Chapitre 14


Madenn


Il lui fallut élaborer un mensonge empreint d'éclats de vérité pour convaincre sa mère. Elle se contenta d'enrichir la première version de son histoire, déclarant que dans le noir, près de la marée montante et des rochers sculptés par le vent, son imagination s'était emballée. Qu'elle avait cru qu'une main avait essayé de lui attraper la cheville — une simple algue qui s'était enroulée autour de son soulier, vraisemblablement. Qu'elle avait cru que quelqu'un murmurait son nom — le vent, certainement — et qu'elle était poursuivie par des ombres malfaisantes.

— Je suis désolée, mère, pour tous les tracas que je vous cause. Je me suis laissé submerger par mes émotions, jusqu'à... ne plus avoir tous mes esprits.

Et c'était toujours le cas à l'heure actuelle, tandis que la silhouette de Noz persistait à la harceler dans un coin de son champ de vision. Madenn réfréna l'envie de fermer les yeux aussi fort que possible et de lui crier de la laisser tranquille. L'expression de plus en plus soucieuse de sa mère, presque effrayée, en disait déjà long sur sa crainte de voir sa fille sombrer dans la folie. Inutile d'aggraver la situation.

— Bien, soupira Solenn en se redressant. C'est ce que nous raconterons à monsieur le Vicomte.

— C'est la vérité, mère !

— Que ce soit le cas ou non, je te demanderai, lorsque tu t'adresseras à lui, de taire les... détails de ce que tu as cru voir ou entendre. Nous ne voudrions pas l'effrayer et lui laisser croire...

— Bien sûr. Je comprends. Nous ne lui dirons que le strict nécessaire.

Quelques coups résonnèrent contre la porte de sa chambre, avant que Véra ne passe discrètement la tête dans l'entrebâillement.

— Monsieur le vicomte de Bélizal aurait souhaité s'entretenir avec vous, Mademoiselle, avant de se retirer pour la nuit. Dois-je le remercier ?

Madenn allait répondre par l'affirmative, trop épuisée pour faire bonne figure face à son fiancé, mais sa mère lui décocha une œillade qui lui cloua le bec.

— Non, ma fille va le recevoir, merci Véra, répondit Solenn à sa place. Accordez-nous simplement deux petites minutes pour... nous rendre plus présentables.

— Bien, Madame.

Lorsque Gédéon fit son entrée, quelques instants plus tard, Madenn avait revêtu sa robe de chambre la plus luxueuse, d'un satin bleu pâle brodé de dentelles dignes d'une splendide robe de cour. Ses cheveux châtains avaient été brossés et tressés de façon à camoufler à la perfection les résidus de boue et d'eau de mer. Elle adressa au vicomte un salut courtois et un sourire empreint de pudeur, comme si aucune malencontreuse aventure ne lui était arrivé.

Gédéon s'approcha de quelques pas en ouvrant la bouche, mais Madenn le prit de court en parlant la première :

— Je suis profondément désolée pour mon attitude de ce soir et la frayeur que j'ai provoquée. Je n'avais nullement l'intention de causer de tels ennuis, et j'espère que vous saurez me pardonner si mon comportement vous a embarrassé.

— Ma chère...

Le vicomte s'arrêta tout près d'elle et posa un doigt sous son menton pour lui relever le visage. L'éclat pétillant qu'elle avait déjà vu dans le regard de Gédéon la rassura un instant. Ce n'était pas un mauvais homme. Il ne la jugerait pas trop durement.

— Je ne suis pas venu ici pour réclamer des excuses, mais pour m'enquérir de votre état.

— Je vais mieux. Je vous remercie. Je crois que je me suis simplement laissé déborder par mes émotions.

Solenn s'empressa d'intervenir pour raconter une version simplifiée de l'histoire que Madenn lui avait offerte. Celle-ci serra les dents sans se départir de son petit sourire contrit. Sa mère ne pouvait-elle pas la laisser s'expliquer face au vicomte par elle-même ? La voir si prompte à relater une version des faits qui lui convienne, sans laisser à Madenn la possibilité de le faire, rallumait dans son ventre un ressentiment qu'elle détestait. Elle n'était certes pas la jeune fille la plus assurée, ni la plus dégourdie qui soit, mais elle était parfaitement capable de se sortir de ce mauvais pas toute seule.

