7 - Autour des hautes flammes

Wapunkiminuna a rassemblé du bois étonnamment sec, protégé de la neige par une peau tannée. Rapidement, les flammes se sont élevées haut, plus que les trois amis, et plus que la femme elle-même. Une colonne de rubans dansants qui s'élançait vers les étoiles.

Ils étaient proches du traîneau, et Raymond sans vie semblait aussi participer à la réunion nocturne. Cass le fixait, comme pour se mettre au défi de supporter la vision d'un homme mort. Salman lui, s'immergeait dans les flammes. Seul Dian avait les yeux dans les yeux de Wapunkiminuna quand celle-ci parla avec une voix ferme et forte :

« Vous êtes dans le Pays Secret, dit-elle - et ce mot captura leur attention. L'Antichambre du territoire divin du Kise Manito. Je vais commencer par la fin, et j'en suis désolée, mais vous n'avez pas été invités ici et vous avez probablement franchi une porte que l'on ne peut traverser que dans un sens. Autrement dit, il est possible que vous soyez destinés à rester ici. Cela ne veut pas dire pour autant que la vie y est impossible -

- Ben voyons, s'exclame Cassandre. Pourquoi on pourrait pas sortir ? Y a des grands murs ?
- Non.
- Si je vais tout droit vers le sud, je vais pas tomber sur les États Unis ?

- Non (elle marqua une pause, puis continua :) vous serez sur les terres où se trouvent les États Unis que vous connaissez, mais elles ne seront pas habitées ni civilisées ni conquises. Puisque vous en savez tant sur vos prophètes, vos anciens dieux et vos rois, vous devez connaître votre histoire. Il y a eu des guerres et des conquêtes. Pas simplement les Crees, mais tous les indiens. Et aussi chez vous, d'autres peuples. Je ne sais pas pour vos peuples, mais quand les Crees se sont confrontés à la conquête parfois douce, parfois violente, mais systématiquement sans merci des vôtres, ils se sont vus disparaître. Ils se sont alors tournés vers le Kise Manito.

- Excusez-moi, Madame, dit alors Salman. Vous dites souvent ce mot, Kise Manito. Mais nous ne savons pas ce que c'est, enfin je crois (il se tourne vers Dian et Cass qui font non de la tête)
- Kise Manito est le nom que nous donnons au dieu créateur de la terre et de toutes les formes de vie.
- Et ce Kise Manito a répondu à votre appel ? demande Dian.
- Oui. Il avait créé le monde, alors il a créé celui-ci : le Pays Secret. Il est superposé au monde dans lequel vous avez toujours vécu. Nous sommes pour ceux que vous avez quittés de vagues fantômes si jamais nous devions croiser chemin dans la superposition. Les portes pour mener en ce monde sont rares. Pour les ouvrir, il faut un rituel complexe, transmis entre gardien de père en fils. Les légendes racontent que d'autres peuples opprimés ou désespérés se sont installés en ce monde, sous d'autres étoiles, dans d'autres pays, guidés par d'autres dieux. Vous voulez partir ? Vous pourriez voyager à travers le monde pour trouver ces portes de sortie...mais cela implique de traverser des terres sans route, ni ville, ni village - des terres où des créatures puissantes hantées par des dieux errent sans contrôle. Si vous trouviez des gens, ils parleraient des langues disparues. Et en toute franchise, vous êtes des occidentaux. Vos ancêtres ont asservi ceux qui ont trouvé refuge en le pays secret. Tous n'accepteraient pas avec la bienveillance des Crees votre arrivée, mais notre ancien vous a accepté, et j'ai honte de m'être emportée. Je prendrai soin de vous.
- Comment sommes nous arrivés ici ? demande Dian.
- Chaque porte s'ouvre avec une condition complexe. On atteint le pays secret par la porte des Crees en réunissant trois conditions. Il faut traverser un lac précis qui ne porte aucun nom sur vos cartes, avec un canoe qui a été entièrement construit par vos propres mains durant des années et des années. Enfin, il faut faire un sacrifice de sang.
- Il faut tuer quelqu'un ? » s'exclame Cass, pas tellement impressionnée par la perspective.

