4 - Territoire interdit

Le soleil ne se couche pas - il ne se couchera pas en cette latitude, heure et date - il restera un disque roulant sur l'horizon, mais le corps a du mal à comprendre. Ils s'endorment malgré le bruit, les vibrations, et le soleil.

Raymond donne un grand coup dans la carlingue et ils sursautent. Ils fixent ses yeux durs, puis son bras allongé, et son index, qui pointe sur la droite - le nord.

La nuit est présente, de ce côté. Et, lointainement, un spectacle fantastique : le rideau cosmique d'une aurore boréale : figée et pourtant dansante, violette et verte dans le bleu ténébreux du nord. Et immense. Plus grande que tout. Un instant, le bruit disparaît, et ils sont bouche bée devant la majesté d'un coup de vent solaire venu se figer dans le froid polaire.

Et puis Raymond lâche un mot d'un ton grave et sec, la fête est finie. Dian traduit « Il faut s'attacher. Il y a un problème ».

Le Pélican plonge. Le vrombissement s'intensifie. Ça ressemble à un crash. Salman réfléchit sur la mort, pense aux philosophes grecs, à la migration des âmes, au grand cycle karmique. Cassandre tient sa main. Une larme au coin de l'œil, elle lui dit : « je suis désolée. » ; Dian regarde droit devant, étrangement calme.

Le Pélican se redresse, et caresse l'eau d'un lac sans défaut, qui reflète les montagnes éclairées du soleil figé. On est posés sur l'eau. On ralentit. On est sauvés.

Le moteur s'arrête et l'hydravion glisse vers une rive de roches noires et pointues, comme taillées pour se défendre de toute invasion par la mer.

Un petit « poc », tel un un coup d'épaule, et l'appareil est contre la terre. Raymond se retourne, parle en hurlant comme d'habitude, un long discours...avec des blancs...il cherche ses mots. Il n'est pas à l'aise. On ne comprend rien. Il sort du Pélican en refermant la porte.

Au moment où il pose le pied sur la première roche noire, il se passe quelque chose. Une forme de bruit jamais entendu, comme un « tump » très léger, très doux, mais qui semble remonter de partout dans leurs corps, et jusqu'au sommet des montagnes immortelles.

Il se retourne, rouvre la porte, prend le fusil, et ressort.

Dian nous dit « Il y a un problème de moteur...je peux pas vous dire quoi, c'était un mot de machine que je connais pas. Il a dit des tas de gros mots que je vais pas traduire, parce qu'on a dû se poser pour qu'il répare...

- POURQUOI il a pris le fusil ? crie presque Cass, qui voyait ses craintes confirmées.

- J'en sais rien ! Laisse-moi terminer. On s'est posé sur une réserve indienne...enfin, pas tout à fait. C'est un territoire indien totalement interdit. Personne ne doit jamais y aller...

- Pourquoi ? demande Salman.

- Mais j'en sais rien ! Voilà, on reste ici, jusqu'à ce qu'il répare. »

Cass se détache, se jette sur la vitre. Elle voit Raymond qui attache le Pélican avec une corde autour d'un de ces rochers noirs. Il est trop coupant, alors il remonte une grève de galets gris pour atteindre un des rochers.

Cass se jette ensuite sur le sac sur le siège à côté. Dian la tire en arrière, presque violemment : « Il a dit de pas le toucher !

- Dian. Je vais pas prendre la drogue qui est dans ce sac. Je vais vous la montrer. Vous allez la voir, vous direz que j'ai raison, et désormais, aujourd'hui, demain, et tous les autres jours, vous ne remettrez plus jamais en cause ce que je dis. Vous ne douterez plus.
- Et si tu te trompes ?
- Impossible. »

Salman laisse échapper un cri, les yeux fixés sur la fenêtre. Dian et Cass lèvent la tête.

Une ombre géante, grande comme deux Raymond, s'approche du cœur des bois. Le pauvre pilote tire sur la corde, s'approche du bois, inconscient du danger. Les ados se jettent sur la vitre, tapent dessus, hurlent depuis l'intérieur de l'avion. Cass tire la poignée de la porte - elle est bloquée de l'extérieur !

Cass prend un outil par terre, une sorte de grosse clef anglaise et tape sur la carlingue de l'intérieur. Raymond, sourd comme les montagnes, mais plongé dans leur silence, finit par lever les yeux vers les passagers de son Pélican. Ses yeux sont très aiguisés par contre, ceux-ci voient que les ados pointent derrière lui et Raymond tourne enfin la tête vers l'immense créature.

Il crie et sursaute. Il prend son fusil qui tombe. La corde qu'il tenait commence à filer comme un serpent fuyant sur le sol : l'hydravion reprend sa course sur le lac, aspiré par le courant d'une rivière ! Le pilote épaule le fusil, tremble, reprend son calme, tire, et le bang fait comme trembler toute la terre - et ce sont les arbres qui tremblent, avant de libérer des immenses oiseaux blancs aux ailes déployées, des ailes plus grandes que des hommes.