— Les événements récents nous ont tous profondément bouleversés, répondit Gédéon à la tirade mielleuse de Solenn, et je ne peux qu'être compréhensif face à la détresse d'une jeune fille aussi ingénue que vous l'êtes, très chère. Votre enfance dorée, protégée, choyée, ne vous a guère préparée à affronter de si violentes tempêtes.

Il se tourna vers Solenn pour ajouter :

— Et je suis persuadé que le reste de la société de Port-Lebran le comprendra également. Vous pouvez vous tranquilliser.

— Madenn !

L'appel de Noz lui arracha un frisson de frayeur. Elle se mordit les lèvres, se fit violence pour ne pas réagir, et s'efforça de se recomposer une expression sereine et repentante. Son sursaut n'avait pas échappé à sa mère, ni au vicomte. Tous deux avaient tourné le visage vers elle.

— Vous sentez-vous bien, très chère ? s'inquiéta le vicomte.

— Oui, je... j'ai juste un peu froid.

— Je crois qu'il serait prudent de préparer un bon bain chaud pour Mademoiselle, avança Véra qui patientait dans un coin de la pièce. Cela la réchauffera.

Tous acquiescèrent et Madenn ferma brièvement les paupières avec un soupir de soulagement lorsqu'ils se dirigèrent vers la porte. Aussitôt, la voix de Noz s'éleva tout près de son oreille :

— Madenn ! Il t'a suivie jusqu'ici, tu dois m'écouter avant qu'il ne vous fasse du mal !

Le sang de Madenn se gela dans ses veines.

— Quoi ? Qui ? haleta-t-elle.

Le vicomte se figea, la main sur la poignée de la porte, et se retourna. Mais avant qu'il n'ait pu poser la moindre question, un bruit sourd résonna au rez-de-chaussée. Le corps de Madenn se mit à trembler de la tête aux pieds. Des coups de plus en plus soutenus s'abattaient sur la porte d'entrée, comme si quelqu'un cherchait furieusement à entrer.

— Qu'est-ce que cela peut être, à cette heure-ci ? s'étonna Solenn.

— Je m'en charge, répondit Gédéon en s'engageant dans le couloir.

— Non !

Sans réfléchir, Madenn se jeta en avant pour rattraper son fiancé par le bras. Sa peur suintait de chacun de ses pores. Elle n'avait plus de raison de faire semblant.

— N'y allez pas, je vous en conjure ! C'est... c'est un monstre, il a essayé de m'attraper, il a essayé de me noyer, il m'a suivie jusqu'ici et...

— Par tous les Saints, Madenn, mais qu'est-ce que tu racontes ?

La voix trouble de sa mère trahissait son affolement. Mais Madenn n'aurait su dire si c'était la chose derrière la porte d'entrée qui l'effrayait, ou le comportement erratique de sa fille face au vicomte. Celui-ci se dégagea en douceur et posa ses deux mains de part et d'autre de son corps pour la rassurer.

— Vous êtes encore secouée par votre mésaventure de ce soir, Madenn. Ne vous en faites pas ; si les monstres existent, ils sont bel et bien humains. Et si l'un d'entre eux croit pouvoir s'en prendre à vous, alors je vais personnellement m'occuper de son cas.

Madenn le regarda s'éloigner, un sentiment d'impuissance vissé au corps. À quoi bon lutter ? Gédéon ne l'écouterait pas, pas plus que sa propre mère. Ils la considéraient comme une enfant effrayée à l'imagination trop pleine d'histoires abracadabrantes, comme lorsqu'elle avait signalé le retour du Kornog.

— Reste ici avec Véra, lui ordonna Solenn. Laisse le vicomte prendre les choses en main.

