C H A P I T R E 0
Longue est la route
Cher journal,
Dernièrement, mes nuits sont agitées par un rêve dans lequel un garçon regarde une pluie de météorites tombées du ciel. Le garçon se tient devant moi et attend. Il m'attend.
CELA FAIT TROIS jours que je suis à Portland en Oregon. Fraîchement débarquée de l'île de Vancouver. Je n'avais jamais pris l'avion auparavant. Ma mère, qui voyage souvent, m'a dit que c'était comme prendre l'autobus.
Foutaise.
Elle avait omis de mentionner quelques détails comme de violentes secousses qui perdurent tout au long du vol, et ce, jusqu'à l'atterrissage. Les hôtesses de l'air ont répété à quelques reprises qu'il était possible de ressentir des soubresauts et qu'il ne fallait en aucun cas céder à la panique, puisque c'était normal. Mon cul, oui! Et juste avant que l'avion ne décolle, ma sœur de quinze ans, Ambrose, avait remarqué mon angoisse. Alors, pour m'apaiser elle m'avait soufflé :
- Tu sais, le taux de risques d'avoir un accident de voiture est beaucoup plus élevé qu'en avion. Mais si l'avion crash, on est foutu.
Rassurant.
Ambrose a toujours su trouver les bons mots aux bons moments.
En un clin d'œil, ma petite famille et moi étions à Portland. Quand je dis « en un clin d'œil », je veux dire cinq heures et vingt-trois minutes. Cinq heures et vingt-trois minutes pour chambouler le boulot de ma mère ; pour détruire la vie sociale d'Ambrose ; et pour briser les rêves de mon petit frère Ulysse. Et tout cela, à cause de moi... À cause de ma faiblesse, à cause de ces filles.
Quand on a un ennemi au lycée, cet ennemi-là va vous pourrir la vie jusqu'à ce qu'elle s'arrête. Ça, ça m'est arrivé. Le seul qui n'a pas été touché par ce départ imminent c'est mon beau-père John. C'est même lui qui a tout payé : les billets d'avion de première classe, la maison, un chalet au bord d'un lac (inclut dans l'achat de la maison) et ma nouvelle Jeep orange fluorescent – je dois l'admettre que je l'adore, mais j'essaie de montrer une indifférence totale face à ce petit bijou. C'était l'une des ruses de John. En jouant le « gentil papa », il se montrait sous un beau jour aux yeux de maman.
Pitoyable. Misérable. Enjôleur. C'est ce qu'il était.
Une fois les pieds sur la terre ferme, nous étions tous pressés de partir vers la sortie. On avait tous marre de rester enfermés dans l'avion. Ma mère et Ambrose possèdent une faculté d'adaptation. J'aimerais tellement avoir leur assurance. À peine descendues de l'avion, elles semblaient heureuses. Ce n'était pas le cas d'Ulysse. Et l'idée de devoir tout recommencer à zéro, se faire de nouveaux amis dès le lendemain, ça le rembrunissait davantage. Sachant cela, ça me pèse lourd sur le cœur.
Vingt et une heures passées, troisième jour passée au Portland, j'avance dans les ruelles de la ville, seule, telle une âme errante. Je marche pieds nus au milieu des lampadaires, sous la lumière de la lune. Le ciel est sombre, terrifiant, presque noir en ce début de septembre. Mes pensées s'entrechoquent dans mon cerveau alors que je ne fais pas attention aux regards posés sur moi. Je comprends tous ses passants qui me dévisagent. Même ici je n'arrive pas à me confondre dans le décor. Avec mon chapeau de pêche enfoncé sur ma tête et ma camisole de Bob l'éponge, j'en conviens que je ne passe pas inaperçue. En sortant de la maison, je me suis dit que c'était justement la tenue idéale pour aller à la supérette du coin dont mon nom figure déjà sur la Blacklist du propriétaire. Je l'ai affectueusement surnommé Jumbo. Je trouve que c'est beaucoup mieux que Benny. Dès la seconde où j'ai franchi la porte de son magasin, qui empeste le vieux tabac, Jumbo m'a ouvertement dévisagé avant de me demander ce que j'avais essayé de faire à mes cheveux. Je n'ai pas répondu évidemment. Alors, il a rajouté :
- On dirait qu'un animal dépressif s'est suicidé sur ta tête.
Et je lui ai rétorqué :
- Pardon? Peux-tu répéter, Jumbo? Parce que je n'entends pas quand tu marmonnes dans ton double menton.
C'était un peu gratuit de ma part, mais il l'avait mérité.
Avant de partir vers l'Oregon, j'avais flambé une somme importante chez une coiffeuse pour me teindre mes cheveux de la racine aux pointes en noir, mais elle m'en avait dissuadé décrétant que mon teint était trop pâle pour cette couleur. Elle m'a alors proposé des mèches noires. J'ai accepté. Quand je suis revenue à la maison, ma mère a piqué une crise en me voyant et pendant deux heures, elle m'avait tenu la tête en dessous de l'eau du lavabo de la cuisine en essayant d'enlever – et je cite – cette « ignoble » couleur. Elle ne cessait de pleurnicher.
- Qu'est-ce qui s'est passé dans ta tête? Qu'as-tu fait de tes beaux cheveux blonds?
