Chapitre 9


Noz


Quelque chose lui chatouillait la cheville. C'était froid. Gluant. Écœurant.

Noz ouvrit les yeux, se tortilla pour dégager son pied, voulut gémir de douleur. Aucun son ne franchit ses lèvres. Aucun souffle ne soulevait ses poumons. Elle se tenait à plat ventre sur un sol dur comme de la pierre, mais qui sentait la terre et la vase. C'était comme si elle venait de chuter de tout son poids sur un bloc de glace. Tout son corps paraissait engourdi, de froid autant que de douleur. Elle se mit à claquer des dents et se força à se redresser pour s'asseoir. Ses pieds s'extirpèrent d'une flaque d'eau dans laquelle quelques minuscules blocs de glace épars côtoyaient d'étranges algues d'un vert fatigué. D'une main peu assurée, elle retira l'une d'elle de sa cheville tout en remuant les orteils. Elle s'étonnait de pouvoir encore les bouger, tant le froid la gelait jusqu'aux os.

Tandis qu'elle se relevait, son esprit ébranlé tentait de comprendre ses sensations. Son corps n'avait ressenti ni le froid, ni l'humidité depuis cent cinquante ans. Elle n'avait pas dormi depuis cent cinquante ans. Combien de temps s'était écoulé avant qu'elle ne rouvre les yeux ? Avait-elle perdu connaissance ? Cet endroit cauchemardesque réveillait-elle l'humanité en elle ? Elle ne se rappelait pas avoir déjà souffert de cette manière. Chaque parcelle de son corps semblait être transpercé par un pic de glace. Elle n'était pas certaine de tenir longtemps.

Prise d'un soudain éclair de lucidité, elle balaya le ciel du regard à la recherche de la porte. L'étendue grisâtre du firmament, constellé de minuscules flocons de neige qui tombaient avec paresse, l'éblouit si férocement qu'elle dut se cacher les yeux derrière ses paumes tremblantes. Sa nuit éternelle ne l'avait pas suivie dans cet enfer.

Et la porte s'était refermée. Les dents serrées, elle baissa les mains et le regard vers le bout qu'Azel avait noué autour de sa taille. Le moignon de corde pendait le long de sa jupe noire. Tranché. Inutile. Elle aurait pu rire de sa propre naïveté mais, au fond, elle avait immédiatement su que cette mesure de précaution serait inefficace. Elle ne l'avait fait que pour rassurer Azel, pour qu'il arrête de lui tenir tête et de la faire douter.

Son corps trembla un peu plus fort encore. De la glace commençait à se former au bout de ses cheveux. Elle n'avait pas une seconde à perdre. Sans réfléchir, elle força ses jambes à avancer, ses pieds à se poser l'un après l'autre sur le sol. Parfois la terre glacée était aussi dure que du roc sous sa voûte plantaire. Parfois, elle s'enfonçait jusqu'aux chevilles dans des marécages sombres dont elle ne voyait pas le fond. Mais partout, du froid. Qu'il monte de la terre ou de l'eau, il l'emprisonnait dans ses serres aiguisées à chaque pas. Autour d'elle, le paysage était nu. Il n'y avait rien, rien que la terre trop dure, l'eau trop noire, le ciel trop gris et ce froid qui rongeait le corps, à l'infini.

Noz avançait tout en s'interdisant de trop réfléchir. Elle ne pouvait plus reculer. Elle était là, désormais, et n'avait pas d'autre choix que d'aller au bout de sa quête. Alan avait besoin d'elle. Elle le retrouverait, et elle défierait l'Océan et les enfers s'il le fallait, pour le sauver. Cela ne lui faisait pas peur. Elle l'avait déjà fait.

Elle avait échoué, jadis. Aujourd'hui, elle réussirait.

