13 - Aventuriers de l'Aurore
Salman est monté au deuxième étage, « dans la chambre des enfants » comme les employés disaient - cela ne gênait pas le garçon, mais attendons que Cassandre entende l'expression...
Deux fois deux lits superposés, Cassandre était déjà en haut sur le sien, allongée sur le dos, les jambes à la verticale le long du mur. Dian avait un petit coffre ouvert sur les genoux. Ses mains fouillaient délicatement les nombreuses enveloppes et les petits grigris d'une vie si proche que pourtant elle ne connaissait pas.
Le silence était lourd. Cassandre s'exclame, smartphone à la main : « Y a internet !
- Laisse souffler Dian, Cass.
- Salman, on est vendredi, pas vrai ? Donc c'est un nouvel épisode de Amours Lycéennes ! - Cassandre criait presque. Tu es à jour, Dian ?
- Je ne sais pas ce que c'est.
- Quoi, quoi quoi ! - cette fois-ci, Cassandre criait pour de bon, bondissant sur le matelas. C'est une série trop bien, les épisodes sortent le vendredi, j'ai eu TROP peur de louper celui-là !
- Mais enfin, Cass, dit Salman, indigné. Avec tout ce qu'on a vécu, sérieusement ? Comment tu peux attendre une série. Mais c'est notre vie, la série ! »
Cassandre referme le coffret de Dian et le pousse sous son lit. Elle s'allonge sur le ventre et la pousse à faire de même, tout en disant : « N'écoute pas le rabat-joie. Tu sais que même lui, il regarde Amours Lycéennes ? »
Salman éteint la lampe et vient s'allonger sur le ventre - Mon Ami L'Algonquin dans la main.
Cass tient le smartphone allumé dans la pénombre de la chambre et leurs visages sont éclairés des Amours Lycéennes. Elle se lance dans une longue explication comment Rebecca a perdu son frère Josh dans un accident d'avion, et qu'elle a désormais un beau frère trop trop beau appelé Ryan (prononcé avec l'accent américain) et son copain Brad est un peu jaloux de lui, etc...de façon assez intrigante pour une passionnée, elle arrive à se tromper dans son résumé et Salman, qui lit son livre, la corrige à la volée.
Un œil sur l'intrigue simplissime à suivre et à anticiper de la série de Cass. Un œil sur le livre. L'esprit qui songe, pêle mêle, à son père, à l'aventure vécue, aux milliers d'années et aux millions d'humains qui ont abouti à la création d'internet, à la connexion satellite de la station à 40 dollars la minute pour que Cass regarde sa série ultra prévisible. Il lit le lexique de l'aventurier auteur de son ouvrage - des mots Cree qui auraient pu décider de leur vie et de leur mort. Dans un accès d'anxiété et d'ambition, il se dit qu'il doit lire, lire un maximum d'ouvrages et apprendre. Cela peut les sauver, petitement ou immensément. Ce sont des cordes de sécurité dans l'ascension de son existence.
Il est tiré de sa réflexion par Dian qui s'esclaffe :
- « Mais il est trop nul, ce Brad !
- Ben ouais ! dit Cassandre. Moi je serais Rebecca, je lui mettrais un gros coup de poing dans le ventre. »
Dian rit, c'est déjà ça. Resilience, pense Salman. Il sait que Rebecca ne tapera jamais Brad parce qu'ils s'aiment depuis déjà longtemps et qu'ils sont destinés, par cette magie utopique de la fiction, à vivre ensemble à la fin.
L'importance de la série et du livre s'envolent - il est juste là, avec deux amis. Il ne sera plus seul.
Après le dernier épisode, il apparut nécessaire de regarder tous ceux d'avant.
La nuit, donc, fut courte. Il se réveillèrent dans le lit, côte à côte, le smartphone déchargé encore dans la main de Cass.
Au nord de la station, sur une petite falaise que l'on pouvait monter en suivant un sentier giboyeux dans la neige, là, Mike, le père de Dian, fut enterré. Les gars du site avaient creusé à coup de pelle un grand trou et ils avaient fait une jolie croix de cuivre, si lourde qu'ils devaient la porter à quatre.
D'ici, on pouvait voir toute la vallée : la grosse araignée de métal qui dégageait sa fumée sombre, ses volutes féroces, la ville ancienne toute de bois, et la nature enfin intouchée de sapins verts et de neige pure.
