Chapitre 2

Madenn


8 octobre 1782

Plus que tout au monde, Madenn aimait l'odeur qui planait dans l'air au matin d'une tempête féroce. Les embruns encore secoués par la violence des vents pourtant tombés. Comme s'il demeurait dans l'air, l'eau et la terre une dernière trace de la fougue des éléments. Ce calme factice, lorsque toute l'île cherchait à reprendre ses esprits, la galvanisait.

— Pour l'amour du Ciel, Mademoiselle ! Fermez cette fenêtre ou vous allez attraper la mort !

L'intrusion de sa suivante dans sa chambre rompit l'instant enchanteur. À regret, elle referma la fenêtre et resserra les pans de sa robe de chambre en satin. Véra lui octroya une œillade mécontente.

— Ce n'est guère le moment d'attraper froid, Mademoiselle. Un nez rougi et humide seraient du plus mauvais effet.

— Je sais, je sais, Véra. Ne vous en faites pas, je ne suis restée à la fenêtre que quelques secondes.

Avec un grognement sceptique, la suivante déposa le baquet rempli d'eau claire sur le meuble aux ablutions. Madenn s'amusait de ses airs revêches. Elle savait qu'il ne se cachait aucune malice derrière ce visage renfrogné. Seulement une préoccupation sincère teintée d'affection. Ce jour était important, et Véra semblait aux prises avec une angoisse contagieuse.

Madenn s'efforça de refouler sa propre appréhension et plongea ses mains dans l'eau tiède. Le contact de l'onde sur ses doigts et ses joues effacèrent les dernières traces de sa nuit agitée et l'apaisèrent. Elle tapota son visage avec un linge propre et plaqua une expression sereine sur son visage.

— Tout ira bien, Véra, déclara-t-elle en se tournant vers elle. J'ai été préparée à ce jour toute ma vie. Je suis prête.

La suivante lui répondit d'une moue sceptique que Madenn ignora. Véra la connaissait mieux que quiconque et ne se laissait pas duper par le masque de confiance que la jeune fille avait depuis longtemps appris à afficher en public. Un masque derrière lequel se cachait une anxiété sournoise qui pouvait se déchainer à tout instant.

— Une chance que le navire de Monsieur le Vicomte soit arrivé au port avant le début de la tempête, avança Véra tout en aidant Madenn à se déshabiller.

La jeune fille acquiesça du menton, la gorge serrée.

— J'ai entendu le maître-queux raconter que Noz avait été aperçue sur nos plages, hier soir, poursuivit Véra. La nouvelle d'un naufrage ne saurait tarder... Tout le monde sait ce que sa présence signifie. Remercions le Ciel que Monsieur le Vicomte ait été épargnée par cette... Oh, pardonnez-moi, Mademoiselle. Je ne voulais pas vous troubler.

— Ce n'est rien, Véra.

Madenn laissa sa suivante lacer corset et jupons sur son corps, sans ajouter un mot. Elle inspira longuement pour apaiser le tourbillon d'émotions qui tempêtaient dans sa poitrine. Véra secouait la tête avec défaitisme en marmonnant de nouvelles excuses. Elle n'avait pu retenir son penchant pour les ragots superstitieux alors qu'elle était la première à connaître les effets qu'ils avaient sur sa jeune protégée. Elle se maudissait pour son manque de jugeotte, mais n'aurait pu imaginer la profondeur du tourment qui s'emparait de Madenn à chaque mention de la capitaine du Bateau des Morts.

— Oublions cela et concentrons-nous sur notre tâche du jour, Véra, voulez-vous. Je ne veux plus entendre parler de tempête, de naufrage ou de Noz, est-ce clair ?

— Bien sûr, Mademoiselle. Pardonnez-moi.

Madenn s'installa face à la coiffeuse et étudia son visage dans le miroir. Avec application, elle détendit chaque muscle de son front, de sa mâchoire et sa nuque pour retrouver l'attitude altière et posée digne d'une jeune fille de son rang. Véra dénoua sa longue tresse et entreprit de démêler ses cheveux châtains avec douceur. Madenn se concentra sur la sensation de la brosse sur son cuir chevelu, sur le rythme de sa respiration et sur la pulpe de ses doigts qui pianotaient discrètement sur sa cuisse.

Pouce, index, majeur. Un, deux, trois. Pouce, index, majeur. Un, deux trois.

Cette petite routine indécelable lui permettait de reprendre le contrôle de ses angoisses. Elle souffla, soulagée de sentir le poids qui compressait sa poitrine s'alléger. Elle ne pouvait pas faire honte à sa famille, pas aujourd'hui. Tous attendaient d'elle une attitude parfaitement digne, saupoudrée de délicatesse, de charme et d'humilité. Sans négliger la conversation qui devait être pleine d'esprit tout en dévoilant une certaine pudeur indissociable de son sexe.

