10 - Rencontre avec un dieu
Après des heures - non, des jours ! - dans la pénombre d'une nuit éclairée par une lune, aussi grosse fût-elle, des étoiles ou même parfois rien du tout, le disque au ras des cimes à l'est est d'un rouge aveuglant. Les yeux font mal, les muscles autour aussi.
Ils doivent s'habituer au jour à travers leurs paupières fermées, et c'est Salman qui s'écrie : « Notre avion ! » quand tous entendent l'eau couler en cascade non loin.
Ils s'avancent en protégeant leurs yeux : la corde qui tient le Pélican, entraîné par la rivière qui désormais tombe dans la vallée aux arcs en ciel, est soumise à rude épreuve : elle se tord et s'enfonce dans l'écorce tendre.
Ils grimpent dans l'avion - le bras de Raymond roule encore à terre. La corde finit par lâcher et le Pélican tourne sur lui-même, emporté par les flots et leurs cris.
Et c'est le basculement : nez en avant, l'avion tombe quasiment à la verticale, surfant sur le rideau de la cascade. Comme dans un ascenseur trop rapide, Salman et Dian se sentent en lévitation, les barres chocolatées s'élèvent autour d'eux. Cass remonte en une seconde avec une énergie de tous les diables et tire sur on ne sait quoi - l'avion remonte !
Il remonte trop du nez - Ils se retrouvent tous plaqués à terre par un poids invisible. Une barre chocolatée appuie si fort sur la joue de Salman qu'elle en prend la forme. Le sang leur quitte la tête et les yeux : un voile noir tombe sur eux et ils sont presque aveugles. Dian hurle, Cass aussi d'ailleurs - Salman voit dans sa tête les millions et les millions de pages de livres et de wikipedia qu'il a lu - il sait ce que lui arrive mais il n'a aucune solution...et puis le Pélican atteint un plateau...la vue revient, trouble - un instant de silence étrange comme tout en haut de la bosse d'un grand huit.
Et durant cet instant, de l'autre côté de l'arc en ciel...ils voient des cités immenses en albâtre, de grandes statues représentant des animaux, des milliers de gens de toutes les origines vêtus de vêtements aux couleurs vives - des aqueducs aux lignes primitives et aussi des véhicules du futur - des jardins suspendus, des maisons dérivantes, des toits d'or et de feu, des routes de lumières et des façades de verre gris...et l'avion plonge à nouveau.
Et Cass de tirer encore sur les commandes, le voile noir encore, le plateau de stabilité qui montre désormais des jardins sauvages hantés par des animaux géants. Cette fois-ci elle pousse Raymond dont les deux moitiés tombent à terre dans des sucs corporels épouvantables - car il dégèle - et elle tente de piloter l'avion. Salman la questionne et elle crie « Je SAIS ! » - et après tout, peut-être qu'elle savait.
Au delà de la connaissance, c'était une question d'équilibre. Le Pélican devenait par le manche à balai l'extension du corps de Cassandre, et Cass était capable de se tenir debout sur une main sur un navire en pleine tempête (bon 5 secondes, mais suffisamment de quoi gagner un pari, dans tous les cas, elle avait le sens de l'équilibre) - et l'hydravion plane dans une douce pente...elle vise une rivière, mais la manque de deux mètres. L'ombre de l'avion plane au-dessus d'un troupeau d'élans effrayés qui dépassent l'avion en vitesse.
Sous l'avion, le ruban de la rivière, d'un bleu minéral, passe de gauche à droite - le contact est rude car les skis de l'hydravion raclent l'herbe tendre, ils sont tous projetés dans tous les sens, et le bras libre de Raymond à la main grise vient gifler Dian. Salman a le souffle coupé pendant dix longues secondes, frappé au nerf vague, Cass, elle, s'est heurtée par l'arcade sourcilière et elle a une cascade de sang sur l'œil droit. Plus inquiétant encore, alors que le Pélican tourne sur lui-même sur l'herbe, une aile est arrachée et s'en va faire des ricochets dans l'herbe, la rivière, et emporter un saumon dans les bois, pour se ficher dans un grand sapin.