Ses pieds s'engagèrent sur une bande de terre étroite, entre deux étendues d'eau glacée. Leurs surfaces immobiles reflétaient le gris du ciel, aussi lisses qu'un miroir. Le froid piquetait son corps de mille aiguilles douloureuses, son souffle s'échappait d'entre ses lèvres en vapeur épaisse. Elle ne sentait plus ses orteils. Pourtant, elle ne s'inquiétait pas à l'idée de mourir, consciente que cette délivrance ne lui serait jamais accordée.

Elle s'inquiétait, en revanche, de n'apercevoir aucune âme errante autour d'elle. Où que son regard se pose, il n'y avait que des étendues vides et un silence si profond que sa propre respiration résonnait avec autant d'intensité que le vent. Cet endroit détenait pourtant les âmes mauvaises. Elle s'était attendue à les trouver là, effrayées, glacées et perdues, torturées peut-être. Où pouvaient-elles bien être ?

Soudain, l'eau remua, juste derrière elle. Noz se retourna, le souffle suspendu, le regard rivé sur les remous qui brouillaient l'immobilité obscure. Quelque chose semblait se débattre sous la surface. Quelque chose cherchait à s'extirper de l'eau. Noz songea que la chose la plus raisonnable à faire, dans ce genre de situation, était de prendre ses jambes à son cou. Mais elle n'était pas là pour se montrer raisonnable. Elle ne l'avait jamais été. Elle fit quelques pas en direction des remous, jusqu'à ce que ses orteils frôlent l'onde glacée. Son corps de pencha en avant, légèrement. Ses yeux s'efforcèrent de percer la surface de l'eau. Peine perdue ; elle ne voyait rien d'autre que les clapotis qui s'apaisaient déjà.

Frustrée, elle s'accroupit dans l'espoir d'y voir plus clair. Mais alors qu'elle rapprochait son visage de la surface, une forme massive jaillit des eaux et fondit sur elle. Noz se recula en hâte, juste à temps pour éviter les deux gros bras trempés qui tentaient de s'agripper à elle. Un homme livide hurlait à s'en décrocher les poumons, s'échinait à regagner la berge. Son visage ruisselant tourné vers le ciel, une supplique déchirante aux lèvres, il n'eut que le temps de l'appeler à l'aide avant de sombrer à nouveau sous la surface.

Cela n'avait duré que quelques secondes. Mais Noz avait eu le temps de reconnaitre cet homme.

— Venchon, murmura-t-elle.

Elle s'interdit d'avoir la moindre compassion pour lui. Il ne la méritait pas. Noz se contenta de rester immobile un long moment, assise sur le sol glacé, ses ongles griffant la terre, sans pouvoir quitter des yeux l'endroit d'où Venchon avait surgi. Elle papillota des cils, incapable de se débarrasser de l'image de cette âme tourmentée. Une âme qui ne ressemblait en rien à celles qu'elle transportait à bord de son vaisseau. Nulle aura grisâtre, nulle silhouette translucide en intangible. Venchon paraissait aussi palpable que lorsqu'il était vivant. Fait de chair et de sang. Prêt à subir mille tourments non seulement dans son âme, mais également dans son corps.

Noz frissonna et refoula la boule de chagrin qui se formait dans sa gorge. Alan vivait-il lui aussi cet enfer, depuis plus d'un siècle ? Elle espérait se tromper. Elle espérait qu'Azel s'était trompé. Qu'Alan était en sécurité, quelque part sur le dernier rivage, qu'elle ne le trouverait pas ici. Elle aurait tout donné, en cet instant, pour avoir fait fausse route.

Lorsque la surface de l'eau redevint aussi lisse et figée qu'un miroir, elle se décida enfin à se remettre en mouvement. Ses muscles tétanisés protestèrent. Chaque geste exigeait de son corps un effort colossal, et la douleur compressait ses poumons. Sans s'y attarder, elle se remit debout et reprit sa place au bord de l'eau. L'évidence de ce qu'elle devait faire l'emplissait d'effroi et de soulagement tout à la fois. Elle savait où chercher, désormais. Elle savait où cet enfer cachait les milliers d'âmes qu'il renfermait.

