Chapitre 6
Madenn
10 octobre 1782
Port-Lebran fourmillait de l'agitation caractéristique du petit matin. Enveloppée dans une cape doublée de fourrure, Madenn avançait à pas lents, tête baissée, concentrée sur les pavés humides sous ses bottines. Elle rechignait à relever le visage, à poser les yeux sur cette multitude de marins prêts à prendre la mer, craignant d'apercevoir la marque de Noz caresser leur joue.
Malgré ses vêtements chauds, elle frissonna de la tête aux pieds sous les claques du vent mordant. À ses côtés, Gédéon marchait en calquant son allure à la sienne, patient, compréhensif. Il ne faisait aucune remarque sur l'angoisse qui dévorait sa promise, sur son attitude effacée et son mutisme peu avenant. Elle aurait dû lui en être reconnaissante. Elle l'était, au fond. Mais l'attitude altière du vicomte, sa démarche gracieuse, son visage illuminé d'un grand sourire et ses paroles chaleureuses à l'encontre de toute personne qui croisait leur route étaient comme des aiguilles de culpabilité qui lui piquaient le cœur. Elle aurait tout donné pour avoir son assurance, pour assortir son attitude à la sienne, pour l'honorer de sa prestance délicate.
Mais elle ne pouvait que piquer du nez, se focaliser sur sa respiration, et tapoter ses doigts gantés contre ses bras croisés.
Pouce, index, majeur. Un, deux, trois. Pouce, index, majeur. Un, deux, trois.
— Garde la tête haute, Madenn, pour l'amour du Ciel, la sermonna sa mère qui avançait à sa gauche. Tu as l'air d'une reprise de justice se rendant à l'échafaud. Un peu de dignité, s'il-te-plait.
Madenn pinça les lèvres, inspira doucement avant de répondre :
— Pardon, mère.
Elle releva les yeux. Le soleil timide de cette matinée d'automne troua les nuages dodus et leur offrit un peu de sa chaleur. Madenn fronça les paupières, éblouie par les rayons qui se reflétaient partout, sur les pavés humides, le métal des poulies, le blanc éclatant des voiles et la surface calme de l'eau. La lumière, la foule, les bruits assaillirent ses sens et elle dut se faire violence pour ne pas freiner des quatre fers.
Une main se posa délicatement sur son dos, entre ses omoplates, et la fit frissonner. Elle se tourna vers Gédéon dont le regard, aussi doux que son sourire, était posé sur elle.
— Prenez appui sur mon bras, si vous en avez le besoin, lui souffla-t-il.
Les épaules de Madenn se détendirent immédiatement. Elle esquissa un sourire reconnaissant et un signe d'acquiescement du bout du menton. La main du vicomte quitta son dos et il lui offrit son bras plié, qu'elle saisit aussitôt. Il ne fit aucun commentaire sur ses doigts trop crispés qui malmenaient le tissu délicat de son manteau. Madenn fut saisie d'une bouffée de soulagement. Gédéon acceptait ses faiblesses. Il la soutenait. Elle n'aurait plus à porter seule ce fardeau, désormais.
L'activité soutenue du port s'intensifia encore tandis qu'ils se rapprochaient du trois-mâts du Capitaine Morzhell. Le quai, les passerelles, le pont du navire grouillaient de matelots affairés. Les bras alourdis de caisses de provisions, leurs voix fortes criant des ordres, leurs mains adroites enroulées autour des cordages, ils créaient un ballet parfaitement calibré. Madenn les regardait sans les voir, ses yeux voguant de l'un à l'autre à toute vitesse à la recherche d'un éclat grisâtre. Son souffle demeura bloqué dans ses poumons jusqu'à ce qu'elle aperçoive son père, droit et fier là-haut sur le gaillard d'avant. Une main posée sur le bastingage, il observait l'activité de son équipage d'un œil satisfait. Juste en-dessous de lui, gravé en lettres d'or sur le bois rutilant de la coque, le nom de son navire scintillait au soleil.
Le Kornog.