— Vous ne comprenez rien !

Sa mère lui lança un regard lourd de reproches, plus efficace qu'une longue remontrance. Elle abhorrait toute démonstration d'émotion trop vive et s'empressa de silencer la colère de sa fille en refermant la porte d'un geste ferme. Solenn disparut à son tour dans le couloir, laissant Madenn en proie à une frustration qui enflait dans son ventre.

— Mademoiselle, commença Véra en s'approchant doucement, venez donc vous allonger pendant que je prépare votre bain, vous avez été...

Des bruits sourds retentirent au rez-de-chaussée. Le claquement de la lourde porte d'entrée que l'on ouvre à la volée. Des cris apeurés, des ordres inintelligibles lancés à la cantonade. Madenn ne broncha pas, les poings serrés. Elle serrait les dents si fort que sa mâchoire la lançait. À ses côtés, Véra s'agitait, soudain paniquée, et entreprit de barricader la porte tout en sommant Madenn de l'aider. Mais la jeune fille ne l'entendait pas. Elle n'entendait plus désormais que la voix de Noz qui résonnait toujours à son oreille.

— Madenn, je t'en prie, tu dois m'écouter. Je ne suis pas là pour t'emmener sur le Bateau de la Nuit, je ne suis pas là pour voler ta vie. J'ai besoin de ton aide.

Madenn se raccrocha à la volonté farouche d'agir et de ne plus se sentir si impuissante pour refouler la terreur froide que lui inspirait la présence éthérée de Noz tout près d'elle.

— Que dois-je faire ?

Véra, qui crut d'abord que cette question lui était adressée, lui répondit de l'aider à faire glisser la commode devant la porte, et s'emporta lorsqu'elle s'aperçut que Madenn ne bougeait pas d'un pouce.

— La chose qui t'a attaquée tout à l'heure et qui terrorise ta famille à l'instant où nous parlons, ce n'est pas un monstre, déclara Noz. C'est un noyé. Il me cherche, et d'autres suivront probablement.

— Pourquoi ? Qu'avez-vous fait ?

— Je suis partie. Je suis prisonnière de l'enfer froid, et j'ignore comment en sortir.

— Comment est-ce possible ?

— C'est sans importance, pour l'instant. Les noyés ont besoin de moi pour emmener leur âme vers le dernier rivage. Ils me cherchent.

— Madenn !!

L'appel paniqué de Véra ramena la jeune fille à l'instant présent. Sa femme de chambre la dévisageait avec de grands yeux ébahis, les traits déformés par la terreur. Le vacarme qui retentissait au rez-de-chaussée semblait se rapprocher.

— Mademoiselle, pour l'amour du Ciel, que... À qui parlez-vous ?

— Silence, Véra, je t'en prie, je dois me concentrer.

La silhouette translucide de Noz se tenait juste devant elle. Maintenant qu'elle acceptait d'ouvrir ses sensations à la présence de la capitaine, Madenn pouvait presque percevoir les traits de son visage et l'ondulation de ses longs cheveux noirs.

— Je dois vous aider à sortir de l'enfer froid, comprit Madenn.

À ces mots, Véra laissa échapper un hoquet horrifié, se signa en hâte, la bouche tordue en une grimace de terreur, et se précipita hors de la chambre comme si elle venait de se retrouver en face du Diable lui-même. Madenn l'ignora.

— Pourquoi moi ? interrogea-t-elle dans un souffle.

— Parce que tu m'es liée. Tu le sais. Tu l'as toujours su. Mais nous n'avons pas le temps d'en parler maintenant. Tu dois apaiser la colère des noyés et les rassurer.

— Les... les rassurer ? Mais je... Comment ?

— Ne t'inquiète pas, je te guiderai.

Des bruits de pas mouillés résonnèrent dans le couloir, et le cœur de Madenn cogna si fort contre ses côtes qu'elle crut que sa poitrine allait exploser. Elle demeura figée comme une statue de cire, incapable de bouger, le regard vissé sur le couloir sombre au-delà de la porte laissée grande ouverte par Véra. Les pas se rapprochaient.