Pas de cérémonie formelle. On a descendu un cercueil de métal boulonné dans la fosse, tiré par le treuil d'un 4x4, aussi lourd que les quelques cendres de Mike qu'ils avaient pu collecter étaient légères. Tous les gars sont passés un par un pour dire à quel point Mike était un chic type et que ce soir ils allaient boire en son honneur. Il y avait pas mal de canadiens comme Dian, mais aussi des chinois, des japonais, des indiens, des américains, un italien, et deux français. Sandor a juste dit qu'il était désolé.
Pas tout le monde pleurait, mais tout le monde luttait durement contre le chagrin. Dian a tenu bon, puis est tombé sur ses genoux et a sangloté, puis s'est mis à crier comme un loup à la lune. Cassandre, derrière les autres, serrait fort les poings et elle a dit :
- « Elle pleure comme une fille.
- Arrête tes bêtises Cass, on pleure tous, moi le premier, répondit Salman.
- Et bien pas moi. Moi je suis la fille qui pleure jamais. Je suis bien obligée, entre Dian et toi, qui pleurez pour quatre. »
Elle disait n'importe quoi. Salman moucha ses larmes, et dit :
- « Je t'ai vue pleurer.
- Impossible. Ça n'est jamais arrivé. Jamais.
- À l'Endroit de Vérité.
- D'accord. Mais tu sais quoi ? Si un jour tu dis à qui que ce soit que j'ai pleuré, je te tue. Je te tue, je tue Dian, et après je me suicide. »
Salman conclut ce jour-là que si Cassandre disait n'importe quoi, quand elle était bouleversée, c'était encore pire, et que si elle ne pleurait jamais, comme elle disait, et bien inventer des mythos, c'était sa façon à elle de pleurer. Et il rajouta mentalement que peut-être...si elle mentait tout le temps...c'était que peut-être elle pleurait tout le temps quelque chose.
Un clignement d'yeux et le soir tombait.
Dans l'ancien saloon naissait une grande fête. La country canadienne envoyait ses violons et sa guitare à tous les étages et Raymond faisait la distribution des bonbons et autres cadeaux que les familles avaient stocké dans le fameux sac de sport. La fête était sincèrement joyeuse et chacun espérait que Mike, où qu'il soit, se réjouissent pour eux.
Papa - la BD que Salman lui avait offert sous le bras - papa, donc, semblait très humain, se dit son fils quand il le voyait discuter avec ses gars. Ils parlaient sport, technique et femmes, trois sujets qui désespèrèrent le garçon de devenir un jour comme eux, des hommes avec des sujets d'hommes. Cassandre, qui était un joli brin de fille musclé et souriant - tout à fait normé comme l'aurait rêvé sa mère quand on ne connaissait pas sa folie féroce -, se faisait inviter cordialement à danser quand tous les autres tapaient dans leurs mains. Salman la voyait passer d'homme en homme et il se sentait s'éloigner d'elle, d'une certaine façon.
On a servi de la tarte à la viande recouverte de sirop d'érable, et du sirop d'érable congelé sur de la glace, et après de la tarte au potiron et aux noix de pécan. Ça trinquait de plus en plus fort et le sol devenait collant, l'atmosphère enfumée. Si c'était Cassandre qui d'homme en homme tournoyait, le tournis, lui, montait à la tête de Salman.
Il n'était jamais allé à une soirée entre amis, et avait beaucoup souffert de ces non-invitations, mais maintenant qu'il en subissait une, il relativisait beaucoup ces moments passés de solitude. Sans que personne ne le remarque, livre dans la main, il remonte les escaliers pour retourner dans sa chambre.
Premier, deuxième étage. L'ampoule du couloir grésille et clignote par intermittence. Il croit voir un reflet vert par la fenêtre, mais il disparaît aussitôt. La musique est étouffée, mais bien présente...la nuit, encore, va être courte.
Un bras fin le tire vers une chambre. C'est Dian. Ils sont tous près l'un de l'autre, et Dian le regarde dans les yeux. Le cœur de Salman bat très fort. Il se demande à quel point cette étrange intimité peut se poursuivre, et en effet elle va jusqu'au bout de ses espérances : Dian pose son visage contre le sien, l'embrasse dans le cou, puis sur les lèvres, puis enfin il y a le contact électrique et infini de leurs langues. Les mains de Dian passent dans le dos de Salman alors qu'il laisse tomber son livre. Son cœur bat si fort qu'il a l'impression qu'il va exploser. Le contact continu de la langue le rend dingue, il sent son cerveau fondre.
Pour avoir lu il y a deux mois un traité fascinant sur les effets de l'héroïne et les traitements possibles, signé par un éminent spécialiste lorrain, Salman est parfaitement conscient de ce qui lui arrive : les neurones de son cerveau qui vivent ce contact sensuel unique sont en train de se sublimer en vagues de plaisir chimique pour littéralement mourir. Il n'y a qu'un premier baiser, et les hommes ne se baignent qu'une fois dans le même fleuve, et ces neurones vont mourir et il n'éprouvera plus jamais la même sensation, alors il doit graver chaque milliseconde dans sa mémoire.
