2 - Trois passagers
La porte de Salman s'ouvre avec violence (rapport au grand coup de pied que vient d'y donner Cassandre); elle bondit dans sa chambre, il sursaute et laisse échapper un livre intitulé : « Mon ami l'Algonquin ». Elle se retient de ne pas faire une roue, et se contente sobrement d'avancer par petits bonds, suivi de la plus étrange des créatures. Elle est fine, habillée tout en noir, ses cheveux beaucoup plus courts que ceux de Cass laissent des méches rouges derrière lesquelles elle peut cacher un regard noir comme ses vêtements : elle est émo, ou goth, ou un truc dans le genre, Salman n'a jamais vraiment voulu investir du temps pour comprendre la différence.
- « Salman, dit intensément Cassandre, il m'est arrivé quelque chose d'affreux, de terrible...trouve moi un synonyme !
- effrayant ?
- pire que ça ! Allez !
- abominable ? monstrueux ? suggera Salman en pressant son livre contre lui, se demandant si Cass voyait la fille en noir ou s'il s'agissait d'un fantôme, ou si c'était elle la chose abominable, et si dans tous les cas elle allait lui arracher son livre.
- Quelque chose d'abominable et de monstrueux. Un homme immense aux mains noires. Avec un fusil gros comme ça dans les mains. Comme dans les films avec des assassins totalement abominables et monstrueux qui tuent les gens juste parce que ça les fait rire. Il m'a poursuivie dans le couloir. Il parlait une langue inconnue. Incompréhensible. Je tombe en arrière. Il s'approche de moi. Certainement pour me tuer. Ou pire.
- De toute évidence il semble avoir raté son coup », conclut Salman, rompu aux inventions délirantes de Cass, a moitié tenté de reprendre la lecture, mais essentiellement bloqué par la mystérieuse invitée.
Cass prend le bras de la fille (qui était donc bien réelle pour tous), elle dit :
- « Dian m'a sauvée.
- Comment ?
- Comment on s'en fiche. T'es pas heureux que...
- Je lui ai parlé, dit « Dian » - elle avait clairement un accent d'ici, du Québec. Elle reprend : « L'anglais des gens d'ici est un peu différent. Même moi j'ai du mal. Il y avait un malentendu, il pensait que Cassandre était perdue. »
Cassandre pouffe et dit « T'as vu comment Dian parle bizarre ? »
Salman regarde Dian et demande :
« Excuse-moi, Dian. T'es un garçon ou une fille ? »
Un silence gêné suit. Cass n'intervient pas vraiment, car il est possible que la question l'intéresse. Sous les vêtements noirs, le visage et la voix étrange, et les cheveux rouges, impossible à dire. Dian aurait pu être les deux. Dian soupire :
- « Ça a vraiment une importance ?
- C'est vrai ça, gros nul, insiste Cassandre, tu crois vraiment que ça a de l'importance ? Et toi, t'es un garçon ou une fille d'abord ?
- Les noms sont importants. Tu sais qui était Cassandre ?
- Une meuf de l'antiquité, qui est morte et personne s'en souvient sauf les types très ennuyeux qui lisent des livres avec une écriture la plus petite possible. »
Dian essaye de ne pas rire.
« Cassandre était une prophétesse qui voyait l'avenir mais personne ne croyait ce qu'elle disait », explique Salman.
Cass est soufflée. Elle s'assied, pâle, dans l'unique fauteuil de la chambre. Elle murmure :
- « Mais c'est carrément moi. Personne ne me croit jamais.
- Dian, je ne connais pas, dit Salman.
- Sur ma carte d'identité, il y a un e à la fin de mon prénom.
- Diane, la déesse de la lune, et la déesse de la chasse. Elle vit seule, dans les bois. Malheur aux hommes qui l'approcheront, car ils mourront tous d'une flèche mortelle qu'elle leur décochera.
- C'est plutôt ressemblant. Ça arrive que je laisse certains hommes et certaines femmes m'approcher, parfois.
- Et pour te parler on dit il ou elle ?
- Comme tu le sens. Ou plutôt : comme tu le perçois. Ce sera une expérience intéressante. »
Cass, encore vidée de ses forces par la révélation de sa destinée de prophétesse incomprise, dit alors :
- « Dian, dis-lui pour Willingtown.
- Yes, je dois aller à Willingtown. Je suis arrivé par le train d'hier. Et comme vous, je suis bloqué ici.
- C'est chouette d'avoir quelqu'un de notre âge dans les parages, dit Salman en montrant son livre. Tu connais les indiens qui vivent dans le coin ?
- Ennuyeux...» murmura Cass comme s'il s'agissait de son dernier soupir, regardant le dernier rayon de soleil qui mourrait à travers la petite fenêtre, effondrée sur le fauteuil.
Comme s'il n'y avait assez de gens dans la chambre du solitaire Salman, Danielle arrive avec son aura de froid, encore toute habillée.
« Bonne nouvelle...oh je vois que vous vous êtes rencontrés, c'est très bien. Les enfants, prenez soin de Diane, d'accord ? On vous a trouvé une super solution pour que vous soyiez demain à Willingtown. »
Cass bondit sur ses pieds comme après une injection cardiaque d'adrénaline et rugit comme King Kong, prenant sur elle pour ne pas se taper la poitrine comme le gros singe.
Alors qu'ils faisaient leurs bagages, Salman se dit qu'il avait pu lire un seul petit quart d'heure dans cet hôtel, et se prenait à rêver des milliers de bibliothèques imaginaires qu'il aurait pu parcourir sans la présence de son amie Cass.
Ils avançaient dans le froid polaire du soir, sous les premières étoiles du ciel, de l'autre côté de la ville où coulait un large fleuve à moitié gelé; vers un ponton où était amarré un magnifique hydravion blanc : Cass n'en croyait pas ses yeux; un avion, c'est cool, un avion juste pour 3 c'est super cool, mais un avion qui va aussi sur l'eau, ça pulvérise l'échelle du cool !
- « Vous serez à Willingtown demain à l'aube. À temps pour l'enterrement. C'est la société qui paye.
- Quel enterrement ? Je veux dire, l'enterrement de qui ? » demanda Salman, à nouveau glacé, mais pas par le froid.
Cass, qui ignorait tout de l'accident, avançait à grandes enjambées dans la neige pour être la première à l'hydravion.
« Celui de mon père » répondit Dian, sans aucune émotion.
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