Madenn souffla un grand coup et sourit à son reflet. Son masque serein était convaincant. Tout irait bien.

****

Gédéon de Kerguelen, Vicomte de Bélizal, était un homme convaincu de son propre charisme, de son charme et de son importance. Madenn le devina à l'instant même où il fit son apparition dans le salon. Sa haute stature, fière et élancée, dominait naturellement la pièce et tous ceux qui s'y trouvaient. Il salua son père avec force sourires et politesses, sa voix grave et chaude résonnant jusqu'au cœur de Madenn. Elle étudia son costume de velours bleu céruléen aux broderies florales de soie blanche et de cannetilles argent, ses épaules carrées mises en valeur par une coupe impeccable, sa perruque grise, longue et bouclée, attachée en catogan sur sa nuque par un ruban assorti à son habit. Il respirait le luxe et le raffinement.

Madenn frémit lorsque deux doigts fermes lui pincèrent la peau du bras. Elle se retourna vers sa mère, dont le regard contrarié accentuait les ridules autour de ses yeux bruns.

— Ne le dévisage pas ainsi, Madenn, je t'en prie. Un peu de tenue.

La jeune fille s'empressa de baisser le regard sur le tissu vert pâle de sa robe, elle-même brodée d'arabesque soyeuses qui brillaient à la lumière du jour. Sa mise n'avait rien à envier à celle du vicomte ; sa mère s'était assurée que Madenn rivaliserait de faste avec la reine elle-même. Comme ses parents le lui avaient assuré maintes fois, le vicomte et elle-même étaient parfaitement assortis. Cela n'avait pourtant pas suffi à raffermir son assurance. Madenn se sentait face à cet homme comme une souris face à un chat de salon.

La bouche sèche, immobile comme les pierres, elle patienta jusqu'à ce que les deux hommes daignent enfin s'intéresser à elle. Lorsque le vicomte s'approcha d'elle et que son père la présenta en abusant de qualificatifs élogieux, Madenn releva les paupières avec délicatesse, colla un léger sourire sur ses lèvres et croisa le regard de son prétendant. Son cœur cogna un peu plus fort contre ses côtes, et un soulagement profond lui souleva la poitrine. Dans les yeux du vicomte brillait une lueur pétillante qui n'avait plus grand-chose d'intimidant. Lorsqu'il lui adressa un sourire chaleureux, les petites rides sur ses tempes se plissèrent, trahissant sa trentaine déjà entamée.

— Mademoiselle Morzhell, susurra-t-il de sa voix délicieusement caverneuse, c'est un honneur de vous rencontrer. Votre père m'a longuement vanté vos charmes et votre beauté délicieuse. Il ne m'avait pas menti.

Les joues de Madenn rosirent sous le compliment. Elle surprit le coup d'œil furtif du vicomte qui explorait sa taille fine, sa poitrine réhaussée par son corset et les courbes généreuses de ses hanches. Juste une seconde, afin de ne pas insulter son honneur. Une seconde suffisante cependant pour la faire se sentir comme une pouliche dont on étudiait les atouts et la potentielle fertilité. Elle s'empressa de refouler cette sensation inconfortable, et lui répondit de sa voix la plus douce, le remercia et s'enquit de la qualité de son voyage.

— J'abhorre les voyages en mer, répondit-il sans se départir de son sourire enjôleur. Ils sont d'un tel ennui et d'un tel inconfort ! Mais je suppose que je ne peux que me réjouir des conditions favorables qui ont accompagné mon navire.

— Remercions la tempête d'avoir eu la décence d'avoir attendu votre arrivée avant de souffler avec tant de férocité, déclara-t-elle. Et j'espère que votre séjour sur notre île vous comblera suffisamment pour adoucir l'inconfort de ce long voyage.

— Je n'en doute pas un instant.

Madenn papillonna des cils trois fois et sourit en détournant le regard, comme sa mère le lui avait appris. Elle ne laissa pas le silence s'éterniser et relança la conversation avec autant d'adresse que possible, interrogeant le vicomte sur la lointaine ville de Rennes d'où il venait.

À sa grande surprise, sa voix ne tremblait pas. Les mots lui venaient naturellement, son regard parvenait à soutenir celui du vicomte sans ciller, ses paupières se baissaient de façon adorablement pudique toujours au moment opportun. La conversation glissa entre eux avec une facilité déconcertante pendant quelques minutes et, bientôt, Madenn n'eut plus besoin de feindre la décontraction. Cet homme se révélait aussi charmant qu'agréable. Et séduisant, pour ne rien gâcher. Un parti idéal.

