1 - Ligne coupée

Au dehors, les sapins couverts de neige, les rochers bleus des montagnes filant à toute vitesse, parfois barrés du rugissement d'un tunnel. Cassandre met ses doigts sur la vitre gelée, puis s'empare du livre dans lequel Salman est plongé et le jette à l'autre bout du compartiment.

« Mais regarde ça ! Regarde ce paysage ! Tu penses qu'on viendra tous les ans ici ? »

Salman est indigné. Le plus beau paysage du monde l'est certainement moins qu'un livre, un traité sur la vie en Grèce antique qui plus est, et il va le chercher bien lentement dans l'espoir de faire culpabiliser Cass, mais il n'en est rien. Ce n'est pas grave. Il l'aime bien. Sans elle, le voyage aurait été bien solitaire. Maman n'aurait pas accepté qu'il aille seul retrouver son père. Cela dit, il serait bien resté à Paris...mais les voyages forment la jeunesse, avait-il lu quelque part.

Le train de métal ralentit, les rails grincent, quelques maisons éparses apparaissent. Une gare de béton ouverte aux vents du Canada qui rappelle les romans de Jack London : les voyageurs couverts de manteaux qui trainent des valises trop grandes, transportant, comme l'imagine Salman, pelles et pioches pour trouver de l'or.

« Clarencoal, dit Cass en soufflant sur ses mains pour les réchauffer. Après Monillo, c'est tout petit je pense, le guide n'en parle pas. Puis Ensebaro, puis Polikwaptiwa. Ce sont des indiens. Puis...
- Quelle ethnie ? demande Salman en levant la tête du paragraphe « Importance de la juste mesure chez les Grecs. Meden Agan. »
- Pourquoi tu utilises des mots compliqués ? Pour faire style ? T'impressionnes personne. Et si je te dis un nom d'indiens au pif, tu vas dire quoi ? Genre tu connais tous les indiens.
- Je connais certains indiens.
- Vas-y. Cite.
- Les Algonquins. C'est tout.
- Même moi je connais Iroquois, Navajo. Monsieur je sais tout semble avoir des petits manques dans sa culture.
- Quand je dis Algonquins, je veux dire que je connais la culture des Algonquins. J'ai un livre dessus.
- D'accord. C'est pas des Algonquins. On est super avancés maintenant, pas vrai ? Et après les indiens, c'est Willingtown. Ils viendront nous chercher là bas. J'espère que ton père nous montrera les forages de pétrole.
- J'espère que si je vous laisse ensemble, il me dispensera de les voir. »

Le silence qui suit la conversation dépasse largement les quelques minutes usuelles qui marquent l'arrêt du train. Mais, cela est déjà arrivé deux fois depuis Edmonton. Si seulement il y avait une piste d'atterrissage à Willingtown...cela aurait épargné 24h de train dans le froid. Mais Cass aimait les machines, les moteurs - elle qui avait un moteur dans le ventre et trop d'énergie pour le peu d'aventures que propose le monde moderne aux enfants bien nés.

La porte s'ouvre. Il y a une femme avec des moufles épaisses et une chapka emmelée de neige - et de grosses lunettes. Elle dézippe sa parka et elle porte une tenue plus formelle. Elle a un ton très grave. Elle annonce : « Je dois vous dire quelque chose »

Les oreilles de Salman bourdonnent, son cœur explose. La veille, il avait lu en titre d'une gazette locale : « accident mécanique à Willingtown - 1 mort ».

Il lui avait semblé totalement impossible que ce fut son père : responsable de la station, il est loin du matériel, et surtout, le monde tournait autour de Salman, mécanique bien huilée, sans aucun relief sinon la présence de son amie de toujours. Il ne pouvait pas perdre son père. Ce n'était pas dans le script. Mais, là, tout s'alignait brutalement. Elle allait leur dire que...