Quand tout a fini de tourner, Cass prend quelques secondes pour vérifier que ses deux amis sont en vie. Puis elle sourit derrière son rideau de sang, et dit : « On doit vraiment faire une école de pilotage pour ces trucs ? Moi je trouve ça ultra facile. Hydravion, check. Vous savez ce qui me plairait ? Les hélicoptères. Surtout les hélicoptères militaires, qui permettent d'envoyer des missiles et tout. Si je vais voir l'armée pour leur dire qu'ils auraient trop intérêt à m'embaucher, vous pourrez venir avec moi pour raconter le coup de l'hydravion d'aujourd'hui ? »
Salman et Dian avaient cligné des yeux pour regarder Cassandre et son sourcil sanglant, puis ils en avaient ouvert d'immenses, non pas devant sa logorrhée absurde, mais par ce qui était derrière la fille, derrière la vitre.
Un pied et un bras dans l'eau, les autres sur la terre. Trente mètres de haut ? Grand comme un immeuble. Un corps d'humain ou de singe, comme King Kong, tout poilu, frisé, marron et noir. De gros doigts sans articulation : des saucisses épaisses comme des voitures. Et la tête triangulaire d'un bison. Quand il souffle des naseaux, les arbres ploient. Ses yeux ronds sont fixés sur l'avion.
Cassandre tourne la tête et se joint à la stupéfaction, puis elle dit un très vilain gros mot qui ne sera pas reproduit ici, et rajoute « Mais c'est le..truc...qu'on doit voir, non ? »
Le « truc » approche un gros doigt curieux de l'appareil, arrachant des cris à Salman et Dian. Avec une attitude de chien joueur, il s'éloigne en bondissant - en quatre secondes, il est à trois cent mètres - et de là, il a une taille de chien avec la perspective.
Cassandre essaie d'ouvrir la porte, elle est coincée, elle force beaucoup trop et elle tombe, les gonds brisés, dans l'herbe, face à un lièvre curieux.
Elle court vers l'immense créature, ramasse un caillou et lui lance en criant : « Reviens ! Je veux mes trois vœux ! T'as pas le droit de te casser après tout ce qu'on a fait !
- Tu sais Cass, peut-être que c'est pas le Kise Manito, et peut-être on devrait pas lui lancer des cailloux...» ose dire Salman en descendant de l'appareil...
Mais c'est trop tard, il revient en galopant à quatre pattes, et en deux pas, il fait tant trembler la terre qu'ils sont tous projetés au sol, que les petits animaux volent dans tous les sens, et que l'avion se retourne, expulsant tous les morceaux de Raymond autour d'eux dans une pluie sinistre.
Le géant est désormais face à Cass, il se relève de toute sa hauteur, et de trente mètres, il en fait le double, éclipsant le soleil, puis retombe sur ses mains et ne dit rien, ne bouge plus.
Cassandre se relève, couverte de sang et de terre, ses couches de vêtements déchirées par les chocs, elle s'essuie la bouche, et lui crie :
- « JE VEUX...JE VEUX...(encore un gros mot)...JE VEUX UN MILLION D'EUROS ! »
La créature est immobile. Tout juste si elle cille.
- « Tu sais, dit Salman, il sait peut-être pas ce que c'est qu'un million d'euros.
- Et pourquoi tu demandes ça d'abord ? demande Dian, qui pensait à son père, et qu'ils n'avaient que trois vœux, ne voulait pas qu'un d'entre eux parte dans une requête absurde.
- C'est quoi la monnaie au Canada ? Les dollars canadiens ? Je devrais demander un million d'euros en dollars canadiens ?
- Si on a droit qu'à trois vœux peut-être qu'on pourrait demander autre chose ?
- Je ne sais pas d'où elle sort cette histoire de trois vœux, avoua Salman.
- C'est toujours trois vœux, les gars.
- Ben demande un milliard alors, répliqua Salman, pragmatique.
- Un milliard, c'est abusé, décréta arbitrairement Cassandre. Un million, c'est bien. Je pense qu'il ne faut pas trop demander. »
La créature ne bougeait toujours pas. Elle était vivante, car elle irradiait de chaleur. Dian nettoya la terre de ses vêtements et posa sa main sur l'avant bras de Cassandre. « Demande des choses qui pourraient nous sauver. »
Alors Cassandre fit un pas en avant et se frappa le torse :
« On vient de loin et on a fait tout ce qu'il fallait, les rituels et tout, et c'était pas de la tarte. Alors voici ce que je te demande : répare notre avion qu'on puisse rentrer chez nous. Et ramène à la vie ce pauvre Raymond. Je ne l'aime pas trop et il me fait peur, et je pense que c'est un truand, mais tu sais quoi ? Ça ne justifie pas de se faire tuer par un ours géant et d'avoir son bras arraché ou d'être coupé en deux. »
Elle fit silence et rajouta : « Et je veux un million de dollars canadiens ».