Dès que le visage de son père se tourna vers elle, l'air enfermé dans la cage thoracique de Madenn s'échappa enfin. Ses joues glabres et burinées ne portaient pas la trace de Noz. Tout irait bien. Et tandis que le Capitaine Morzhell rejoignait la passerelle, le vicomte posa doucement sa main gantée sur la sienne.
— Je suis heureux de vous sentir enfin plus détendue, murmura-t-il au milieu de la cacophonie. Puis-je avoir l'audace d'espérer y être pour quelque chose ?
Elle s'autorisa un sourire plus franc et, même si ce n'était là qu'une demi-vérité, s'empressa de lui répondre :
— Votre prévenance à mon égard est une aide précieuse, monsieur le Vicomte. Je vous en suis très reconnaissante.
— Gédéon, je vous en prie. Nous pouvons laisser de côté les formules protocolaires, maintenant que nous sommes fiancés.
Une nouvelle pique de panique pinça le cœur de Madenn, mais elle parvint à la camoufler sans mal derrière une mine faussement intimidée.
— Très bien, répondit-elle en maintenant son sourire. Gédéon.
Elle se détourna du bleu profond de son regard pour saluer son père qui les rejoignait sur le quai à grandes enjambées assurées. Le visage du capitaine s'illumina lorsqu'il aperçut les deux jeunes gens, leurs bras entrelacés, leurs messes basses et leurs sourires charmés. Madenn devina son soulagement à l'idée de partir en sachant qu'à son retour, il retrouverait sa fille prête pour le jour de son mariage, comblée et impatiente de débuter sa nouvelle vie sur le continent. Elle plaqua sur son visage l'expression de pudeur teintée d'émoi qui convenait à une jeune fiancée, sans quitter du regard une seule seconde les joues lisses de son père. Toujours rien. Tout irait bien.
— Je compte sur vous, mon ami, pour prendre grand soin de ces dames pendant les quelques jours que vous passerez sur l'île ! s'exclama le capitaine avec un regard ravi à l'attention du vicomte.
— C'est une évidence, vous pouvez me faire confiance, monsieur Morzhell, répondit celui-ci.
Et avec une expression amourachée à l'attention de sa fiancée, il ajouta :
— Je suis certain que nous allons parfaitement bien nous entendre.
Cette fois, Madenn n'eut pas besoin de feindre l'émoi qui se lisait sur son visage. Sa poitrine se souleva, son cœur manqua un battement et ses joues s'empourprèrent. Elle détourna le regard, ignora l'expression enchantée qui faisait rayonner le visage de son père, et se tourna vers sa mère.
— Et nous ne serons pas désœuvrés, répliqua-t-elle. Nous avons beaucoup à faire pour organiser le mariage et mon départ pour Rennes.
Elle déglutit, ravala l'élan de panique qui remontait le long de sa gorge. Nul ne s'en aperçut.
— Absolument, nous avons du pain sur la planche, confirma sa mère. Nous nous y mettrons dès cet après-midi.
— Je suis impatiente.
Son masque délicat vola en éclat lorsqu'un fracas de bois et de verre résonna à quelque pas, suivi par un hurlement guttural et menaçant. Le cœur de Madenn bondit douloureusement dans sa poitrine et elle se raccrocha un peu plus fort au bras de Gédéon. Au pied de la passerelle, un jeune mousse se faisait rudement réprimander pour avoir laissé échapper une caisse de bouteilles de vin. La tête basse, les épaules courbées dans une attitude apeurée, il semblait vouloir rentrer sous terre en attendant que l'orage passe. Au-dessus de lui, un homme d'au moins deux fois sa taille et deux fois sa carrure, le visage bouffi, rougi par la colère hurlait des injures à faire froid dans le dos.
Une fois la surprise passée, Madenn fit tout son possible pour ordonner à ses muscles de se détendre. Sans grand succès. Les cris de cet homme résonnaient dans tout son corps avec autant de vigueur que s'ils lui étaient adressés. Elle pouvait sentir la peur du jeune fautif comme si elle était sienne.