Lorsqu'ils quittèrent le salon sur le signal d'un domestique pour se diriger vers la salle à manger, sa mère lui lança un regard satisfait et un sourire tendre. Oui, tout irait bien.

Et peut-être que, bientôt, Madenn n'aurait plus besoin de feindre quoi que ce soit. Peut-être pourrait-elle enfin se sentir heureuse de son sort. Et se débarrasser de cette envie écrasante de fuir à toutes jambes.

Après le déjeuner, le vicomte invita Madenn à se joindre à lui pour une promenade digestive en bord de mer. Ses parents l'y encouragèrent avec enthousiasme, les yeux pétillants, enhardis par le succès de cette première rencontre. Madenn n'eut guère d'autre choix que d'accepter, malgré son envie brûlante de se retirer dans la solitude sécurisante de sa chambre. Les mondanités prolongées l'épuisaient toujours trop vite. Elle ignora la fatigue qui engourdissait ses pensées et accepta l'invitation.

Tout se passerait bien. Le vicomte avait la conversation facile et une aura rassurante. Le malaise qu'elle ressentait habituellement lors de toute nouvelle rencontre, de toute mondanité importante, n'était pas aussi écrasant en sa présence. Cela aurait pu être bien pire. Tout se passerait bien.

Véra les accompagna sur la promenade de pierre grise qui longeait les plages, chaperon discret à quelques pas derrière eux. Ici, la force du vent ne faiblissait jamais et, en ce jour d'automne, ses rafales piquantes ne manqua pas de surprendre les quelques courageux promeneurs. Madenn y était habituée, et puisait même du réconfort dans cet air iodé et fougueux qui fouettait ses jupons et affolait les plumes accrochées à son chapeau. Il lui donna même un soupçon d'audace lorsqu'elle surprit les frissons du vicomte, dérangé par les assauts du vent.

— Je suppose que les rues de Rennes ne sont pas soumises aux mêmes caprices des éléments, lança-t-elle d'un ton joyeux. Le vent sur notre île se montre souvent impitoyable.

— Le temps n'est guère aussi clément à Rennes qu'il ne l'est à Marseille, s'amusa le vicomte, et la grisaille ne nous est pas étrangère. Mais ce vent, pour tous les saints, l'on pourrait croire qu'il cherche à faire décoller les rochers !

Un rire cristallin s'échappa des lèvres de Madenn, et le vicomte lui accorda une œillade charmée.

— J'ai toujours pensé que les Géants étaient jaloux de la majestuosité de nos falaises et soufflaient de toutes leurs forces en espérant les détruire, ajouta-t-elle.

Les sourcils du vicomte se froncèrent et son regard décontenancé la dérouta légèrement.

— Les Géants ? répéta-t-il, perplexe.

— N'avez-vous jamais entendu l'histoire du Géant Norouas ? On dit que c'est son souffle qui crée les vents les plus forts, et qu'il...

— Des histoires pour enfants, l'interrompit-il. J'ose espérer que vous n'accordez aucun crédit à ces balivernes, ces racontars de bonne femme !

Madenn se crispa sous les intonations rieuses et méprisantes du vicomte. Ces histoires avaient bercé son enfance et nourri son imagination, elles faisaient partie de l'identité de l'île au même titre que sa nature sauvage, son port prisé et ses marins intrépides. Devait-elle les défendre, au risque de passer pour une enfant trop naïve aux yeux de son prétendant ? La dernière chose qu'elle souhaitait était d'attiser son mépris et d'attirer la honte sur sa famille en se montrant trop immature.

— Bien sûr que non, s'empressa-t-elle de répondre. Mais si je ne crois plus à ces histoires depuis fort longtemps, je dois avouer qu'elles ont toujours su ravir mon imagination. Un soupçon de merveilleux n'est jamais de trop pour égayer notre existence, ne croyez-vous pas ?

Le vicomte l'enveloppa d'un regard aussi attendri que condescendant.

— Les vertus de la raison me siéent davantage que les frivolités du merveilleux, je dois l'admettre. Mais ce penchant qui est le vôtre n'est que la conséquence de cet environnement dans lequel vous avez grandi, je ne peux guère vous en tenir rigueur.

