8 - Quatre affluents

Il n'avait pas fallu un mot de plus pour retourner l'esprit de la Cree.

Elle avait marché à grand pas autour du feu, parlant avec elle-même, en indien - ils n'y comprenaient rien, mais elle disait « Ce n'est pas possible ! Et pourtant ! », et n'en pouvant plus, Dian avait ordonné qu'elle les emmène à l'Endroit de Vérité.

Elle s'était figée, puis avait opiné farouchement : « Et bien puisque c'est ce que vous voulez ! »

Mais ils n'étaient pas au bout de leurs peines.

Selon Wapunkiminuna, il suffisait pour atteindre l'endroit de partir depuis ce lieu - modeste capitale constituée d'une demeure - et de prendre le quatrième affluent en aval, puis encore le quatrième, et ainsi quatre fois, « et alors, ajouta-t-elle vous verrez la Lune de la Nuit Éternelle et vous saurez que vous approchez. Et quand vous ne pourrez plus avancer, alors vous saurez que l'épreuve aura commencé. Je sais que vous ne vénérez pas nos dieux, alors si vous en avez, priez les vôtres quand cette heure viendra. »

Il y avait un détail dans le processus qui compliquait considérablement la tâche : le parcours devait être fait avec le fameux canoé construit par le voyageur. Cela impliquait d'amener le Pélican à cet endroit - et le faire piloter par Raymond.

D'abord, il a fallu traîner Raymond dans l'avion. L'horreur et la tristesse du cadavre (et une odeur épouvantable malgré le fait qu'il soit gelé comme un glaçon) ont vite fait place au dégoût et à la pénibilité. L'indienne, qui ne voulait pas participer à ce macabre rituel, les laissait faire sinon pour leur dire avec des mots secs comment procéder.

La glace et la neige ont aidé à le traîner jusqu'au Pélican. Arrivé sur le rivage, il était tout bonnement insoulevable : ils s'y sont mis à trois, et crac ! il s'est coupé en deux au niveau de la ceinture. Le bras déjà bien arraché par l'ours a roulé, et est allé flotter dans le lac aux eaux noires. Ils étaient tellement fatigués qu'ils ont à peine réagi.

- « Il va être plus facile à transporter comme ça, admit Cass avec un pragmatisme aussi glacé que Raymond.

- Je n'arrive pas à croire qu'il revivra un jour ce pauvre type », ajouta Dian.

Mais avaient-ils le choix ? Le bas, puis le haut, puis le bras prirent place sur le siège du pilote.

Et ce n'est que le début des efforts. Wapunkiminuna leur donna des cordes qu'ils attachèrent au Pélican. Les eaux étaient désormais parfaitement tranquilles et l'avion ne glisserait plus sur les eaux. Il fallait le tirer.

Cass était la première, la corde sur l'épaule puis entourée autour de la taille, les joues rouges de froid, prête à s'enfoncer dans la nuit - et Wapun fermait la marche. L'avion semblait comme l'immense silhouette curieuse d'un animal qui suivait par à coups les enfants.

Le plus dur était l'impulsion initiale - il suivait naturellement. Mais à chaque pause ou ralentissement, comme un chien colossal, il tirait sur sa laisse, tirant les trois ados sur le dos. La première fois, Salman pleura. Cass le prit dans ses bras et le serra fort, pour aussi croiser le regard avec l'indienne qui avait un regard dur.

Ils reprirent la route et la Cree déclara :

- « Quatre embranchements. Comme les quatre directions du monde. Également, les quatre forces qui guident ceux qui connaissent le chemin de l'aube. Si vraiment le Kise Manito veut vous voir emprunter le chemin, alors vous avez ces forces. D'abord le Courage, quand toutes les étoiles s'éteindront et que vous serez seuls. Ensuite l'Endurance, quand les flots joueront contre vous. Ensuite la Générosité...nous verrons bien comment vous affronterez l'onde. Et enfin la Sagesse. Quatre épreuves. Et vous n'êtes que trois.

- Vous nous aviez dit que le chemin était agréable ! s'insurgea Dian.