Mais l'amour et la puissance inattendue de la situation lui font perdre ses moyens, la gravité l'arrache à son amour, et il commence à tituber dans le couloir alors que Dian rit joyeusement. Il dit qu'il doit prendre l'air, deux minutes, mais il a véritablement le tournis de l'amour et de la sensualité, et il s'appuie sur une porte de sécurité qui mène à l'extérieur, descend les marches en oubliant Héraclite et la chimie, et tout le reste d'ailleurs, avance dans l'obscurité sanglante d'un crépuscule invisible, et la neige.
Cassandre, elle, chante debout sur le bar « My dog fell in the river », une complainte totalement improvisée sur les violons d'une chanson country sans titre, dont les paroles sont très exactement :
« My car fell in the river !
My dog fell in the river !
My wife fell in the river ! »
Et qui sont à ce jour la seule œuvre créative de Cassandre, mais qui demeurent, somme toute, les éléments fondamentaux d'une très honnête chanson country.
À la fin de sa chanson tous l'applaudissent et la font redescendre du bar, et l'alcool reprend. La fille ne voit plus Salman ni Dian alors elle monte quatre à quatre les escaliers en hurlant leur nom et en chantant « My dog fell in the river ». Véritable torrent d'énergie, elle court, passe dans toutes les chambres, et se fait attraper par Dian dans un recoin sombre - « Ben qu'es' tu fais là toi ? » qu'elle dit, et Dian l'embrasse.
C'est très différent, y a pas du tout de neurones qui grillent y a juste un corps contre le sien, c'est bien chaud et sa langue...eurk ! Cassandre recule d'un pas avec une mauvaise moue, s'essuyant la bouche, sous le regard effrayé de Dian qui se dit que sa surprise était une grosse bêtise et que sans réfléchir, elle a brisé quelque chose d'inestimable pour toujours.
Et finalement, l'information monte au cerveau de Cassandre, ce petit bisou, c'était pas si mal, et l'étreinte, c'était vraiment bien et tout chaud, et la langue, ça a l'air nul comme ça sur le papier, mais non, en vrai c'est plutôt chouette - c'est Cassandre qui revient vers Dian et termine ce qui avait été commencé - un long baiser avec une fois de plus la supernova absolue des neurones qui vivent une chose unique et qui finalement décident de se suicider comme s'ils savaient qu'il n'y aurait ensuite que de la déception.
Cassandre et Dian se laissent emporter par une folie sauvage d'étreintes et d'amour, et de caresses, et Cass, cet esprit rebelle qui refuse de pleurer et de se laisser dompter, surtout pas ses propres sentiments, s'arrache de Dian mais pas de ses yeux.
Elle dit simplement, sèchement et très doucement : « Ok. », ce qui sera sa seule concession verbale à ce qu'elle vient de laisser faire.
Les jambes tremblantes, elle suit le chemin de Salman, pousse la porte, descend l'escalier de secours, marche machinalement dans ses pas. Elle le retrouve, il a le nez en l'air.
Au dessus d'eux, les dieux ouvrent lentement le rideau d'une vie nouvelle : une aurore boréale de bleu, de vert et de violet danse dans les étoiles, envoyant sa lumière dans les yeux des oies des neiges et des loups lointains, caressant l'araignée de métal comme une marée céleste, conquérant de ses tons froids le dernier territoire sanglant d'un soleil perpétuellement mourant.
Salman et Cassandre, unis sans le savoir par des pensées communes, se regardent l'un l'autre.
Il existe quelque chose de plus grand que le plus grand amour, et plus intense que la vie, quelque chose au fond de notre esprit qui passe par des neurones immortels, et il n'existe aucun mot encore pour ce quelque chose, parce qu'hélas, aucun grand poète ou docte savant des académies n'a vécu ce moment; il s'agit du mélange lumineux de toutes les couleurs des sensations, plongé dans la certitude du destin, dans la certitude de l'aventure, et dans la plenitude d'une certaine forme de commencement. Une sensation qui fait s'étendre l'esprit en toutes dimensions, y compris celles du temps et de l'espace, permettant une communion unique et totale entre deux humains.
Cette sensation plus forte que tout, qui explose le cœur pour en faire couler l'âme, en cet instant, Cassandre et Salman l'éprouvèrent sans ambiguïté; en en bref moment qui restera pour toujours marqué en eux, ils surent, absolument, que tout était possible.
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