Chapitre 5

Noz

La ligne blanche du dernier rivage fendit le noir de l'horizon. Une fois de plus. Noz était depuis fort longtemps accoutumée à l'étrangeté de cette vision qui ne déclenchait plus chez elle qu'un vague sentiment de familiarité. Cette fois-ci était différente. Son cœur se mit à cogner contre ses côtes avec la force de mille tambours. L'espoir vibrait dans chaque parcelle de son corps, l'enveloppait d'une fébrilité incongrue. Elle ne s'était pas sentie si vivante depuis plus d'un siècle. Sa nuit éternelle l'avait-elle engourdie plus qu'elle ne l'avait cru ? Elle ferma les yeux un instant, inspira profondément les embruns iodés des dernières brises marines qui emportaient son navire vers l'au-delà. Elle se délecta de cette sensation vivante qui frémissait dans ses veines. Lorsqu'elle rouvrit les yeux pour les poser sur les dizaines d'âmes noyées qui patientaient en silence, elle se surprit à les prendre en pitié. Leur mutisme auréolé de la sérénité de la mort la désola.

Nul ne lui avait adressé la parole, depuis qu'elle les avait cueillis au large des côtes normandes. Les bavardages d'Azel, tout perdu et effrayé qu'il fût, lui manquèrent soudain cruellement. Et l'impatience monta d'un cran dans sa poitrine. Peut-être l'attendait-il en ce moment même sur le rivage blanc. Et peut-être n'était-il pas seul.

Noz aurait voulu hurler au vent de souffler plus fort, de gonfler la grand-voile et de les emmener vers l'horizon à toute allure. Ses doigts se crispèrent sur la barre. Inutile de s'égosiller. Elle n'avait aucun pouvoir sur les éléments, malgré les absurdes racontars qui voyageaient de bouche en bouche sur l'île de Louvent. Certains croyaient qu'elle commandait aux tempêtes, avide de recueillir les noyés et de se nourrir de leurs âmes. Pure bêtise. Elle n'était qu'une vulgaire passeuse, esclave de la volonté du Vent et de l'Océan, incapable de la moindre décision. Punie, maudite pour l'éternité. Impuissante.

Elle ravala la froide colère qui menaçait d'engloutir l'espoir et reporta son attention sur l'horizon qui se rapprochait. Lorsqu'enfin la lumière éclatante du dernier rivage avala la nuit, que les contours de cette ligne de terre intangible se dessinèrent, son souffle se bloqua dans ses poumons. L'espoir fou la faisait-elle délirer ?

Non. Il y avait bien une silhouette sur le rivage habituellement désert. Une silhouette qui se tenait face au Bateau des Morts, comme si elle l'attendait. Noz crut défaillir tant la joie lui faisait tourner la tête. Se pouvait-il... Était-ce bien lui ? Alan ? Avait-il entendu la requête transmise par Azel, avait-il remonté les strates inconnues de l'au-delà pour la retrouver ?

Le sanglot ému qui menaçait de remonter dans sa gorge et ses yeux se bloqua soudain. Son bonheur à peine retrouvé dégringola en un battement de cils, creusant un sillon désespéré dans tout son corps.

Ce n'était pas Alan. La silhouette auréolée du gris de la mort était trop petite. Trop frêle. Celle d'un enfant.

C'était Azel qui l'attendait. Et il était seul.

Noz baissa le regard sur ses doigts d'albâtre, taches blanches sur le noir profond du bois, et serra les dents. Elle ne pleurerait pas. Elle ne se laisserait pas dominer par sa déception. L'espoir était encore permis car, pour la première fois, son messager était revenu. Il aurait certainement des nouvelles à lui transmettre.

Sans un bruit, sans effort, le Bateau de la Nuit glissa sur la mer d'huile et accosta. La rive avait l'aspect cotonneux et l'éclat doux d'un nuage. Le noir profond du navire créait comme une tache d'encre sur une page vierge. Le vent était complètement tombé, désormais. Les mains tremblantes, Noz repoussa quelques mèches de cheveux qui collaient à son front moite et avança de quelques pas en enveloppant la foule des morts de son regard rassurant.