Elle avança de quelques pas dans l'eau, et la morsure du froid la saisit avec une telle force qu'elle crut que son sang s'était figé dans ses veines. Une brûlure glacée s'étendait sur la peau de ses jambes tandis que ses jupes noires s'étendaient autour d'elle en larges corolles.

Il est là-dessous. Tu n'as pas le choix.

Noz prit une profonde inspiration, et plongea.

Aussitôt, ses poumons se ratatinèrent dans sa poitrine. Des milliers d'aiguilles glacées agressaient ses muscles. La douleur était telle qu'elle crut défaillir. Mais ses yeux grand ouverts sous l'onde obscure avaient aperçu quelque chose qui retint son attention.

Les âmes damnées étaient là, prisonnières des eaux, du froid et de leurs propres tourments. Certains se débattaient encore, d'autres avaient abandonné et se laissaient glisser dans une torpeur hébétée. Leurs corps demeuraient immobiles, pourtant la douleur se lisait sur leurs visages déformés par l'angoisse.

Ignorant les protestations de son corps, Noz battit des jambes pour se faufiler entre les âmes. Aucune d'entre elles ne porta attention à elle, pas même Venchon qui avait paru conscient de sa présence, quelques instants plus tôt. Mais là, entre les serres glacées de l'onde, ils semblaient tout entier tournés vers leur propre souffrance et ne rien voir de ce qui les entourait. Noz nagea quelques instants, les poumons gonflés et douloureux, s'autorisant quelques retours à la surface pour reprendre son souffle. Le silence épais de l'onde fut peu à peu dérangé par des voix qui résonnaient étrangement aux oreilles de Noz. Lointaines. Étouffées. L'écho de conversations douloureuses, de cris, de supplications, de menaces.

Elle frôla l'épaule d'un homme hagard, et une vision furtive accompagna les voix. De l'argent échangé. Une protestation menaçante. L'éclat d'une lame.

Noz s'éloigna et la vision l'abandonna, aussitôt remplacée par une autre.

Un nourrisson étouffé.

Et une autre.

Une femme rouée de coups.

Et encore une autre.

Un vieil homme impotent laissé l'abandon.

Noz se retrouva envahie d'éclats de mémoire, d'images, de sons, de regrets coupables et de souffrance. Elle nageait toujours. La conscience de son propre corps s'engourdissait, tandis qu'elle s'empêtrait dans ces souvenirs fragmentés qui ne lui appartenaient pas. Elle tentait de demeurer lucide, de chercher les traits d'Alan au milieu de cette multitude de visages inconnus.

Ce fut sa voix qu'elle entendit d'abord. Cette voix grave et profonde qu'elle aurait reconnue entre mille.

— Ne t'inquiète pas, Morgana. Je ne dois m'absenter que quelques jours en mer. Dès mon retour, nous irons voir tes parents, ensemble.

Le cœur de Noz s'affola entre ses côtes. Ce souvenir-là était également le sien. Intuitivement, elle nagea en direction du souvenir, jusqu'à ce que les images se superposent aux paroles. Elle se vit à travers le regard d'Alan. Ses joues rebondies rosies par le vent, ses yeux clairs et implorants levés vers lui, ses cheveux sombres balayés par le vent. La jeune fille qu'elle avait été autrefois lui paraissait presque être une inconnue. Et pourtant, elle se souvenait de ce jour comme s'il s'était déroulé la veille. Elle se vit prononcer les mots suivants :

— Ils me détesteront... Ils n'approuveront jamais...

— Ils n'auront guère le choix. Ils refuseront de voir leur fille déshonorée. Je t'épouserai, Morgana, et je t'offrirai la vie que tu mérites, quoi qu'ils puissent dire. Je te le promets.

