11 - Ne pas changer les gens

Cassandre reste interloquée, comme si elle s'était attendue à un non, comme si elle était prête à crier plus fort que la vague du refus, et donc elle reste muette, figée dans un élan devenu vain.

L'énorme tête se tourne imperceptiblement vers Salman. Souffle des naseaux.

- « Et toi. Que veux-tu ?

- Ah mais moi, je ne veux rien, se défend Salman. J'ai tout ce qu'il faut. Et d'ailleurs Cassandre en a demandé bien assez.

- Demande ton milliard d'euros, dit Cassandre.
- Oh tais toi, murmure Salman. Vous rencontrer suffit, Manito. C'est un honneur. J'aurais plein de questions, bien entendu...mais j'ai compris que l'intérêt du voyage...c'est le voyage. Je n'ai que de la gratitude envers vous. »

Le Manito inspire et expire, et son souffle fait ployer les arbres. Il poursuit :

- « Je sais que tu as un souhait spécifique, au fond de toi. Oui, celui-ci. Tu le remues en ce moment même.
- Je peux me débrouiller seul, dit Salman, pas très rassuré.
- Je ne veux t'obliger en rien, répondit le Manito. Mais si tu fais ce souhait, tu n'auras plus à craindre qu'il ne se réalise pas. »

Cassandre et Dian regarde Salman, qui est très troublé. Celui-ci respire fort, comme s'il réprimait un sanglot. Il ne regarde plus le Manito, ses yeux sont fixés sur le sol.

- « Puisque vous êtes un dieu, vous n'avez qu'à réaliser ce vœu sans plus attendre.
- J'ai besoin que tu le formules de vive voix, dit le Manito.
- Et pourquoi ? Les dieux ont des règles spéciales ? (Salman devenait farouche, cela ne lui ressemblait pas et trahissait son trouble)
- Le Kise Manito, c'est l'harmonie. Le respect des autres. Une forme de parcimonie dans les actes. Si tu réfléchis bien, tu comprendras pourquoi je te demande de parler ici et maintenant. Mais une fois de plus : je ne te force en rien.

- Ben dis-le, idiot ! » s'agace Cassandre.

Salman baisse la tête, et réfléchit intensément. Sa tête baisse de plus en plus, jusqu'à ce que son menton touche sa poitrine.

Il tombe à genoux dans l'herbe, et il plonge la tête dans ses mains. Il se met à pleurer, mais un vrai truc, avec d'abord des sanglots et des reniflements puis après c'est son cœur qui se déverse et les larmes coulent à grosses gouttes, comme une rivière, comme s'il était tout rempli d'eau depuis longtemps. L'une de ces gouttes tombe sur une coccinelle, qui, attaquée par le sel, s'envole. Au milieu de la crise, Salman dit quelques mots :

« Je ne veux plus être seul. »

Cassandre, Dian et le Manito s'échangent des regards, et ils sont tous désolés pour lui. Cass le tient par l'épaule :

- « Arrête de pleurer abruti. Tu seras jamais seul parce que je serai là. T'as compris ? Alors arrête de pleurer parce que ça me fait trop de peine. »

Sans autre sentence, le Manito se tourne enfin vers Dian, et le cœur de ce dernier semble exploser.

La grande bête dit :

- « Et maintenant toi, Dian. Non, ne parle pas tout de suite. Je sais ton impatience et ta demande spécifique. Cassandre et Salman, nous allons faire une promenade, Dian et moi. Retournez vers l'avion...Raymond est en train de se réveiller et vous devriez prendre soin de lui. Dian vous rejoint très bientôt.
- Tu ne vas pas lui faire de mal, gros bison ? demande Cassandre.
- Oh non. Je ne suis pas de ceux qui font du mal aux hommes. Adieu, Cassandre et Salman.
- Nous ne vous reverrons plus ? demande Salman entre deux sanglots dont il n'arrivait pas à se débarrasser.
- Le Kise Manito, ce n'est pas simplement moi. Je suis une part du flux de vie en toute chose. Je suis aussi l'Histoire de ceux qui me cherchent. Les Crees m'ont donné ce nom, et ont rêvé de moi, et vous parlez au rêve de ce que je suis. Alors, oui. Vous pourrez me parler, et j'entendrai. Honorez-moi en profitant de la vie, en étant heureux quelles que soient les circonstances, et j'entendrai vos prières. Salman, il y a en toi plus que personne ne pourra jamais voir. L'honneur était véritablement pour moi. »