— Votre voyage touche à sa fin.

Elle avait beau murmurer, sa voix résonnait de façon irréelle dans cet espace vide et silencieux, comme un chœur sacré qui s'élève dans une cathédrale.

— Suivez-moi.

Le Bateau de la Nuit déroula sa passerelle. Noz y posa un pied, sans plus s'inquiéter de savoir si les âmes la suivaient ou non. Toute son attention était tournée vers Azel qui patientait, le regard levé vers elle, un sourire doux plaqué sur son visage aux contours troubles. Sa silhouette paraissait moins tangible encore que lorsqu'elle l'avait mené ici.

Son pied nu quitta enfin le bois noir pour s'enfoncer dans le coton blanc, doux et vaporeux sous ses orteils. Du coin de l'œil, elle vit les noyés avancer vers leur dernière demeure d'un mouvement fluide et ininterrompu. Émerveillés par la paix qui les attendait ici. Avides de s'y fondre. Noz se désintéressa d'eux en un battement de cils. Ils n'avaient plus besoin d'elle.

— Je suis heureux de vous revoir, Capitaine Noz ! s'écria le petit mousse.

Son enthousiasme juvénile lui arracha un sourire. Personne ne l'appelait jamais Capitaine. C'était déroutant et gratifiant à la fois. Mais un voile attristé s'attardait sur les traits du garçon, malgré ses intonations joyeuses. Noz sentit sa gorge se nouer un peu plus. Elle se força à répondre :

— J'en suis heureuse également, Azel. Plus que tu ne peux l'imaginer. Quelles nouvelles m'apportes-tu ?

La bouche du petit mousse se tordit en un rictus désolé. Noz fronça les sourcils, de plus en plus perplexe ; tant de vie, tant d'émotions semblaient encore circuler dans cette petite âme ! C'était pour le moins inhabituel.

— Je... J'ai cherché partout, vous savez. Vraiment, je ne voulais pas vous décevoir. Mais j'ai bien vite compris que c'était inutile. Alan le Bris n'est pas sur le dernier rivage.

Noz déglutit douloureusement.

— Tu en es certain ? Cet endroit doit être immense, infini même, comment peux-tu affirmer si vite que...

— Cet endroit n'a rien à voir avec le monde des vivants que vous connaissez, Capitaine Noz. Les distances et le temps n'y ont pas vraiment d'emprise. C'est difficile à expliquer, mais... je n'ai besoin ni de parcourir des miles et des miles, ni de chercher pendant un temps qui n'existe pas, pour savoir que ce que je cherche ne se trouve pas ici. Je peux vous l'assurer, même si cela me coûte de voir la douleur que cette nouvelle vous provoque.

Noz détourna le regard. La douleur et la déception devaient aisément se lire sur son visage, oui. L'incompréhension, aussi, qui prenait peu à peu le pas sur tout le reste.

— Ce n'est pas possible, souffla-t-elle pour elle-même. Ce n'est pas possible.

Un mauvais pressentiment s'invita au creux de son ventre et lui tordit les entrailles.

— Capitaine Noz ? appela Azel d'une voix fluette. Vous savez, Capitaine, je crois... non, je sais qu'il n'y a que deux endroits qui accueillent les âmes des noyés. Et si votre ami n'est pas ici, alors... alors il est... dans l'autre.

L'enfer froid.

Noz frissonna, secoua la tête pour balayer cette idée absurde.

— Ce n'est pas possible, répéta-t-elle. L'enfer froid recueille les âmes des hommes mauvais, tu l'as dit toi-même. Des hommes comme ton capitaine ! Alan n'était pas comme ça, il... c'était un homme bon. Le meilleur que j'ai jamais connu. Ce n'est pas possible.