Oui, elle se souvenait de chacun de ces mots. Et du soulagement qu'ils lui avaient procuré. Pourtant, dans le souvenir d'Alan, il y avait... autre chose. Elle aurait pensé retrouver l'amour, l'espoir, la douce chaleur qui montait en elle chaque fois que ce souvenir se rappelait à elle. Mais il n'y avait rien de tout ça.

Déroutée, Noz s'extirpa du souvenir et, d'un battement de jambes furieux, regagna la surface pour avaler une grosse goulée d'air. Des tâches sombres dansèrent devant ses yeux tandis qu'elle battait des paupières face à l'immensité gris pâle du ciel. Son cœur battait toujours aussi fort. Elle ne sentait plus le froid qui raidissait ses muscles. Tout ce qu'elle souhaitait, c'était se débarrasser de cette sensation désagréable. Pourtant, un mot martelait son esprit, encore et encore.

Mensonge. Mensonge. Mensonge.

Au moment où Alan avait prononcé ces mots, son cœur brûlait non pas d'amour, mais d'un urgent désir de fuite.

Non. Non, non, non, ce n'était pas possible. Elle devait faire erreur. Peut-être... peut-être avait-il eu peur, oui. Peut-être que ce désir de fuite qu'elle avait ressenti n'était que celui d'Alan en ce moment-même et sa volonté de s'arracher à cet enfer.

Noz secoua la tête. Et sans hésiter une seconde de plus, elle plongea à nouveau dans les profondeurs glacées, vers ce souvenir qui la hantait, vers cet homme qu'elle avait cherché pendant plus d'un siècle. Au milieu des conversations passées qu'elle n'écoutait plus, au milieu des images d'une mémoire qu'elle refusait de visiter encore, elle l'aperçut enfin. Immobile, figé comme une statue de cire, flottant dans l'eau trouble. La poitrine de Noz se serra, l'émotion remonta dans sa gorge, son nez, ses yeux, aussi salée qu'une gorgée d'eau de mer.

Il était là. Ses traits ciselés tordus par la peur et la souffrance. Ses cheveux châtains éparpillés autour de son visage, en apesanteur. N'écoutant que son cœur et son corps qui le poussaient vers lui, elle nagea en sa direction et posa ses deux mains en coupe autour de son visage blême, colla son front au sien. Elle voulut passer ses bras autour de son corps et le tirer vers la surface, mais la masse de souvenirs qui s'imposa devant ses yeux la cloua sur place.

Alan enlaçant une femme aux cheveux blonds, dont le corps nu ondulait sous le sien tandis qu'il lui murmurait des promesses d'amour. Les mêmes promesses qu'il lui avait faites.

Alan riant aux éclats face aux commentaires salaces de marins se vantant de leurs nombreuses conquêtes.

Alan jouant de ses charmes face à une fille trop jeune pour lui.

Alan montant à bord d'un navire, soulagé de quitter cette île pour de bon et de ne jamais la revoir.

— Tu as encore engrossé une jouvencelle, Le Bris ?

Un rire gras et satisfait.

— Ces bourgeoises jouent les prudes mais crois-moi, elles ouvrent les cuisses presque aussi facilement que les filles de joie !

Des pensées sales.

— Ce petit jeu devient presque trop facile.

— Elle a vraiment cru que tu allais l'épouser ?

— Elles le croient toujours.

Noz se recula d'un bond, ôta ses doigts des joues d'Alan comme s'il l'avait mordue. Des larmes de rage lui piquaient les yeux et se mêlaient à l'eau glacée qui lui brûlait la peau. À travers la brume de ses sanglots, elle dévisagea un moment cet homme qu'elle avait tant aimé. Une bouffée de colère enflamma ses veines et comprima ses poumons avec une telle force qu'elle n'eut pas d'autre choix que remonter immédiatement à la surface. Son corps meurtri par le froid jaillit à l'air libre, et sa poitrine relâcha un hurlement de rage qui résonna partout dans le silence cotonneux de l'enfer froid. 

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