- Il l'est par rapport à l'Endroit de Vérité, petite.
- Peut-être que vous devez être des nôtres, dans ce cas, dit Salman.
- Oh non. D'ailleurs...cela commence. Adieu. Je ne vous déteste pas, et je vous ai même en compassion. Peut-être même que je vous pleurerai. Mais quand vous trouverez votre destin, dites-vous que vous l'aurez choisi. »

Son dernier mot mourut subitement - et avec lui, les étoiles et la lune. Le noir était absolu, sinon pour des reflets d'argent qui venaient de l'eau à côté.

Les ados s'appelèrent les uns les autres. Ils se trouvèrent dans le noir, se touchèrent les épaules. Ils tremblaient de peur. Il y avait le noir presque partout, sauf pour l'affluent - comme s'ils étaient devenus aveugles. Dans un monde de smartphones, de réverbères et de diodes, le noir, c'était un mot galvaudé et intangible. Là, il devenait réel, absolu. Cass comprit pourquoi les gens avaient peur du noir (elle avait toujours dit en haussant les épaules que c'était « une peur de bébé »), parce qu'elle se mit à avoir peur du noir. Le noir n'est rien, mais c'est ce qui peut en surgir à tout instant qui est terrifiant. Ce craquement au loin, est-ce un dieu ours qui allait surgir pour la faire mourir de peur ?

Elle s'entendit dire malgré elle « Écoutez, c'est pas facile. Mince, j'ai beaucoup trop peur. J'ai jamais eu peur, mais là...» encore une fois, Salman crut qu'elle allait pleurer pour la première fois de sa vie, mais elle tremblait simplement, et poursuivit « Je ne suis pas certaine d'en être capable. On peut juste faire quelques pas en arrière, et rester avec Wapunchose. Et faire une expédition vers des endroits plus chauds. Trouver d'autres portes. », ce à quoi Salman enchérit dans un murmure : « le courage, c'est de savoir quand abandonner. »

Une lumière apparut entre les trois, éclairant leurs joues rouges et leurs nez morveux de blanc : Dian avait allumé son smartphone. Pas de réseau, et une batterie clignotante. Le courage, c'était Dian. Il dit :


- « Nous n'avons fait qu'un pas. La peur est une amie.
- C'est affreux d'avoir peur ! s'exclama Cass.
- La peur te donne une indication précieuse de ce dont nous devons nous méfier. Je suis comme vous : je suis terrorisé. Et c'est bien. Nous serons sur nos gardes. Nous allons pousser sur nos jambes et aller encore plus vite. Le courage, ce n'est pas pulvériser la peur, Cass. Et ce n'est pas de savoir quand abandonner, Salman. Le courage c'est d'avoir peur et de vivre avec, et d'avancer quand même. Croyez-moi, je suis incollable en la matière. En route. »

Et ils poussèrent sur leurs pieds un temps indéfini, et tout était froid et silencieux, et ce vide hantera longtemps leurs cauchemars dans les années futures, mais ils franchirent quatre affluents sur des gués de fortune et voici que les étoiles apparaissent à nouveau dans le ciel - faibles lumières mais capables de dessiner les arbres et les montagnes autour. La lune, elle, avait disparu pour de bon.

Cette fois-ci, l'affluent coulait à rebours de leur progression. Au bout de quelques pas, ils étaient usés, et Salman s'assit dans la neige. Tous ses muscles brûlaient, bien plus que le froid. Ils attachèrent la corde autour d'un tronc. Cass distribua des barres chocolatées et en mis même deux sur l'épaule de la partie haute du cadavre de Raymond. Ils s'abreuvèrent à l'onde énergique dans ce pays figé, et malgré son froid elle leur donna une vigueur nouvelle. Cass leur cria dessus des encouragements absurdes, elle disait : « On va s'en sortir Salman et ils vont nous donner un MILLION D'EUROS, tu m'entends Salman ? Qu'est-ce que tu vas faire avec tout cet argent ? » ou encore : « On va rencontrer un Dieu, Salman, et toi tu traînes comme si t'étais en chamallow, mais qu'est-ce qu'il va penser de toi ? Que t'es un nul ! Il va dire « Ma petite Cass t'a rien lâché de bout en bout demande moi trois voeux, mais toi il te donnera zero voeu, c'est carrément sûr. Mais moi je veux bien te donner UN de mes vœux si tu te lèves MAINTENANT ET QUE TU TIRES ! »

Et Salman se levait et tirait, et Cass rajoutait « T'as intérêt de faire un vœu utile et pas un truc genre la paix sur la planète »

Et à force de chocolats et de cris, et de muscles douloureux, ils passèrent quatre minuscules ruisseaux et cent mètres plus loin tiraient le Pélican sur la gauche.

