6 - Mon Ami l'Algonquin

L'avion tape sur le rivage. Il y a un homme devant les lumières. C'est un vieil indien, il est enveloppé dans un manteau, il a même deux plumes qui tombent de ses cheveux attachés. Il a l'air grave, celui tiré d'une gravure d'histoire.

Cass déverrouille la porte, saute à terre, bondit et entoure l'indien de ses bras ! On dirait qu'elle pleure à moitié et qu'elle vient de retrouver un membre de sa famille; elle crie des morceaux de phrase censés raconter son aventure : « moteur en panne » « trafiquant de drogue » « ours géant » - ce serait un miracle de comprendre quoi que ce soit, se dit Salman, si tant était qu'il parlait français, ce qui était très peu probable.

Cass rajoute même « Aigle géant ! » - ce à quoi Dian dit « Aigle géant ? » et Cass dit « C'est terminé maintenant, Dian, on est totalement sauvés, on peut oublier cette histoire d'Aigle géant. »

Comme l'indien ne réagit pas, Cass s'arrache de lui. Il y a un échange de regard. Il est assez vieux...

Il se met à parler...en indien, probablement. Salman jette un œil à Dian pour savoir si elle comprend cette langue qui se loge dans le nez et qui a ses voyelles si longues, mais Dian secoue la tête.

L'indien parle un moment, puis se tait.

Salman s'avance et dit quelque chose. En indien. Cass jure de surprise. Le vieil indien plisse les yeux. Salman répète sa phrase en indien. Alors le vieux s'incline et dit autre chose, puis se tourne et avance à petit pas vers la construction derrière lui.

- « Je pense qu'on peut le suivre, dit Salman.

- Attends, tu PARLES INDIEN ?

- Non. Enfin je sais juste dire une phrase qui en gros dit « Bonjour et merci de nous accueillir »
- Tu te moques de nous, dit Dian. Je ne sais pas grand chose mais je sais qu'il y a des tas de dialectes indiens. On trouve quelqu'un au pif au milieu de nulle part et tu sais leur dire bonjour ? »

Salman tire son livre « Mon ami l'Algonquin » de son sac à dos.

- « Je ne sais pas si je dois t'inviter à être l'amie de Cassandre, car tel l'espoir a moitié coincé dans la boîte de pandore, tu trouveras chaque jour une raison de la maudire, et une raison de la remercier. En arrivant, Cass a prétendu avoir lu dans un guide que les indiens de la région n'étaient pas des Algonquins...j'imagine qu'elle a menti parce que c'est Cass, c'est tout. Mais cela m'a rappelé un de mes livres préférés, celui-ci, qui raconte la rencontre d'un explorateur avec Grand Ours, un algonquin de la tribu Cree. Je l'ai donc relu - et je suis tombé sur cette phrase qui finalement s'avère utile. Ce sont des Cree.
- Comment tu le sais ? dit Cass, agressivement.
- Maintenant je le sais. Je me suis dit que ça ne coûtait rien d'essayer.
- Tu sais, dit Cass à Dian alors qu'ils avançaient vers l'habitation, ce n'était pas son livre préféré. Car tous ses livres sont ses préférés, tu vois le délire ? C'est un nerd ultra ennuyeux, utile chaque 32 du mois quand wikipedia est hors ligne. »

La « maison » de l'indien était des plus étranges. En peaux tendues, bardées de motifs mystiques, des lumières, chaleureuses et vivantes, venaient d'étranges lanternes et ne projetaient aucune ombre.

Il écarte un pan de la tente, et une bouffée de fumée monte vers les étoiles (Salman croit voir passer quelque chose dans le ciel). La tente est chaude, presque un sauna. Il y a d'autres indiens, hommes et femmes, vieux - le vieux du dehors, c'était le petit jeune du groupe. Ils se pressent, et laissent suffisamment de place pour les trois ados autour d'un feu central.

Ils se passent de façon anodine un objet fascinant : une pipe dont le foyer est une tête d'aigle sculptée et peinte en noir et blanc, et sur chaque côté de la tige se déploient en éventail des plumes d'aigles attachées les unes aux autres - c'est une longue pipe, mais à chaque passage on dirait qu'ils se passent un oiseau blessé de main en main.

À genoux sur un tapis épais, Cass se met à faire un long discours incohérent mais intense dans lequel se mélangent gratitude et diverses affabulations, mais elle garde les yeux sur la pipe sur laquelle toute son attention se concentre. La fumée du calumet danse comme un dragon serpent autour de la colonne centrale de nuages gris exhalés par le foyer.

Les indiens parlent entre eux, lentement. Cass n'est qu'un oiseau inintelligible pour eux. La pipe passe à Salman, qui refuse. Dian prend une bouffée, qui semble retourner son corps alors que Cass s'empare de l'objet.

L'ouverture de la grande tente, à nouveau, surprend les trois jeunes. Cette fois-ci c'est une femme, trente ans maximum, une tenue blanche et des traits indiens, qui entre. Elle est énergique, vivante, et même furieuse : elle tire Cass par l'oreille à l'extérieur, et Cass se débat à coups de pipe, en criant « mais t'es qui, t'es pas ma mère ! »

L'indienne parle en plusieurs langues, pour tomber sur le patois de Dian, qui lui demande à nouveau de basculer dans un français d'antan très approximatif, où les mots qui manquent sont comblés par de l'anglais moderne.

- « Vous n'avez rien à faire ici, qu'elle dit, sèchement.
- D'accord, dit Dian. Appelez quelqu'un qui viendra nous chercher.

