3 - Cette fois-ci, c'est la vérité pure

Le pilote est apparu devant eux comme il aurait surgi d'un coin de rue. Cass pousse un grand cri et manque de tomber en arrière. Salman le regarde : casquette, mains noires...un air sinistre et dur, mais c'est la région. C'était l'agresseur de Cass, si tant est que son histoire fut vraie.

Il s'essuie les mains noires de graisse moteur et aide Cass à se relever. Il parle avec Danielle - ce n'est pas du québécois ni de l'anglais, un mélange des deux, une mélasse où un ou deux mots clairs et bien esseulés saillissent comme un feu d'artifice bref.

Danielle nous présente à Raymond, un prénom bien sage et bien ancien qui tranche avec le portrait abominable et monstrueux qu'en a fait Cass. Raymond est d'ici, un brave gars, nous dit-elle. Et son avion, le Pélican, il l'a construit tout seul durant 20 ans, boulon par boulon.

Elle lui serre la main avec méfiance.

Il nous installe dans l'appareil. À l'arrière, il y a de la place pour deux, mais trois enfants peuvent tenir. Et Dian est vraiment mince.

Cass regarde de tous les côtés, elle bascule, genoux sur le siège, intenable comme un animal, pour regarder par la fenêtre de derrière et ne pas lâcher des yeux Raymond.

Salman, lui, remue des idées plus grises : si son père est le responsable du site, si le père de Dian est mort en y travaillant, est-ce que la faute retombe un peu sur lui ? Doit-il s'excuser ?

Il murmure :

« Je suis désolé pour ton père. Vraiment. »

Après un silence, Dian répond :

- « Je n'étais pas très proche de lui. Ni de sa femme. Ni de ma mère. Ni du mari de ma mère. C'est vrai que maintenant...et bien je suis seul. Tu sais...j'ai voulu être seul si longtemps, si souvent...mais évidemment pas à ce prix.
- Donc tu vas vivre avec ta mère maintenant ?
- Je vais être obligé. En fait, je ne réalise pas pour papa. Je ne sais pas quand est-ce que je vais pleurer. Pour l'instant, rien ne vient, même pas la tristesse. Peut-être qu'on ne pleure aux enterrements que dans les films. C'est mon premier.
- Ce sera mon premier aussi. Je viendrai.
- Pour l'instant, c'est bizarre. Mon problème, c'est ma mère. On ne s'entend pas bien. Elle ne vient même pas à l'enterrement. J'aimerais que le voyage se prolonge...mais...tu vois ce que je veux dire ?
- Tu veux être seule, et ton père meurt. Tu veux que le voyage se prolonge, et...je ne sais pas...le pilote se trompe et on se retrouve au milieu de l'océan, c'est ça ? »

Dian sourit, un pauvre sourire.

Cass se penche sur eux. Elle vient de voir quelque chose de très important. Elle leur murmure d'une voix pressante :

« Écoutez. Écoutez. C'est très grave. Je sais que...je sais que parfois je dis des choses, et que ce n'est pas tout à fait la vérité. Je viens, je dis « ceci est la vérité », mais je raconte des mythos parce que c'est marrant, mais parfois c'est vrai, d'accord ? »

Salman pensa à la fois où ils avaient passé un après midi à ramasser des myrtilles, le corps plié en deux, dans les buissons ras du sous-bois de la maison de grand maman, qu'il y avait un beau bol magnifique de baies bleues dont ils comptaient faire des pancakes au matin - mais que Cass avait mangé entièrement dans la nuit.

Elle avait expliqué avec tout le sang froid du monde, à toute la famille de Salman, en les regardant dans les yeux, qu'elle était descendue "au cœur de cette mystérieuse nuit sans lune" ayant entendu des bruits, que les bruits étaient en fait des agents secrets venus s'installer ici car la maison de campagne était située à un point spécial pour écouter une transmission secrète ultra importante venue d'ennemis étrangers, et que pour la maintenir dans le silence ils l'avaient gavée de myrtilles.

Il pensa aussi à cette fois où elle avait oublié à la maison l'exposé sur les animaux du désert qu'ils avaient rédigés pendant 2 mois, en 6e, elle et lui, enfin surtout lui, et qu'elle avait pris la parole devant toute la classe et d'un ton assuré avait expliqué qu'un voyageur dimensionnel était apparu dans sa maison et il n'avait exactement que 30 secondes pour avoir des informations sur notre monde avant que sa porte dimensionnelle ne se referme à jamais, et qu'elle pensait que l'exposé, où qu'il soit désormais, était bien plus utile dans les mains du mystérieux voyageur que devant cette classe de débiles - le mot débile était de trop, mais il a achevé de convaincre la plupart de ses camarades. Le prof, beaucoup moins.

Cass ne mentait pas simplement pour se couvrir. Le monde, avec ses pandémies, sa singularité technologique et son terrorisme, était pour elle d'un ennui mortel - elle n'arrivait pas à comprendre que des existences simples de boulanger ou de comptable cachaient parfois des épopées puissantes; et elle ne pouvait ainsi faire le tour du quartier sans croiser quelqu'un qui serait à coup sûr un serial killer, un hacker russe, ou un milliardaire déguisé.