Azel ne répondit rien. Son regard gris demeurait fixé sur elle, avec l'intensité fade de la mort, comme s'il attendait patiemment que Noz se rende à l'évidence d'elle-même. Elle aurait voulu être capable de réfléchir. Être capable de comprendre, de trouver une explication réaliste et acceptable à cette absurdité. Mais il n'y avait que la panique, le choc et la colère qui bouillonnaient en elle, sous son masque dur et blessé. L'Océan aurait-il pu... ? Aurait-il pu lui faire cela, punir son grand amour en plus d'elle-même, pour avoir osé le défier ? Aurait-il pu bannir Alan dans l'enfer froid pour la faire souffrir, elle ?

C'était inimaginable. Profondément injuste. Et pourtant, c'était la seule explication possible. En un éclair, son cœur s'emplit de cette évidence qui manqua de la plier en deux de douleur ; Alan était prisonnier de l'enfer froid depuis cent cinquante ans, par sa faute.

— Je dois aller le chercher, lâcha-t-elle dans un souffle rauque.

— Le chercher ? répéta Azel, effrayé. Le chercher dans l'enfer froid ? Vous n'y pensez pas, Capitaine, c'est insensé !

Noz reposa sur lui un regard hébété. S'inquiétait-il réellement pour elle ? Les sentiments de ce garçon à son égard n'en finissaient pas de la surprendre.

— Pourquoi donc t'en soucies-tu, Azel ? demanda-t-elle avec plus de brutalité qu'elle ne l'aurait voulu. Tu es ici dans la sérénité du dernier rivage, tu n'as plus à t'inquiéter de rien. Va en paix, Azel, et ne t'en fais pas pour moi.

Elle voulut faire demi-tour, mais la voix haut-perché du garçon s'éleva soudain dans le vide, pleine d'un écho rageur, la clouant sur place.

— Je m'inquiète parce que vous êtes la Capitaine de la Nuit ! Parce que vous êtes la seule chance pour les âmes noyées d'accéder à ce rivage, parce qu'ils ont besoin de vous comme j'ai eu besoin de vous, et que vous n'avez pas le droit de vous mettre en danger ! Et puis parce que je... parce que je vous aime bien. Voilà. Et je n'ai pas envie que vous restiez coincée dans l'enfer froid.

Noz s'interdit de lui faire face et garda les yeux rivés sur les voiles noires de son navire. Les paroles de l'enfant résonnaient en elle et éveillaient une culpabilité qu'elle n'avait aucune envie d'écouter. L'Océan lui avait imposé cette responsabilité dont elle n'avait jamais voulu. L'Océan l'avait privée de sa vie, de son existence, de son grand amour. Elle avait bien le droit de récupérer un seul de ces trois éléments. Le plus important.

— J'entends ce que tu dis, Azel, mais tu ne peux pas comprendre. Je dois le faire. Si Alan est dans l'enfer froid, c'est à cause de moi, et je dois réparer mes fautes. Je dois le sauver.

Un profond silence lui répondit et, pendant un instant, Noz crut que le petit mousse était reparti, avait abandonné, avait accepté de la laisser faire comme bon lui semblait. Mais elle sursauta lorsqu'elle sentit sa présence froide juste à côté d'elle, sa main intangible se glisser dans la sienne.

— Bien. Alors, je vous accompagne, Capitaine.

— Non, je ne peux pas te laisser faire ça. Ta place est ici.

— Je reviendrai, une fois certain que vous avez accompli votre souhait et que vous êtes en sécurité sur votre navire. Je ne pourrai jamais trouver la paix, même sur le rivage blanc, en sachant que vous êtes en danger.

— Tu n'as pas à endosser une telle responsabilité.

— Mais je veux le faire. Laissez-moi venir avec vous. En plus, j'ai déjà vu la porte de l'enfer froid s'ouvrir. Je peux peut-être trouver une idée pour la retrouver et la traverser.

Sans attendre son approbation, Azel l'entraina vers la passerelle d'ébène et glissa comme un filet de brume jusqu'au pont du bateau. Noz le suivit, secouée par une multitude d'émotions complexes. Parmi elles, la surprise à l'idée de ne plus être seule pour la première fois depuis presque deux siècles tenait une bonne place.

Oui, décidément, cet enfant n'en finissait pas de la surprendre.