Heureusement, son père s'empressa d'aller mettre un terme à la tempête colérique de cet homme, le rabroua avec la fermeté qui le caractérisait. Madenn souffla, et s'aperçut qu'elle avait enfoncé ses ongles dans le bras de Gédéon. Elle leva vers lui un visage contrit.
— Pardonnez-moi, j'ai été... surprise.
— Il n'y a pas de mal.
Il pencha légèrement la tête tout en la détaillant, avec cette fois un soupçon de curiosité dans le regard.
— Quelle tourmente se cache donc derrière ce doux visage pour que vous ayez si peur du monde, Madenn ?
Déroutée par cette question, elle se figea un instant, délaissa son masque digne et respectable. Ses traits se contractèrent et elle demeura là, bouche entrouverte, sourcils réhaussés, incapable de savoir s'il attendait ou non une réponse à sa question. Elle ne put que bredouiller :
— Oh, je... ce n'est pas... je ne...
— N'ayez crainte. Quels que soient vos tourments, je ne les laisserai jamais vous consumer. Ni se dresser entre nous.
Le retour du capitaine fut une heureuse diversion. Madenn avait toujours fait son possible pour ne pas laisser ses troubles interférer avec ses relations sociales. Elle avait toujours fait son possible pour se montrer à la hauteur des attentes de ses parents. Elle n'avait jamais laissé personne s'immiscer dans l'intimité de ses angoisses les plus secrètes. Les commentaires de Gédéon la troublaient profondément.
— L'altercation est réglée ! s'écria son père. Mon cuisinier devrait apprendre à juguler sa colère, au moins en public. Ses jurons ne sont guère acceptables pour les oreilles de jeunes filles délicates.
Madenn suivit du regard l'homme encore rouge de colère qui trainait le mousse par le bras. Il se hissèrent en haut de la passerelle et disparurent bientôt derrière le bastingage. Madenn frissonna de la tête aux pieds. Elle aurait voulu dire à son père que ce n'étaient pas ses jurons qui l'avaient impressionnée. Pas seulement. C'était toute sa personne, sa carrure, son regard dur, son visage déformé par la méchanceté. Tout en lui transpirait la malveillance, la fourberie et la violence. Madenn pouvait le sentir jusqu'au plus profond de ses entrailles, imaginer les coups et les sévices subis par ce jeune mousse comme si c'était elle, sa victime. Elle aurait voulu lui dire tout cela, et le supplier d'interdire à cet homme de monter à bord du Kornog.
Mais elle se tut. Elle garda pour elle ses intuitions. Comme toujours.
Les conversations autour des préparatifs du mariage reprirent avec entrain, et Madenn s'efforça de paraître enjouée. Sourire factice. Hochement de tête enthousiaste face aux propositions de sa mère. Rire de connivence aux traits d'esprit de son fiancé. Elle osa même quelles suggestions. Ce petit jeu lui était si familier qu'il était presque devenu une seconde nature. Elle oubliait parfois ce qui relevait de sa propre personnalité ou du rôle qu'elle s'efforçait de jouer pour contenter son petit monde. Et c'était bien plus facile comme cela.
L'agitation étouffante du port effrita peu à peu ses résistances, et sa tête se mit soudain à lui tourner. Elle inspira une grande goulée d'air frais sans se départir de son sourire. Sans qu'elle ne s'en aperçoive, elle avait de nouveau crispé ses doigts autour du manteau du vicomte. Celui-ci posa un regard soucieux sur sa jeune fiancée, sembla noter les perles de transpiration qui humidifiaient ses tempes et s'inquiéta :
— Vous sentez-vous bien, Madenn ? Vous êtes bien pâle.
— Tout va bien, ne vous en faites pas. Seulement un peu de fatigue au milieu de toute cette agitation.
— Peut-être devrions-nous rentrer, avança-t-il.
— Oh non, je vous en prie ! Je tiens à voir le navire de mon père prendre le large. Je ne manque jamais l'un de ses départs. Tout ira bien, je vous l'assure.
Avec une mine peu convaincue, Gédéon s'apprêta à répondre mais fut interrompu par l'irruption d'un officier.
— Nous sommes prêts à partir, Capitaine.