Elle était le seul livre de fiction de Salman, le meilleur du monde, car tous les auteurs savent que leurs récits sont des inventions, mais ses histoires à elle, elles étaient vraies, elle y croyait - il n'y avait pas un acte d'invention mais un processus étrange de lecture biaisée de la réalité. Une forme de folie. Ses récits ne commençaient pas par « il était une fois » mais par « Tout ce que je vais vous dire n'est rien d'autre que la pure vérité. »

Cette phrase fétiche, prononcée comme une formule antique et avec la gravité d'un prêtre, signalait l'ouverture de la grande porte vers le n'importe quoi. Salman, depuis l'affaire des myrtilles, avait appris qu'il n'y avait rien à faire une fois le sésame prononcé, et qu'il valait mieux, comme au cinéma, bien s'installer dans son fauteuil et profiter du spectacle.

Cass inspira profondément puis murmura :

- « Ce que je vais vous dire...les amis...ce que je vais vous dire n'est rien d'autre que la vérité. Pure. Nos vies parfaitement tranquilles sont ni plus ni moins sur le point de basculer dans un récit hélas banal d'horreur et de meurtre et de kidnapping ou pire encore. (sa voix était excitée par une peur sincère, elle la contrôla puis poursuivit) L'abominable pilote -

- Raymond ? demanda Salman, espérant par le prénom ramener de l'humanité dans l'individu.
- Oui, Raymond. Pendant qu'on était là, à l'arrière, à se douter de rien, je l'ai vu, il était derrière l'avion. Moi je regarde tout vous savez. Il était avec quelqu'un de super louche : cicatrice sur le visage, yeux de tueur, peut-être des doigts en moins façon punition de yakuza ou pacte criminel, vous voyez le topo. Le mec avec les yeux de tueur, il donne un sac de sport très grand à Raymond. Et Raymond, il lui donne de l'argent. Pas un petit billet, hein, je vous parle de liasses épaisses comme des annuaires, et là je vous demande, qu'est-ce qu'il y a dans ce sac qui peut valoir tant d'argent, pas vrai ? Moi je sais : de la drogue.
- De la drogue ? dit Dian, très impressionnée, et qui ne connaissait pas bien Cass.
- Exactement. Oh, Cassandre ne lit pas les livres épais écrits petit de Salman, mais elle connaît le monde et sa sordide réalité, elle sait pour les trafics de drogue permanents entre les USA et le Canada, c'est dans des tas de films.
- D'accord, dit Salman, mais le meurtre et le kidnapping ?
- Salman, ého ? Le mec se balade avec un FUSIL. Et maintenant qu'on sait, et qu'il sait qu'on sait, tu penses qu'il va nous laisser tranquilles ? »

La porte grince un bon coup, et ils sursautent tous les trois. Raymond avait un gros sac de sport bosselé mais aussi rempli de choses molles. Il le pose sur le siège du copilote. Il pose son fusil dessus. Il commence à hurler des mots aux ados - on dirait qu'il ne sait pas s'exprimer en parlant normalement.

Cass, de façon impertinente, plus excitée par l'idée d'avoir raison que paralysée par la peur de mourir, pose la main sur le sac et dit « Y a quoi là dedans ? »

Raymond lui tape sur la main et ça claque, puis pointe un index menaçant, et dit quelque chose que Dian n'aura pas à traduire : touche pas à ça, sinon...

Le récit absurde de drogue prenait corps. Raymond se retourne, leur demande de s'attacher - quand il allume le moteur, on comprend pourquoi il crie tout le temps : ça fait un boucan infernal. Tout vibre.

Par les petites fenêtres, ils voient ce que l'accélération leur fait sentir : le Pélican s'avance doucement dans l'eau et tourne onctueusement dans le sens de la rivière. Raymond pousse les moteurs et après quelques secondes, l'avion s'arrache à l'eau, oscille comme pour s'ébrouer, et semble être libre à nouveau.

Clarencoal devient cette petite rue bardée de maisons, collée à la ligne de chemin de fer qui disparaît dans des forêts sans nom. Le soleil n'en peut plus de ne pas se coucher à cette latitude où il a tant de mal à mourir.

Les montagnes sont hautes. De grandes étendues sauvages de sapins, de neiges, d'animaux cachés, et de grands lacs où personne ne va jamais. Là peut-être sont de véritables trésors. Et de l'autre côté du soleil, des étoiles intenses.

Dian nous traduit une phrase de Raymond en hurlant : « Le ciel est dégagé, on sera arrivés dans six heures ». Cette nouvelle, et la merveille du paysage, détend l'atmosphère; ils se regardent sans sourire, avant, pour Dian, de plonger dans ses pensées, pour Salman, dans « Mon Ami l'Algonquin », et pour Cassandre, dans un plan désespéré pour les sauver tous les trois d'une mort qu'elle sait désormais certaine.

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