Salman murmura :
- « T'es nulle, Cass. Si c'est un dieu, tu lui parles super mal.
- Tu veux que je dise quoi mon gars ? Une prière ? Je sais même pas son nom !
- Tu aurais pu nous présenter, dit Dian.
- Pourquoi faire ? Si c'est vraiment un dieu, il connaît nos noms. Il connaît tout. Même ce que j'allais dire. Il y a zero chance qu'il soit vexé, le bougre. PAS VRAI QUE T'ES PAS VEXÉ ?
- C'est pas pour le renseigner, Cass, c'est pour être POLIS !
- Il a tué Raymond, tu penses qu'il faut être polis ? Tu sais Dian, va falloir prendre du poil de la bête, parce que si tu raisonnes comme ça tu vas te faire marcher sur les pieds toute ta vie. »
Il se passa alors quelque chose d'absolument extraordinaire - et quand on dit ici « extraordinaire » on considère que nous étions déjà dans un monde différent, où se trouvaient des créatures absolument impossibles.
La chose extraordinaire fut la suivante : la créature souffla des naseaux, et d'une voix lointaine et grave, mais douce, dit : « C'est d'accord. »
Même Cassandre se tint le cœur une seconde, comme paralysée. C'était inespéré. Tous leurs problèmes allaient être résolus. Il renchérit d'ailleurs :
- « C'est exact. Vous avez pris le bon chemin. Vous avez passé toutes les étapes. Je suis très content de vous rencontrer en personne. Je n'ai pas pu vous le dire avant, mais voici : bienvenue. Vous êtes...braves...et sages...et rusés. Et encore si jeunes.
- Yes, dit Cassandre en sautillant sur place, pensant à sa valise d'argent.
- Excusez-moi, dit Salman, êtes-vous le Kise Manito ?
- Oui, répondit la créature.
- Et on est où ?
- Juste là, sur mon domaine. Il est à la frontière de bien des mondes, régis par des hommes et des dieux. Mais ici, c'est le wikowin...c'est mon chez moi...confortable. »
Il étendit sa main poilue aux châtaigniers roux dans le creux des montagnes blanches, aux prairies brossées de vent où telles des murmurations de passereaux, des milliers de mustangs galopaient. Et au-delà, peut-être, la cité d'albâtre qu'ils avaient cru rêver.
Salman présenta Dian et Cassandre plus formellement.
- « Manito, demanda Cassandre, je peux demander encore autre chose ?
- Cass, tu l'as dit toi même, n'en exige pas trop...
- Cassandre, demande-moi ce que tu veux, dit le Kise Manito.
- Je veux piloter un hélicoptère militaire. »
Dian et Salman poussèrent un soupir à l'unisson. Et Cassandre fit un pas en avant, encore, et dit :
« Je veux explorer les fonds marins les plus profonds et même aller au centre de la terre. Je veux résoudre une enquête policière insoluble, un truc avec un vol de diamants ou un diplomate kidnappé. Attendez, vous savez quoi ? Je veux aussi voler un énorme diamant ou un truc rare dans un musée, un hold up parfaitement préparé. Je veux fomenter une révolution, être une guerrière de la liberté, et devenir reine d'un pays où tous m'adoreront comme une déesse. Je veux aller dans l'espace. Et dans d'autres dimensions. Je veux voyager dans le temps, bien sûr. Je veux piloter un robot géant. Je veux découvrir une cité perdue pleine de trésors. Je veux rencontrer des espèces intelligentes extraterrestres sur une autre planète, et pourquoi pas les libérer aussi. Et avoir mon propre vaisseau, un bien classe, d'accord ? Je veux mourir, visiter le royaume des morts et revenir à la vie pour raconter ça aux autres. Je veux être amie avec un animal unique au monde. Et puis...j'ai pas d'autres idées juste là tout de suite, mais si vous pouviez rajouter tout ce qui est possible que j'aurais pu dire, ce serait super, en plus ça me fera la surprise. »
Ses deux amis en restèrent bouche bée.
Et là, il se passa la plus merveilleuse et terrifiante des choses.
Le Kise Manito dit simplement, de sa voix grave et douce : « C'est d'accord. »
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