Ulysse et Ambrose se sont beaucoup marrés devant cette scène. Cela a pris quatre jours avant que ma mère se remette de ses émotions et finisse par me pardonner de ma décision impulsive, quoiqu'un peu radicale. Mais je ne regrette rien.
Je m'arrête devant une vitrine d'un tout petit magasin de disques vinyle et j'y regarde mon reflet. L'été touche presqu'à sa fin et mes cheveux ont blondi. Douze nouvelles taches de rousseur ont apparu sur mon visage. J'ai aussi un énorme coup de soleil qui recouvre mon nez. Il est si rouge que même un excellent fond de teint ne pourra pas le camoufler.
Sexy.
Je ne suis pas comme toutes ces filles qui ne pensent qu'à leur physique et qui accordent trop d'importance à la perfection inaccessible que l'on voit dans les magazines. Je ne suis ni douée, ni jolie et aucunement à la mode. La perfection ne m'est pas accordée. Jamais. Je suis Orphée Ollivier. Ordinaire, sans éclat et c'est tout. Mais je ne ressemble en rien à une étudiante à l'allure ordinaire : la nuance brûlante de mes iris dorés en est la cause. Maman dit que cela me donne un regard envoûtant ; pour ma part, je trouve ça monstrueux. Nous évitons en général cette discussion qui mène à un débat, car il débouche inévitablement sur un sujet familial sensible : mon père.
L'histoire de ma venue au monde est, de mon côté, entourée de mystère. N'ayant connu qu'une mère comme seul parent, je me suis toujours interrogée sur mes origines, ce qui amène à se poser des questions. Qui est mon père?
Je bois une gorgée de ma slush à la framboise bleue avant de repartir. Mes pas me mènent chez moi, ma musique – Demons d'Imagine Dragons qui passe en boucle et qui émane de mes écouteurs – est au maximum, empêchant les bruits extérieurs de parvenir à mes oreilles. C'est mieux ainsi, je peux me concentrer sur les paysages qui m'entourent et non sur les auras des gens.
En effet, je souffre d'un léger... handicap. Je peux distinguer les émotions des gens en observant leurs couleurs. Ce don, je l'ai depuis ma plus tendre enfance et personne ne connait cette faculté. Chaque nuance prend un sens différent. Essentiellement, les sentiments positifs sont éclatants ou pâles. Ainsi, le sentiment de paix intérieure est mauve; l'espérance, vert clair; et la gratitude ou le soulagement, bleu pastel. Quant aux sentiments négatifs, ils déclinent vers les tons plus foncés, vers le noir. Alors, la jalousie est vert foncé; la peur, bleu marine; et la couleur de la morosité est d'un gris terne. Certaines couleurs sont plus compliquées que d'autres et représentent plus d'une émotion. De ce fait, le rouge peut évoquer le désir ou la colère; le rose pâle, l'amour familial; et le rose foncé, l'amour passionnel.
Mes pensées sont balayées d'un trait lorsque je vois une silhouette au loin dans l'obscurité. Il s'agit d'un homme, grand et baraqué. Une capuche rabattue sur la tête, cachant ses yeux. Même si je ne vois pas son visage, je sens qu'il m'observe. Il demeure là, adossé sur le capot d'une voiture, les bras croisés, sans se soucier du moindre ennui qui pourrait se dresser devant lui. Il me donne la chair de poule.
Je m'arrête sur place, aussi droite qu'un piquet. Je suis consciente que c'est ce que je ne devrais pas faire, mais il y a quelque chose qui m'intrigue chez cet individu. Il n'y a aucune couleur qui n'émane de lui. Pas la moindre tache de couleur. Pourtant, il doit bien ressentir quelque chose, non?
Il est seul... nous sommes seuls dans ce quartier. Impossible de l'éviter, la maison est à l'autre extrémité. Il me regarde marcher d'un pas incertain. Mes jambes tremblent, puis mes pieds s'immobilisent. Je ne bouge plus. Est-ce qu'il parvient à contrôler mon corps entier? Mes mouvements et mon esprit d'un simple regard?
La peur m'incite à courir jusqu'à la maison, jusqu'à ma mère. Ma slush s'échappe de mes mains et le liquide se répand autour de mes pieds. J'obéis à mes jambes et je me mets à courir tant qu'il est encore temps. Le regard de l'homme me suit. Je ne le lâche pas des yeux.
BOOM!
Bien sûr... il fallait que cela se passe ainsi. Il fallait que le lampadaire soit devant moi.
Je tombe à terre. Je ferme les yeux. Une vive douleur surgit. Ma tête tourbillonne dans tous les sens, me donnant la nausée. Le coup résonne fort dans mon crâne. Les étoiles dans le ciel tournent en rond aussi vite qu'une toupie. Je gémis.
C'est en ouvrant les yeux que je remarque avec horreur que l'homme est penché sur moi. Mon cœur résonne dans ma poitrine. Une fois encore, je ne vois que sa bouche.
- Tu as foncé droit dans le lampadaire.
« Quelle perspicacité! »
Son timbre de voix est grave, obscur et mystérieux. Je dois m'enfuir, me tirer de là le plus vite possible. Si ça se trouve, c'est un serial killer. Je roule sur le côté et me relève péniblement. Je cours au rythme des secondes qui passent et je m'arrête seulement quand mes poumons manquent d'oxygène.
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