Salman hoche la tête. Cassandre le tire par la manche alors qu'ils se dandinent dans leurs couches de vêtements pour retourner vers le Pélican.

« Ne dis rien pour le moment » dit le Kise Manito à Dian.

Il baisse une main poilue, paume en l'air, sur le sol devant l'ado, et ce dernier monte dessus. La main monte rapidement, comme un grand ascenseur dont l'accélération trifouille ses intestins, et le pose sur son épaule, où ses grands poils frisés et doux lui arrivent aux genoux.

L'immense bête fait un pas en avant, et Dian tombe à genoux. Il s'accroche à la toison, enroule plusieurs fois les poils entre ses bras, et le Manito peut accélérer les pas. Il va si vite que le vent du déplacement met parfois Dian à l'horizontale - mais son corps est léger et facile à retenir par ses muscles minces.

Les voici dans un autre endroit : une falaise de pierre grise domine une plaine rase où serpente une rivière qui brille comme de la lumière. Dian est déposé en haut de la falaise, et le Manito s'allonge au sol devant. Il est si grand que sa tête est aussi haute que le sommet du rocher, et ainsi, ils peuvent se parler. Le Manito semble regarder les rubans nuageux, étrangement réguliers, du ciel.

Dian a trop chaud ici; il retire ses vêtements pour ne garder que la première couche. Le soleil est bon.

- « Le soleil est bon, reprend le Manito qui lisait dans ses pensées. Dian, je sais que tu veux que je ramène ton père à la vie comme je l'ai fait pour Raymond. C'est une demande absolument logique et compréhensible. À partir du moment où tu auras formulé cette demande, puisque tu as fait les rites prévus correctement, il me sera difficile de la refuser. Cependant je te demande humblement d'écouter ce que j'ai à te dire avant de parler - et si tu veux parler ensuite, si tu veux me demander, comme Cassandre, l'impossible et plus encore, tu le pourras.

Sous le regard des dieux il n'existe ni bien ni mal. Nous détenons un pouvoir absolu et nous appliquons une politique propre à chacun. Je suis pour l'harmonie et la joie. Je n'aime pas changer les gens. Je ne le fais jamais. Il n'existe pas pour moi de méchant homme - il n'existe que des réactions humaines. Raymond n'était pas méchant. Mais il a tiré son arme sur les territoires sacrés, il a aussi tiré sur un des gardiens - sa mort était logique, même si j'y ai ma part de responsabilité comme je viendrai à te l'expliquer, et à ce titre il n'est pas trop contrariant de le ramener à la vie.

Les créatures qui meurent en ces terres peuvent revenir à la vie, comme te l'a montré l'arpenteuse des chemins de l'aube. C'est parce que la porte vers la mort est ici fermée. L'âme s'envole comme un oiseau effrayé, et, une fois le corps réparé, on peut la remettre en cage dans celui-ci.

Mais ce n'est pas le cas de ton père. Ton père n'est pas mort dans ce monde. Son âme est déjà...de l'autre côté. Quel autre côté ? Nous allons en parler. Après, je suis le Kise Manito. Je suis en toutes choses dans ce monde et dans le tien. Je peux le ramener à la vie.