L'indienne tire de sa besace un lapin à la fourrure immaculée dont elle avait tordu le cou. Le sort de l'animal pertuba beaucoup plus Dian que la mort de Raymond et elle étouffa un cri, avant de dire non sans mépris :

- « Pauvre petit lapin. Il est bizarre, votre Kise Manito, pour accepter ce type de chose.
- Il est important de cacher le rituel avec des actes précis.
- Et pourtant vous nous dites tout, à nous les occidentaux.
- Parce que vous ne pourrez pas repartir.
- Même pas dans votre canoe ? En tuant un autre lapin innocent ?
- Les lois du temps, et de la vie et de la mort, ne fonctionnent pas ici comme dans le monde que nous connaissons. »

Elle tire une bûche ardente du feu, et la secoue dans l'air froid. Des braises tombent, traçant des constellations dans la neige. Le feu se mue en fumée blanche, puis la fumée disparaît : la bûche est intacte. L'indienne plante la bûche dans le sol. Elle montre alors sur le côté une petite branche qui perce comme s'il y avait un insecte dessous, mais c'est vraiment une brindille qui bouge.

- « J'ai coupé cet arbre et je l'ai mis dans le feu. Mais si je décide d'éteindre le feu, et de replanter l'arbre...la vie va revenir.
- Vous pouvez faire revivre le lapin ?
- Bien sûr. À vrai dire, c'est ma porte de sortie. Quand je déciderai de le relâcher et de lui redonner la vie, je retournerai dans notre monde. »

Salman inspecta la brindille, qui se paraît de minuscules épines vertes.

- « C'est un rituel magique qui vous permet de faire ça ?
- N'importe qui peut le faire dans le pays secret. Il faut juste le vouloir. Ceux qui prennent la vie peuvent la redonner.
- Vous avez compris pourquoi on est entrés dans le Pays Secret ?
- C'est un mystère.
- Je crois que je sais. Vous savez le Pélican, euh, l'avion. Raymond l'a construit pièce par pièce, pendant des années, comme vous avec le canoé, rappela Salman.
- On a tué zero lapin, fit remarquer Cassandre.
- Il y a eu un sacrifice », lui répondit Salman en montrant Raymond. Cassandre se mordit la lèvre. « Si je poursuis votre raisonnement - et Salman avait une vigueur nouvelle, car tout aussi irrationnels que fussent les codes de la situation, ils avaient donc une logique interne - il nous suffirait de redonner vie à Raymond pour retourner dans notre monde.
- Ce qui en plus ressuciterait ce pauvre idiot qui a pas mérité de mourir, et en plus il peut piloter un avion, tous nos soucis seraient réglés. », ajouta Cass.

Dian regarda les flammes, songeuse, murmurant « On peut vraiment ramener un homme à la vie ? » - et ses compagnons savaient qu'elle pensait à son père, et qu'elle devait être perdue.

L'indienne les coupa :

- « Seul celui qui a tué peut redonner vie.
- Tu nous aides pas, là, invective Cassandre, insolente. C'est un gros ours qui l'a tué. M'étonnerait qu'il veuille le ressusciter.
- Vous avez vu un gros ours ? demanda Wapunkiminuna d'un air mystérieux.
- Ça ressemblait à un ours, mais vraiment grand, disait Salman.
- J'ai vu plutôt une ombre, mais grande, expliqua Dian. L'avion était tourné à ce moment là.
- Moi j'ai vu. Mais bien sûr je vais parler et vous allez pas me croire, affirma Cassandre. C'était un dieu de la forêt. Fourrure d'ours, bois d'élans, yeux de loups. Grand comme une maison, et il se tenait debout comme un homme.
- Je te crois, prophétesse, dit l'indienne. C'est la créature gardienne du Kise Manito. C'est l'ultime protection - parce que si j'ai juré au Kise de mourir plutôt que d'ouvrir le passage à ceux qui ne sont pas de mon peuple, peut-être les occidentaux viendront quand même un jour. Alors le Kise veille. Votre pilote avait un fusil ? (ils firent oui de la tête). Et il a tiré ? Il s'est condamné. Et il vous a condamnés. Car puisque le Kise a tué Raymond, seul le Kise peut le ramener à la vie.
- Allons lui demander, proposa Dian - qui pensait encore à son père.
- Comment comptez-vous trouver le Kise Manito ? demanda froidement l'indienne.
- Chais pas, il est où ?
- Il est ici, dit Salman.
- Tu as l'air d'en savoir beaucoup, roi sage, pour quelqu'un qui fait ses premiers pas en terre étrangère, dit Wapunkiminuna.
- Je me nourris de la générosité de votre récit, noble guide. Vous avez dit que ce monde était l'Antichambre du Kise Manito. Il y a donc une porte qui d'ici mène à lui. »