— Vous avez dit tout à l'heure qu'il pourrait nous faire du mal, murmura-t-elle d'une voix nouée.

— Parce qu'il me cherche, et que sa colère ne fera que grandir si tu refuses de lui venir en aide. Il ne fait que réclamer ce qui lui revient de droit. Si tu lui promets de l'aider, il t'écoutera.

Une silhouette se dessina dans l'encadrement de la porte. Massive. Dégoulinante. La lumière vacillante des candélabres dévoila les contours d'un visage visqueux, déformé par l'eau et le sel. La peau de ses joues, gonflée d'humidité, pendait grossièrement sous ses yeux enfoncés dans leurs orbites, comme deux grosses poches remplies d'eau. Son tricorne et son uniforme, souillés d'algues et de sable humide, ruisselaient comme s'il venait tout juste de s'extirper des abysses. Le regard vitreux du noyé se posa sur Madenn et il s'immobilisa, comme intrigué par ce qu'il voyait.

La jeune fille ne put réprimer un gémissement apeuré et un mouvement de recul. Le noyé fit un premier pas en sa direction, et Madenn dut se faire violence pour ne pas prendre ses jambes à son cou.

— Parle-lui, l'enjoignit Noz avec douceur. Il t'écoutera. N'aie pas peur.

Madenn déglutit difficilement, la bouche asséchée d'angoisse, et balbutia quelques mots :

— Je... je sais ce que vous... je sais qui vous cherchez. Noz. La Cap... La Capitaine du Bateau de la Nuit.

Elle dut s'interrompre pour chercher son souffle qui se carapatait dans sa poitrine comme un chaton apeuré. Le noyé fit un pas de plus en sa direction, la tête légèrement penchée sur le côté comme si elle avait réussi à capter son attention. Un relent écœurant de vase assaillit les narines de Madenn tandis qu'il se rapprochait encore.

— Je sais où elle est, poursuivit-elle. Je vais... Je vais essayer de la ramener, je... je vous le promets. Vous devez juste... attendre et... s'il vous plait, ne faites de mal à personne.

Le noyé se tenait si près désormais qu'elle pouvait discerner chaque goutte d'eau salée qui dévalait ses joues. Ses lèvres s'entrouvrirent et de larges filets d'eau dégoulinèrent de sa gorge. D'une voix obstruée par l'onde et le sel, il l'interrogea :

— Où est Noz ?

Pétrifiée, Madenn ne parvenait plus à prononcer un seul. Son souffle, son courage, sa raison, tout avait été balayé par une terreur avilissante.

— Dis-lui la vérité, l'encouragea Noz.

Le noyé frémit, comme s'il avait senti la présence intangible de la Capitaine dans la pièce. Mais son attention demeurait rivée sur Madenn, et son regard la transperçait de part en part.

— Noz est... Noz est dans l'en...

Elle ne put terminer sa phrase. Gédéon se précipita dans la pièce, titubant et échevelé. Une plaie à l'arcade barbouillait de sang le côté gauche de son visage glabre, et son épée avait quitté le fourreau à sa taille pour venir se loger au creux de son poing. Lorsqu'il aperçut sa fiancée à la merci du noyé, son visage se contracta en une grimace furieuse. Il fondit sur son ennemi, qui ne semblait pas s'être aperçu de cette intrusion, pour lui enfoncer sa lame en travers du corps.

La poitrine de Madenn se souleva et un jappement aigu s'échappa de sa gorge. Devant elle, le noyé avait à peine frémi. Interloqué, il arracha son regard au sien pour baisser le visage vers la fine pointe d'acier qui dépassait de ses côtes. Puis il pivota lentement pour faire face à son agresseur, qui avait gardé le poing serré autour du pommeau. Le visage victorieux de Gédéon se décomposa lorsqu'il entendit le lugubre timbre de voix gargouiller :

— Quelle stupidité de croire pouvoir tuer quelqu'un qui est déjà mort.


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