Est-ce qu'il existe une tâche plus difficile au monde de demander à quelqu'un qui vient de perdre son père d'accepter de le laisser partir, alors qu'il est possible qu'il revienne maintenant à la vie ? Je vais pourtant le faire, Dian. Je vais le faire sans te changer l'esprit, car je te l'ai dit : je ne change pas les gens. Les esprits humains sont l'une des rares altérités qu'un dieu peut trouver et il ne doit pas leur imprimer sa marque, sinon...et bien sinon à terme nous les dieux deviendrions bien seuls avec des petites copies de nous-mêmes.

Ton père n'est pas mort injustement. Il faisait son travail, il a pris des risques, il a été prévenu de ceux-ci, et pourtant, il est mort. S'il revenait à la vie, inchangé, il prendrait les mêmes risques et mourrait peut-être dans la semaine qui suit.

Ton père n'est pas dans le néant. Il n'est pas dans un monde de ténèbres. Le corps est une cage dans laquelle vos esprits se développent, mais aussi géniaux soient-ils, ils se cognent aux barreaux. Ils seront fatalement limités. Et puis un jour l'âme quitte le corps. Elle ne va pas dans un endroit précis, comme le paradis ou l'enfer des croyances des hommes. Elle se développe enfin dans toutes les dimensions, d'une façon indescriptible et inimaginable pour l'être vivant que tu es. Tu penses que tu es heureux en ce monde et tu veux que ton père revienne, mais n'as-tu pas imaginé qu'aussi grand que soit l'amour qu'il te porte, il ne veut pas revenir ? Maintenant que tu vis, pense, respire, et chante la vie, voudrais-tu revenir à la graine que tu étais avant et qui a ensemencé ta mère ?

Tôt ou tard, tu le rejoindras. Mais ce que tu crois être un cadeau pour lui - le ramener à la vie - est quelque chose d'impensablement égoïste. Il t'attend. Une infime partie de lui nous écoute, car il est, comme les cent milliards d'êtres humains morts avant lui, immense et partout. Il a le temps. Il ne te souhaite rien, car s'il a de l'amour pour toi, tu n'as pas les moyens de le comprendre dans sa simplicité et sa sophistication. Et ceci, je peux te le prouver : l'âme humaine, une fois déployée ainsi après la mort, est plus puissante que tout. Plus puissante que moi. Il lui suffirait de le vouloir pour revenir à la vie. Mais ce vœu a autant de sens que pour toi de vouloir redevenir la graine, et pour la graine de cesser d'être une graine. »

Dian ne dit rien et reste dans ses pensées. À beaucoup d'égards, le soleil qui le réchauffait après tant de temps dans la neige le remplissait d'une quiétude animale.

Il rompt enfin le silence :

- « J'ai du mal à croire que sur les cent milliards d'humains qui sont morts, comme vous dites, il n'y en ait aucun qui ait voulu revenir à la vie, juste pour voir. Je suis bien moins malin et puissant que vous, je sais combien il existe d'idiots sur la terre.

- Tu es vraiment malin. Tu me rappelles un dieu malin...un dieu farceur. Un menteur aussi. Mais oui, tu as raison. Il y a de pauvres idiots qui veulent revenir en arrière, parfois par nostalgie, parfois par peur, parfois par arrogance - et parfois juste pour voir. Tu seras le premier et le seul de ma longue histoire à l'apprendre. Je suis un de ces idiots. Me voilà condamné à vivre. À vivre en rêvant qu'un jour je replongerai dans le sublime.

- Vous pouvez tout faire...mais pas mourir ?
- Il n'y a pas de portes vers la mort pour nous. C'est ainsi. C'est le propre des dieux, j'imagine. C'est évident vu de ma perspective, mais je n'ai pas les mots pour t'expliquer cela. Cela ne veut pas dire qu'il n'y aura pas de fin pour nous. La fin arrive, inévitablement. Nous nous en languissons. Il y a peu de dieux, mais beaucoup de pauvres idiots qui en sont devenus fous et se démènent pour trouver une solution là où il n'y en a pas. C'est pourquoi de nombreux dieux sont silencieux aux prières des hommes : ils ont déjà fort à faire, à chercher en vain. L'anti-immortalité pour un dieu est aussi impossible que l'immortalité pour un homme. Je fais heureusement partie des idiots sages, de ceux qui ont appris la leçon : je me suis plongé dans l'harmonie et la création plutôt que dans la quête de ma mortalité. (il fit silence puis dit :) Maintenant que tu sais tout cela, veux-tu me demander quelque chose ? »

Dian reste silencieux. Pas pour le moment, se dit-il.