— Vous voyez, insista aussitôt Madenn. Le départ est imminent. J'aurais tout le temps de me reposer ensuite.
— Fort bien, capitula Gédéon. Si vous y tenez.
Madenn le remercia d'un sourire et lâcha son bras pour embrasser son père, comme elle le faisait toujours avant qu'il ne prenne la mer. « Mon porte-bonheur », riait toujours le capitaine en recevant le baiser timide de sa fille sur sa joue rasée de frais. Il ignorait qu'en réalité, c'était une façon supplémentaire pour Madenn de vérifier l'absence de la marque de Noz. Elle scrutait sa peau, l'effleurait du bout des lèvres et des doigts, jusqu'à être parfaitement rassurée.
Il n'y a rien. Il n'y a rien. Il n'y a rien.
Un rituel qui lui permettait de se débarrasser de ses angoisses, au moins jusqu'à son prochain départ en mer. Solenn s'attendrissait toujours de ce spectacle, amusée devant le fait qu'aucun d'entre eux ne souhaitait y mettre un terme malgré les années qui passaient. En cet instant précis, Madenn redevenait une enfant entre les bras protecteurs de son père.
Mais lorsqu'elle se libéra de son étreinte pour retourner aux côtés de Gédéon, les narines encore pleines de l'odeur d'iode et de soleil de son père, elle nota l'expression de contrariété qui voilait les traits d'ordinaire si joyeux de son fiancé. L'avait-elle offensé en se comportant en public de façon si intime avec son père ? Elle ne voyait guère pourquoi, mais s'empressa de se justifier :
— C'est un petit rituel auquel je tiens depuis que je suis enfant, déclara-t-elle à voix basse. Un baiser porte-bonheur afin que Noz soit clémente avec lui et son équipage.
— Je vois.
Cette explication n'avait fait qu'accentuer l'ombre dans son regard.
— Je sais que vous n'aimez guère ces histoires, Gédéon, mais je vous l'assure, il ne s'agit là que d'une façon pour moi de lui souhaiter bonne chance. Les mots que l'on met dessus n'ont guère d'importance, finalement.
Elle avait prononcé ses mots avec autant de conviction que possible. Mais son cœur battit un peu trop fort contre ses côtes lorsque le vicomte posa sur elle un regard empreint de... condescendance ? Était-ce bien cela ? Comme pour le confirmer, il se pencha doucement vers elle pour lui répondre :
— Vous êtes fort délicate, Madenn. Votre fragilité fait votre charme, je ne peux le nier.
Ce qualificatif lui fit froncer le nez. Délicate ? Fragile ? Était-ce ainsi qu'il la percevait, était-ce l'image qu'elle renvoyait au monde entier ? Était-ce ce qu'elle était réellement ? Peut-être. Malgré tout, un relent de fierté blessée lui fit relever le menton. Elle voulut rétorquer, mais Gédéon la devança :
— Oh, je ne voulais pas vous froisser, croyez-moi ! Je ne pensais pas à mal. Cette nature fragile qui est la vôtre n'est que le résultat des croyances débilitantes que l'on a forcées dans votre esprit malléable. Dès que nous serons à Rennes, dès que nous entamerons notre nouvelle vie ensemble, vous n'entendrez plus jamais parler de ces billevesées. Rassurez-vous.
Madenn pinça les lèvres pour ne pas lui répondre de façon trop acerbe. Ses mots la vexaient profondément. Ils étaient une véritable insulte, non seulement envers sa propre personne, mais également envers son île tout entière, sa famille et leurs traditions. Elle déglutit pour refouler son amertume et détourna le regard, préférant se taire plutôt que déclencher une altercation qui ne ferait que raviver ses angoisses.
Elle reporta son attention sur son père, de retour sur le pont du Kornog, qui donnait des ordres à tout bout de champ à la myriade de petites mains prêtes à mettre le navire en branle. Et si Gédéon s'aperçut de son trouble cette fois encore, il n'en dit rien, se contentant d'afficher un sourire radieux tandis qu'ils observaient le navire du Capitaine Morzhell s'éloigner du port dans la lumière vive du matin.
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