- Ce n'est pas possible !
- Vous êtes venue comment ? En voiture ? demande Dian finement.
- Ou en chiens de traineau ? renchérit Cass, intéressée, qui se voit déjà glisser sur la glace.

Cette dernière porte enfin la pipe à la bouche et la femme lui arrache. Cass est si déçue qu'on dirait qu'elle va se mettre à pleurer.

« Nous sommes partis sur de mauvaises bases, dit Salman. Je sais que c'est une réserve indienne, que nous n'avons pas le droit d'être ici...»

Il dit cela en la suivant dans ses pas, dans une couche de neige crissante. Il y a bien un traîneau, mais sans chien, et Cassandre ne manque pas de faire le serment secret d'utiliser ce traineau.

Elle retire la couverture du traîneau : il y a un corps dessous. Un corps écorché vif, aux bras à moitiés arrachés, où la lividité de la peau tranche avec le sang des chairs. C'est Raymond, sauvagement mutilé à mort par quelque monstre.

Salman commence à trembler, puis recule en hurlant, puis se met à pleurer. Cass tombe sur Raymond comme une gisante de cimetière, elle crie « Sale trafiquant de drogue, je voulais pas que tu meures ! C'est trop nul ! », et Dian regarde le corps, puis fixe les yeux de la femme. Il n'y a que Dian avec encore la totalité de ses esprits, et son calme domine la situation; par son attitude, elle prouve quelque chose d'indéfinissable à cette femme, et elle lui dit :

- « Et donc ?
- Pourquoi avez vous atterri sur le lac ?

- Panne de moteur.
- Impossible.
- Ah bon, vous êtes une experte en avions ? Vous allez pouvoir nous ramener alors.
- Le Kise qui a tué cet homme veille. Il n'y a pas de panne. »

Salman était roulé en boule dans la neige. Cass pas bien plus utile, au pied du corps. Dian poursuit :

- « Vous ne voulez pas qu'on reste, pas vrai ? Et bien on veut aussi partir. On va trouver un moyen de s'entendre.
- Vous ne pouvez pas partir ! C'est trop tard !
- On peut essayer.
- Je vois ton calme, mais tu es inconsciente. Le chemin ne s'ouvre que pour ceux acceptés par le Kise Manito. Je pourrais m'asseoir face à toi et te parler des années que tu ne comprendrais pas. »

Sa fureur était partie. Pour la première fois, elle ne les voyait pas comme des enfants ayant commis une bêtise grave qui les dépassait, mais comme des enfants, de simples enfants étrangers. Elle affiche donc la véritable teneur de son cœur, de la compassion, et donc du désespoir.

« Vous n'êtes que des enfants, malheureusement. »

Alors Cass se dresse, la mâchoire serrée de rage. Elle se tape la poitrine et dit :

« Je suis Cassandre, et je porte le nom d'une prophétesse antique que personne ne croyait. Alors écoute moi, méchante femme et surtout : ne me crois pas. Bien sûr qu'on va prendre nos cliques et nos claques et qu'on va se tirer d'ici. Que tu nous aides ou non. On a pas besoin de toi. À vrai dire, si mille personnes comme toi nous barraient la route, ce serait rien du tout pour nous. »

Et cette femme qui parlait aux esprits, et qui négociait des passages pour les morts, regarde cette fille qui se prétend prophétesse et ne peut s'empêcher, dans une partie d'elle, de croire que c'est possible et d'une certaine façon logique, voire : prédestiné.

Cassandre prend la main de Dian et enlace ses doigts avec elle, ce qui la fait rougir. Elle lève sa main et dit :

« Et elle...ou il...c'est Dian. C'est le nom de la déesse de la lune et de la chasse. Elle a un cœur de guépard et elle parle aux étoiles. Chacune de ses flèches tue sur le coup, que ce soit un petit oiseau ou un dieu-ours immense et millénaire. »

La femme regarde intensément Dian. Salman se relève, pleurnichant comme s'il avait trois ans. Elle le montre du menton.

« Et lui c'est Salman. Son nom ne veut rien dire, mais il sait tout. Presque tout. »

Salman arrête de sangloter et la coupe :

- « Je porte le nom d'un roi. C'est le nom du plus sage des rois.
- Quoi ? Y a absolument zero roi qui s'appelle Salman, proteste Cassandre, qui passe rapidement dans sa tête en revue les rois de France (beaucoup de Louis, quelques Henri)
- C'est Salomon, le plus grand roi des trois grands livres saints de notre peuple, dit Salman à la femme. Un roi dont la plus grande richesse est peut-être sa quête de la vérité.
- C'est celui du bébé coupé en deux ? demande Dian.

- Un bébé coupé en deux ? répète avec dégoût Cassandre.
- Un roi bâtisseur. Civilisateur. Qui apporte la paix. Un homme de science.
- Rien que ça ! explose Cassandre. C'est pour ça que t'as toujours cet air insupportable de celui qui se pense meilleur que les autres ! »

Ils sourient tous dans le tragique de la situation, et la femme semble convaincue de quelque chose. Elle s'agenouille pour mettre son visage au niveau du leur.

Un cri aigu déchire le ciel. Levant les yeux, ils voient l'ombre d'un oiseau immense - l'aigle géant de Cass. Il est si grand par rapport aux nuages qu'il semble être très proche d'eux, Dian tend même la main pour l'attraper. Mais non, il est loin et immense, et il tient dans ses serres un ours qui semble ainsi aussi gros qu'un mulot - le sang de l'ours tombe en pluie sur la cime des arbres.

La femme prend la parole et leur fait retomber le regard : « Je suis Wapunkiminuna. C'est le nom de celle qui connaît le chemin de l'aube dans le pays secret. Ce chemin, je dois vous en parler. »

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