Azel l'accompagna derrière la barre et s'assit en tailleur tout près d'elle, comme lors de leur premier voyage. Noz referma ses doigts sur les rayons et sentit aussitôt l'énergie du Bateau de la Nuit circuler entre elle et son bois noir. Le navire se mit en branle de lui-même, poussé par cette force étrange et surnaturelle qu'elle ne comprenait pas tout à fait.

Dans leur dos, le blanc éclatant du dernier rivage s'éloigna. Les ténèbres familières les enveloppèrent peu à peu, et Noz papillota des paupières, soulagée de retrouver ce noir profond et infini. Azel regardait tout autour de lui, les traits empreints de cette excitation fébrile qui accompagne le début d'une nouvelle aventure. Ils n'échangèrent pas un seul mot pendant un long moment, jusqu'à ce que la nuit éternelle ait complètement étouffé les derniers reflets blancs de l'au-delà. Les rafales fraîches et piquées d'embruns fouettaient à nouveau les joues de Noz. Le Bateau de la Nuit fendait les vagues dodues sans accroc.

Noz s'autorisa finalement à lâcher la barre et à laisser son navire voguer au gré de ses envies, en attendant un nouvel appel d'âmes en détresse. Elle s'assit sur le plancher à côté d'Azel, ramena ses pieds sous sa jupe noire.

— J'ai bien réfléchi. La porte de l'enfer froid ne s'ouvre que pour les hommes mauvais, déclara Azel avec calme. Nous allons devoir attendre un nouveau naufrage, en espérant que l'un des membres de l'équipage nous permette de...

— Je refuse d'attendre jusque-là.

Le garçon tourna vers elle un visage perplexe.

— Je ne pense pas que nous ayons le choix, contra-t-il.

— Il peut se passer des lunes avant qu'un naufrage n'ait lieu. Même au cours d'un automne capricieux, les tempêtes n'éclatent pas tous les deux jours. Et nous n'avons aucun moyen de savoir si l'enfer froid s'ouvrira pour un membre de l'équipage. Je ne peux pas attendre jusque-là.

— Comment faire, alors ?

Noz détourna le regard, cherchant un moyen de mettre des mots sur l'idée qui naissait en elle depuis qu'ils avaient quitté le dernier rivage. De trouver la façon la moins effrayante possible d'énoncer son plan.

— Nous allons trouver un homme qui mérite l'enfer froid. L'île de Louvent n'en manque pas. Je connais ses habitants. Je peux aisément déterminer pour qui la porte de l'enfer s'ouvrira.

— Mais ensuite, comme allons-nous...

Noz planta son regard d'encre dans celui du garçon, gris et figé. Comme il l'avait fait pour elle un peu plus tôt, elle patienta jusqu'à ce que la lumière se fasse dans son esprit, sans qu'elle ait besoin de prononcer les paroles dérangeantes qu'il attendait. Elle-même s'étonnait du peu d'émotions que cette perspective lui procurait. Certains hommes vivaient alors qu'ils méritaient de mourir. Certains mouraient alors qu'ils méritaient de vivre. Ce n'était certainement pas à elle de rétablir la balance dans cette profonde injustice, mais juste pour une fois... Oui, juste pour une fois, elle ne voyait aucun mal à intervenir dans le cours aléatoire du destin.

— Vous voulez le tuer, murmura Azel.

Les mots étaient enfin posés. Noz ne cilla pas un seul instant et soutint le regard de l'enfant avec détermination. Elle hocha la tête doucement.

— Tu peux encore faire demi-tour Azel, si tu n'es pas à l'aise avec cette idée. Je peux encore te ramener.

— Non. Je reste. Quoi que vous comptiez faire, je reste.

Ils échangèrent un petit sourire teinté de complicité, avant de laisser leurs regards se perdre dans les ténèbres. Noz n'avait même pas besoin de passer en revue les quelques centaines d'habitants qui peuplaient l'île de Louvent. Elle les avait observés, elle les avait vus naître et grandir, mourir pour certains. Un nom, un visage s'étaient imposés à elle immédiatement. Un homme mauvais dont la simple mention la dégoûtait au point de tordre son visage de répulsion.

Venchon. Le cuisinier du Kornog

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