisi un haut qui ne met pas ta silhouette en valeur pour le premier jour de la rentrée?
Je roule des yeux.
- Je ne vais pas dans un défilé de mode, mais seulement à l'école.
- Ce que j'essaie de te dire, reprend-t-elle sans s'énerver, c'est que c'est ta première journée et tu dois faire une bonne impression auprès de tes camarades. Cette école à une excellente réputation. Leurs élèves viennent des quatre coins du monde et ils ont un cursus très riche...
- Et alors? Mon ancien lycée était aussi bien coté. C'est toi qui as voulu déménager.
Elle soupire une nouvelle fois, peinée.
- Bon, moi je vais vous quitter, sinon je serai en retard, annonce John en enfilant son veston. À plus tard.
John profite de ce petit moment gênant pour partir et aller au travail.
- Éden, enchaîne ma mère, tu n'étais pas bien à ce lycée. Ça ne pouvait plus durer, nous devions partir. Je ne supportais plus te voir souffrir et te faire persécuter sans que je n'intervienne. C'était la seule solution que j'ai trouvée.
Aïe! En plein dans le mille. L'argument que j'espérais ne pas entendre venait de s'abattre lourdement sur la table. Je me renfrogne en regardant mes pieds. Mes souliers commencent à s'user. Le bout de ma semelle droite est perforé. J'ai tenté de le recoller avec un morceau de ruban adhésif, mais après une semaine ou deux, il s'enlève. Je devrais peut-être m'en acheter une nouvelle paire.
- Tu as le droit de m'en vouloir, souligne-t-elle. Je comprendrai.
Je n'en veux pas à ma mère, car elle a parfaitement raison. Mais le truc, c'est que je n'ai pas envie de revivre tout ça une nouvelle fois. Dans un nouveau lycée. Un nouvel enfer. Son rêve de me voir heureuse dans cet endroit va devenir mon plus grand cauchemar.
À mon ancienne école, Keren et sa bande de pestes avaient fait de moi leur cible préférée dès l'instant où j'avais posé les pieds dans la petite cour en première année du primaire. J'étais trop bizarre. Trop différente. Trop anormale. Combien de fois m'avaient-elles donné cette justification pour toutes les humiliations qu'elles me faisaient subir? Et au fond de l'histoire, je peux les comprendre. Je sais qu'il y a quelque chose qui cloche chez moi.
- Mais ça ne pouvait plus continuer, poursuit ma mère plus fermement. Éden... tu n'étais pas heureuse. J'ai fait ça pour toi, pour te protéger. Parce que je t'aime beaucoup trop pour te laisser rester dans un endroit pareil où, chaque jour, on te rabaissait... Tu ne voulais pas que je me mêle de cette affaire, mais je ne pouvais te regarder souffrir aussi longtemps sans rien faire. Je devais faire quelque chose.
Son aura passe du jaune, au bleu foncé, puis au rose pâle. Ses sentiments me serrent violemment la poitrine, se logent en moi comme si c'étaient les miens. Comment suis-je censée protester quand ses sentiments m'envahissent de la sorte? Je redresse la tête vers elle et croise ses yeux embués de larmes. Je déteste de la voir ainsi et je sais que j'en suis la cause.
- Comment vous me trouvez? fit irruption Ambrose en tournoyant sur elle-même.
Même si elle a le cancer de la thyroïde et que par conséquent elle doit toujours se promener avec sa bombonne respiratoire, Ambrose reste magnifique et... mais... une minute!
La voleuse!
Ses cheveux marrons aux reflets cuivrés sont plaqués sous un bandeau rose assorti à mon pull rose et à mes chaussures roses. Elle porte également la jupe courte en jean que maman m'avait offert pour mes seize ans.
- Hé, ces vêtements sont à moi! m'écrié-je T'as encore fouillé dans ma garde-robe!
- Rectification : je n'ai pas volé, mais emprunté. Disons que je me suis permise de prendre possession de tes affaires, car, te connaissant, je sais que tu laisserais toutes ces merveilles prendre la poussière au fond de ton armoire. Ça serait un gâchis de les laisser là...
Ambrose est comme maman. Elle prend la mode très, très au sérieux. Moi, non. J'ai toujours été un garçon manqué. Je ne me suis jamais intéressée aux Barbie. Je préférais les casse-têtes et les jeux vidéo. Je ne fais pas attention aux calories quand je mange. Je préfère de loin manger un bon hamburger au McDo plutôt qu'une salade sans goût et sans vinaigrette. Contrairement aux filles de mon âge, je n'ai jamais eu peur de ma salir les mains. J'adore réparer les vieux moteurs de voitures depuis que je suis jeune et grimper haut dans les arbres.
- Oh! Ce n'est pas vrai! Il est huit heures! s'exclame ma mère en regardant sa montre. Je dois filer. Je suis déjà en retard!
Elle se penche vers moi et embrasse ma joue furtivement.
- Éden, n'oublie pas de déballer tes boîtes de carton lorsque tu rentreras.
- Oui, maman... Bonne journée!
****
NOTE DE L'AUTEURE :
Si vous aimez l'histoire, n'hésitez pas à mettre une étoile ou de tout simplement de mettre un commentaire. Ça serait très apprécié et c'est gratuit! J'accepte également des suggestions si vous en avez ;)
Bisous mes p'tits anges!
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