Alors le Manito ajoute quelques mots étonnants :

- « Moi, j'ai un service à te demander.

- Un service que vous ne pouvez pas faire et que moi je pourrais faire ?

- C'est juste quelque chose qui sera plus simple à faire si c'est toi qui le fais.
- Ben, dites toujours.
- Wapunkiminuna, tu en penses quoi ?
- C'est une jolie fille.
- Et pour son caractère ?
- Nous ne nous sommes pas connus dans les meilleures circonstances, malheureusement.
- Elle est farouche, semblable à la forêt enneigée qui a été son monde depuis toujours. Elle ne connaîtra pas d'homme pour ne pas les aimer, et n'aura pas d'enfant. Cela pose problème. Parce qu'elle doit initier un enfant au chemin de l'aube. La porte doit être maintenue ouverte. Tu n'as pas à savoir quand et comment, mais il y aura des guerres, des conquêtes, des oppressions et des exils, et le refuge qu'est ce monde doit rester ouvert. La chaîne des arpenteurs doit subsister.

- Et comment voulez-vous que je vous aide pour ça ?
- Je te laisse choisir la solution. Donne lui ton premier né, comme dans les contes pour enfants. Ou trouve un pauvre enfant sans parent et apporte le à sa porte. Ou encore deviens toi-même ce disciple. Je vis dans le passé et le futur aussi fluidement que dans le présent : je sais que tu réussiras. C'est pour cela que je te le demande à toi. Je le sais depuis toujours. »

Dian ne dit rien, comme à son habitude, et le Manito poursuit :

- « Je ne veux pas changer les gens. Je veux qu'ils soient libres. Tu es libre, mais je sais aussi que tu le feras. Tu es ainsi. Il était plus simple pour moi de souffler sur la montagne, de laisser se condenser la neige et les nuages, d'encombrer la ligne de chemin de fer de Clarencoal, et ainsi, de façon très logique, arriver à ce moment, à cette demande.
- Entre-temps, Raymond s'est fait déchiqueter.
- Le coup a été trop rapide pour qu'il en ait le souvenir. Et il y a une compensation pour tous les tracas de ce voyage.
- Quelle compensation ?
- Le voyage, précisément. »

Nul ne sait si d'autres mots ont été échangés, mais Dian revint seul depuis son rocher, à pied, le gros de ses vêtements sous le bras. Raymond, en un seul morceau mais grognon, faisait la checklist du Pélican, et ce dernier était comme dans ses souvenirs au boulon près; comme les français et lui ne parlaient pas le même langage, ils avaient tenu un dialogue de sourds le temps qu'il se réveille, mais la situation n'avait pas l'air de l'affoler.

Que pensait-il ? Qu'ils avaient dérivé le long d'une rivière ? Quelle que fût son explication intérieure, elle était probablement très éloignée de rites ancestraux et de dieux millénaires.

Il était temps de partir. Alors que Raymond et ses deux bras valides étaient impatients de décoller - quelle heure pouvait bien t-il être ? - les ados remuaient une mélancolie lancinante à l'idée de quitter ce lieu magique et terrible.

Le Pélican ronfla, glissa sur le ruban de lumière et prit son envol vers le nord-ouest. Le temps de voir un immense bison galoper sur le sol en dessous, de traverser un nuage, wooosh, le jour se mua rapidement en une tempête obscure qui aveuglait de ses éclairs et qui tapait comme un diable sur la carlingue.

Est-ce que des pauvres idiots de dieux, jaloux des favoris du Kise Manito, tentaient ainsi de se venger de leur mortalité tant convoitée ?

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