Wapunkiminuna prend une inspiration et soupire :

- « Il est ici. Au bout d'un certain chemin. Un chemin que nombreux tentent de parcourir, car qui sollicite une audience avec un Dieu peut bénéficier de sa générosité. Mais il y a deux raisons pour lesquelles je ne vous mènerai pas là où vous me demandez de vous guider. Tout d'abord parce que oui, j'ai parlé généreusement, persuadée que vous ne quitterez jamais ces terres. Et vous détenez un savoir que votre peuple n'aurait jamais dû connaître. La deuxième raison...(elle fit silence, le temps que quelques bûches craquent). Bien sûr, je suis née dans votre monde. J'ai appris à façonner des arcs juste après avoir appris à parler. Et j'ai été initiée au rite secret du passage vers le Pays Secret alors que j'avais votre âge. J'ai accompagné mon père et mentor en ce monde, où le temps ne s'écoule pas. Le monde de la Nuit Éternelle. Nous autres les passeurs connaissons le chemin vers le domaine céleste du Kise Manito - et peut-être de l'assemblée des dieux bienveillants qui ont écouté les désespérés. Oui, Salman, il part d'ici. Et nous autres passeurs avons ce privilège d'avoir le droit de l'emprunter. Telle est la récompense pour une vie de servitude. Le chemin est simple et s'il n'est pas exempt de difficultés, il est également, à bien des égards, agréable. Il se termine hélas par une épreuve. L'Endroit de Vérité.

- Ouah ! s'exclame Cassandre, que l'idée de chemin secret et d'épreuves étranges enthousiasmait, peut-être déjà blasée par un monde où la vie et la mort suivaient des règles différentes.
- Avec un nom pareil, je me tiendrais bien loin de ce lieu si j'étais toi, ironisa Salman.
- L'Endroit de Vérité est le lieu de l'ultime épreuve des hommes. Mon père disait que rares étaient ceux qui pouvaient le traverser sans tout y perdre. Personne n'en revient jamais.
- Certes, mais si de l'autre côté il y a le domaine des dieux, peut-être qu'ils ont tous réussi à passer cette épreuve trop facile, conclut Cassandre, pour qui la victoire semblait naturelle.
- J'ai aussi pensé ça et j'ai suivi secrètement mon père jusqu'à l'Endroit de Vérité. »

L'indienne décrocha son regard des ados, pour le plonger dans les flammes et un souvenir brûlant.

- « Ce que j'ai vu, là-bas...je ne l'ai vu que de loin, bien sûr...je ne vous dirai pas ce que j'ai vu. Mais quand je vous dis que c'est l'ultime épreuve des hommes, je parle en connaissance de cause. À ce titre, voici quels sont vos destins possibles. Vous pouvez vivre ici sous la protection de notre peuple. Il y a ici dans cette Nuit Éternelle les générations des Crees depuis plusieurs siècles, qui ont de nombreux bienfaits à vous octroyer, tant en nourritures terrestres que culturelles. Vous serez heureux, j'en fais le serment. Ou alors, vous pouvez prendre le chemin du sud, et tenter de trouver d'autres réfugiés, et d'autres portes. Mais vos chances de survie sont minces.
- Et pour le Kise Manito ? demande Salman, obstiné.
- Vous ne survivrez pas à l'Endroit de Vérité. »

La voix de Dian, qui était resté étrangement silencieux, résonna alors. Une voix posée et forgée dans la certitude.

- « Nous allons y aller.
- Vous ne connaissez pas le chemin et je ne vous le dirai pas.
- Madame, dit Dian. Vous avez dit que le Kise Manito empêchait les découvertes accidentelles du lac sans nom. Qu'il était impossible de le trouver, et nous l'avons pourtant trouvé. Et notre Pélican, nous a amenés jusqu'à vous.
- Tout cela est vrai. Tu penses savoir pourquoi, déesse de la lune ?
- Oui. Même vous, vous êtes là. Parce que vous avez un rôle à jouer. Parce que quand on regarde toutes ces choses impossibles qui ont été rendues possibles, il n'y a qu'une conclusion. Le Kise Manito veut nous rencontrer. »

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