« Il y a eu des chutes de neige pas possible en aval de la ligne. Le train est stoppé. Ne vous inquiétez pas, on vous a pris un hôtel et on travaille sur une solution. »

Cass se remplit de bonheur. L'imprévu, que Salman traitait avec anxiété et terreur, était l'énergie de l'ado. Comme s'il s'agissait d'un jeu chronométré, elle s'habilla et s'arnacha de son sac alors que Salman, encore blanc d'avoir imaginé la mort de son père, n'avait pas bougé. Elle le secoua, le tapa dans le dos et sur les épaules, lui enfila de force son manteau, et plia en le déchirant à moitié son livre en criant « de toute façon, les grecs sont morts ! », et comme une bête de somme, elle poussa Salman dans le couloir en commentant à Danielle (l'ange qui était venu les tirer de 12h de train supplémentaire) que sans ça il ne bougerait pas avant la fonte des glaces.

Dans vingt centimètres de neige et l'activité bruissante d'une ville minière, emplie de dumpers aux pneus plus hauts que Cass et Salman superposés, ils suivirent celle qui était une sorte de guide touristique local.

On traverse l'unique rue, bien déneigée, qui coupe la ville comme un coup de hache et on arrive à la Northern Star, un chouette hôtel jaune pâle, symétrique et morne comme un Versailles discount, une enseigne néon rappelant les prix et le fait qu'il y avait une télé dans chaque chambre et des minuscules fenêtres alignées.

Danielle salue Rob, le boss de l'hôtel en levant la main et mène les ados à l'étage, elle avait déjà les clefs. On monte les escaliers :

- Une ou deux chambres ? demande Danielle en précisant : elles ont deux lits, même trois quatre certaines.
- Une c'est cool, dit Cass.
- Deux, une chacun », précise Salman en articulant chaque mot pour éviter tout malentendu.


Couloir moche. Tapis de sol au motif kubrickien. Danielle attrape un gars costaud dont la parka couvre le visage dans un couloir. « Tyler, j'ai deux petits là, de l'express d'Edmonton. Tu connais la situation, la neige et tout. Tu préviens ton équipe de pas leur faire peur ? »
Le type qui ne pouvait pas répondre sous ses cagoules et autres protection, et qui n'avait probablement rien entendu, lève un pouce.

« Je viens vous chercher plus tard. Vous serez à temps pour Willingtown, promis. »

Salman conclut simplement « C'est impossible » quand Danielle quitta la chambre. Cass, bien que disposant d'une chambre, dansait à pas chassés dans celle de Salman, probablement pour le contrarier. Elle alluma la télé qui afficha une neige que l'on voyait dans le gris des nuages du ciel.

- « Télé dans chaque chambre, l'arnaque !
- Ils n'ont pas dit « télé qui marche ».
- Viens, on va visiter la ville. Tu penses qu'on peut monter dans un de ces gros camions ? - Elle baissa la voix - tu penses qu'ils nous laisseraient en conduire un ?
- Je vais rester dans cette chambre, dit Salman presque en riant de l'impossibilité pour lui de sortir d'ici alors que Danielle va revenir, de repartir dans le froid et de s'approcher d'un des gros camions, et surtout de prendre le moindre plaisir à chacune de ces éventualités. Toi, fais ce que tu veux. Essaie d'être là quand on repartira...»

À pas chassés la fille sort de la chambre, elle ouvre sa porte, jette son sac et garde son manteau sans même regarder l'intérieur, et repart dans les couloirs. Ils sont moches et tous pareils. Elle veut aller dehors, dans la neige, loin de la moquette eighties et des photos d'orignals. Elle tourne pour trouver l'escalier, mais c'est un autre couloir. Encore deux carrefours et la voici perdue dans le labyrinthe des couloirs, sans même un panneau « sortie » quelque part. Le motif de la moquette devient entêtant. Quelque part...elle a peur. Pas la peur des montagnes russes ou du saut à l'élastique, qui lui donne toute sa vitalité...une angoisse insidieuse qui la ronge.

En face d'elle, un type en doudoune verte étoilée de flocons. Elle veut lui demander quelque chose, croise un regard dur, et il ouvre la porte de sa chambre et disparaît. Le battement de son cœur redescend.

Puis s'arrête. Quand elle se retourne, un très grand homme, l'ombre de la visière de sa casquette lui masque le visage. Il a la peau blanche, mais ses mains nues sont noires. Et surtout...il a un fusil en bandoulière. Cassandre, française, n'a jamais vu d'arme à feu. Le type ne sourit pas du tout. Il parle fort, un patois anglais incompréhensible. Il fait un pas en avant et elle tombe en arrière. Il crie encore.

L'ombre affreuse de l'homme la recouvre.

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