Son regard s'attarda sur les rivages hérissés de roches et battus par les vagues qui s'étalaient en contrebas de la promenade. Un pouffement de dédain accompagna la suite de ses paroles :

— Un seul voyage vers votre île reculée m'a suffi pour saisir l'étendue des superstitions arriérées qui s'attardent dans les esprits de ses habitants. Cette histoire du bateau des morts, par exemple... ou bien est-ce le bateau de la nuit ? Peu importe. Les matelots n'avaient de cesse de déblatérer des inepties à ce sujet durant toute la traversée, alors que la tempête menaçait à l'horizon. Et quelles rumeurs absurdes ai-je entendues ce matin, dans les couloirs de l'auberge ? La capitaine aurait été aperçue sur les plages pendant la nuit ?

— Noz, précisa Madenn sans trop savoir pourquoi, la gorge nouée.

— C'est cela. Je ne suis guère étonné de voir que vous connaissez son nom, comme tout le monde sur cette terre.

Il secoua la tête avec défaitisme, les boucles grises de sa perruque malmenées par les rafales.

— Ces absurdités sont un fléau pour l'esprit, si vous voulez mon avis.

Madenn sentait les couleurs déserter peu à peu son visage. Les rafales, réconfortantes quelques instants plus tôt, lui semblaient désormais aussi agressives qu'un coup de ceinture sur les doigts. Elle grelotta et, pour la première fois de la journée, ne parvint pas à forcer une réponse intelligente à franchir ses lèvres. Le vicomte s'étonna de cette absence soudaine de répartie :

— J'espère ne pas vous avoir froissée, Mademoiselle Morzhell. Je ne voulais pas insulter vos traditions, ni vos croyances.

— Vous n'en avez rien fait, je vous rassure, se força-t-elle à répondre.

— Vous sentez-vous bien, Mademoiselle ? Vous êtes si pâle, soudain.

Madenn ouvrit la bouche pour le rassurer, mais aucun son n'en sortit. Que pouvait-elle bien dire ? Que Noz était réelle, tout comme l'était le Bateau des Morts ? Qu'elle l'avait déjà vue de ses propres yeux ? Qu'elle voyait l'empreinte de la main de la capitaine maudite se déposer sur la joue de ceux condamnés à périr en mer ?

Non, bien sûr. Elle ne l'avait jamais dit à quiconque et, aujourd'hui encore, elle devait maintenir la vérité enfermée à double tour tout au fond d'elle-même. À la place, elle servit l'un des mensonges dont elle avait le secret.

— Je vous prie de m'excuser, monsieur le Vicomte. Je suis simplement troublée. La tempête de cette nuit... et la mention de Noz ne font que me rappeler que la nouvelle d'un naufrage supplémentaire ne saurait tarder à nous parvenir. Un de plus. Que Noz existe ou non, cela n'enlève rien à la dangerosité de nos côtes, et aux centaines de vies perdues chaque année contre nos rochers. Et chaque fois, je crains pour la vie de mon père. Chaque fois, j'aimerais le supplier de ne pas reprendre la mer.

Ce n'était qu'un demi-mensonge, finalement. Elle scrutait le visage de son père chaque jour qu'il passait sur terre, la peur au ventre, à la recherche de la marque de Noz. L'idée de la voir apparaitre sur sa joue la terrifiait au-delà des mots car, en plus de la douleur de le savoir condamné, elle haïssait l'impuissance qui ne manquerait pas de l'accabler. Car elle ne pourrait rien dire. Elle ne pourrait pas le mettre en garde. On la traiterait de folle, ou... pire. De sorcière. Elle ne pourrait pas.

Son souffle s'accéléra dangereusement. Sa poitrine lui parut soudain si alourdie qu'elle aurait juré que le plus lourd rocher se dressant entre les vagues l'avait frappée en plein cœur. Elle serra les dents et s'immobilisa, sous le regard inquiet du vicomte qui s'autorisa à lui toucher le bras.

Non, non, non, supplia-t-elle en silence. Non, pas maintenant.

— Oh, Mademoiselle Morzhell, je vous prie de me pardonner pour mon indélicatesse. Je n'aurais pas dû évoquer cette légende et raviver cette peur qui fragilise vos émotions.

Elle ne put lui répondre, trop concentrée sur son souffle qui menaçait de s'emballer et sur ses doigts qui pianotaient contre sa hanche.

Pouce, index, majeur. Un, deux, trois. Pouce, index, majeur. Un, deux, trois.

Elle s'aperçut soudain que Véra s'était rapprochée en hâte, alarmée par la détresse visible sur le visage de sa protégée.

— Nous devrions rentrer et nous mettre à l'abri de ce terrible vent, déclara le vicomte à son attention.

La suivante opina du chef et soutint Madenn qui se laissa faire, hagarde, fournissant tous les efforts du monde pour de pas laisser son angoisse déborder.

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