L'eau était à nouveau parfaitement calme. Ils décidèrent qu'il était temps de se reposer et ils attachèrent l'avion et s'installèrent à nouveau dedans. Ils s'endormirent à nouveau les uns collés aux autres pour un nombre d'heures indéfini, pour se réveiller par la vessie pleine et le ventre creux, mais toujours dans la nuit.

Cass ronflait, les deux bras en croix. Dian et Salman murmuraient.

- « Qu'est-ce que l'épreuve de la générosité ? demanda Dian.
- Souhaiter la paix sur la planète et pas un million d'euros ? »

Dian sourit dans la nuit. Elle regarda le profil doux de Cass.

- « Les gens endormis sont toujours beaux, dit-elle.
- La vulnérabilité est une forme de beauté rare dans un monde où tout le monde se tape dessus.
- C'est vrai, donc. Tu es le Roi Sage. Et je comprends encore mieux que toi ce que tu viens de dire.
- Tu es énigmatique, Dian. Je pensais que c'était pour te donner une attitude. Mais c'est vraiment toi.
- Oui. J'essaie de marcher vers moi-même. Je ne me suis pas encore trouvé. Un jour, peut-être.
- Tu sais ce qu'on dit, le voyage est plus important que la destination.
- J'aimerais que ce soit vrai pour ce voyage interminable dans ce pays étrange...

- Je pense...je pense que c'est peut-être le cas. Ce qu'on voit comme des épreuves...souvent ce sont des moments bénéfiques. Des moments intenses. Que je déteste hein, mais j'en ressors apte à faire quelque chose qui me terrifiait avant. Je maudis ce voyage et toutes ces situations irrationnelles. Cass...elle me met dans des situations pas possibles, comme la fois dans le métro. Mais demain, si je devais être coincé dans le métro, et bien ça irait. Je saurais comment m'en sortir. Tu sais quoi, Dian ? Je crois que tu as raison. Le Kise Manito veut nous voir. Peut-être même qu'il veut nous faire un cadeau, et que ce cadeau, c'est cette conversation avec toi maintenant. »

Dian plongea son regard énigmatique dans les yeux de Salman, qui poursuivait : « Dian, j'ai une croyance profonde. Je pense qu'on se rencontre toujours pour une bonne raison. Mais que c'est jamais celle qu'on croit. Peut-être que tous ces ours et ces morts et ces Manito, c'est pour que je te dise quelque chose de simple, ou que tu me dises quelque chose de simple, mais d'essentiel, qu'autrement je n'aurais jamais su, et qui va changer ma vie ou la tienne pour toujours. »

Il y flottait cette tension évidente qui existe entre deux personnes intimes dans le noir, mais la seule chose qui arriva, c'est Cass qui bondit sur ses jambes pour dire qu'elle était en pleine forme, et qu'après un petit pipi elle serait prête à tirer l'avion.

Ils s'y mirent tous et étrangement l'avion sembla aussi participer avec bonne volonté à la manœuvre, comme un animal enfin domestiqué. Par habitude, ils suivirent sans se poser de question le quatrième affluent et la marche était si aisée, les étoiles si brillantes - semblables à celles des contes de noël - et l'humeur si douce qu'ils riaient à toutes les sorties de Cass.

Et puis elle apparut, énorme. La lune surgit de l'horizon droit devant, un horizon sans aucune montagne, comme si la rivière continuait sans fin dans une prairie. La lune n'était pas grosse comme dans les films, elle était impossiblement immense : le haut de son disque clair occupait l'ensemble de l'horizon devant eux, ils distinguaient aisément tous les détails comme sur une photo satellite. Elle était si proche qu'ils avaient l'impression d'être plus légers, comme attirés par elle. C'était impossible, mais tout l'était ici.

C'était la Lune de la Nuit Éternelle, telle que prédite par Wapunkiminuna. Et si elle était là, visible et impossible, c'était que le terrible Endroit de Vérité, leur ultime épreuve, était tout proche.

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