Raymond voit la corde filer, il fait un truc bête, il pose le pied dessus pour la bloquer. Il tombe par terre alors que l'avion exerce une traction irrésistible.

L'avion pivote doucement, emporté par la rivière, et la queue de l'engin masque le destin du pauvre Raymond : Salman voit un ours géant sortir du bois - Dian voit une ombre noire, comme un fantôme, se jeter sur le pilote - Cass voit un humain sauvage gigantesque - un dieu primitif au nom inconnu, survivant de temps immémoriaux, venu punir un trafiquant sans foi ni loi.

Quelques secondes plus tard, il y a enfin le troisième bruit : un tremblement léger, comme un frisson qui parcourerait tout ce qui est visible et invisible, qui appuie sur toutes les parties du corps et de la carlingue de l'avion, un instant l'horizon se teinte de rouge, et la réalité reprend corps.

Ils regardent vers l'avant : l'hydravion accélère, emporté par le flot impétueux d'une large rivière.

Cass se précipite sur le siège du pilote, s'attache, prend le manche dans ses mains - ses yeux dépassent à peine du tableau de bord et voient vaguement les rives.

- « Attends tu sais ce que tu fais ? demande Salman.

- Je suis totalement prête. Vous dormiez, vous vous pensiez en sécurité, mais chaque seconde depuis le décollage, je travaille à vous sauver. J'ai observé comment il pilote l'avion en faisant semblant de dormir. Je sais. »

C'était difficile à croire, surtout au vu du résultat : l'avion glissait sur la rivière, sans aucun contrôle apparent.

- « Et bien alors mets toi sur une rive ! On doit aller sauver Raymond ! hurle Dian.
- Le sauver comment ? siffle, tendue, Cass. T'as vu ce qui est sorti des bois. Raymond. C'était un adulte. Un bandit, un trafiquant de drogue. Un dur. Un type avec un fusil, qui sait s'en servir. Et on a tous vu ce qu'il s'est passé. La Nature est venue et nous a sauvé. Elle nous emporte. Elle nous montre le chemin.
- On va suivre la rivière jusqu'où ? Si jamais tu sais vraiment piloter !

- Jusqu'au bout. Là où toutes les rivières portent ceux qu'elles veulent sauver. Jusqu'à l'Océan, où se trouvera un port et nous serons enfin à l'abri. Et oui, je sais parfaitement piloter. »

Comme pour faire taire son insolence, la rivière semble avaler l'hydravion dans un trou d'eau au milieu des courants torrentueux. De l'eau glacée s'infiltre dans l'avion, et les petits embruns effroyablement glacés qui filtrent dans la carlingue leur arrachent des cris de douleur.

Puis ce sont des rapides : l'hydravion tourne, semble plonger, accélère, tape sur un rocher affleurant. À chaque rocher heurté, tout l'avion sonne comme une cloche, et le bing résonne dans les bois, faisant lever des milliers de museaux et se figer oiseaux et rongeurs - et peut-être, s'éveiller, dans une pénombre inviolée par la civilisation, des dieux anciens et oubliés. À chaque choc, ils sont envoyés de part et d'autre de l'avion comme des personnages de dessin animé.

Et puis les chocs s'arrêtent. Dian s'aperçoit, sonné, qu'il est agrippé au sac de sport de Raymond. Il se dit qu'il pourrait l'ouvrir...mais quelque chose cloche...il ne saurait dire quoi.

Il relève la tête, en même temps que les autres. Ils semblent se réveiller d'un long sommeil, et pourtant, ils n'ont pas dormi malgré l'heure tardive.

L'hydravion dérive encore sur la rivière tranquille, très tranquille. Parfois, un saumon curieux saute des eaux dans un éclat d'argent. Les bois sont tranquilles. Les grands sapins gardent leurs secrets silencieux dans un voile de ténèbres. D'ici, ils couvrent même les montagnes. Devant eux, les étoiles, intenses, et le rideau fabuleux de l'aurore boréale.

- « Il y a un truc bizarre, mais je n'arrive pas à dire quoi, dit Dian après un silence.
- C'est le soleil, répond Salman après un silence... Il s'est couché. »

Oui, la voie lactée se devinait derrière le rideau du vent solaire. Pour la voir ainsi, c'est qu'il n'y avait plus un seul rayon de soleil dans le ciel, que l'astre avait disparu derrière l'horizon.


Et même la tête de bois qu'était Cass comprenait l'implication de ce constat impossible à nier : à cette période de l'année, à cette heure, en cette latitude, le soleil ne se couchait pas.

Les dieux énigmatiques de ce territoire interdit, en se réveillant, avaient peut-être pris quelque chose de plus que la vie de ce pauvre Raymond.

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