Chapitre 11

Noz

Le temps et l'espace s'étiraient sans début et sans fin. Noz errait, un pas après l'autre, dans cette immobilité oppressante. Rien d'autre qu'elle ne bougeait dans l'enfer froid. La lumière ne changeait jamais. Le paysage non plus. Même les minuscules flocons de neige paraissaient ne jamais terminer leur course paresseuse et demeuraient suspendus dans les airs.

Plus d'une fois, Noz avait songé à se laisser choir sur le sol glacé. L'épuisement tenaillait ses muscles raides et l'envie de dormir alourdissait ses paupières. Elle aurait pu se rouler en boule et attendre, attendre que l'Océan décide ce qu'il allait faire d'elle, maintenant qu'elle avait à nouveau défier ses Lois. Mais elle s'entêtait à avancer encore, préférant mille fois les douleurs aigues de son corps à celles de son cœur. Si elle s'arrêtait maintenant, elle doutait de pouvoir jamais se relever.

Mensonge.

Ce mot ne cessait de tambouriner sous son crâne. Comme un murmure douloureux d'abord, puis comme un hurlement de colère. Colère contre Alan, bien sûr. Mais surtout, colère contre elle-même.

Trahison.

Comment avait-elle pu se montrer si naïve ? Comment n'avait-elle rien vu ? Elle avait jeté sa vie en l'air pour lui. Elle s'était maudite pour lui. Elle traversait les enfers pour lui.

Imbécile.

La honte de n'être qu'une éternelle jouvencelle aveuglée par la passion la faisait grimacer de dégoût. Et le souvenir de tout ce qu'elle avait sacrifié pour cet amour illusoire la hantait, l'enveloppait à l'en étouffer, comme si l'enfer froid prenait un malin plaisir à la torturer à son tour.

Septembre 1630

La nouvelle tomba un dimanche matin.

Morgana avançait vers la petite église perchée sur les hauteurs de l'île à la suite de ses parents, le visage emmitouflé dans son châle. Un vent d'ouest fouettait ses jupes et charriait avec lui d'insupportables remugles de goémon qui lui soulevaient le cœur. La tempête de la veille avait remué les entrailles de l'océan, et les algues vomies par les vagues pullulaient le long des plages. L'odeur des marées ne l'avait jamais incommodée, auparavant. Mais le petit être qui poussait dans son ventre semblait déterminé à lui rendre la vie difficile.

À cette pensée, un sourire tendre étira ses lèvres et, d'une main discrète, elle caressa son petit ventre caché sous son corset. Cela commencerait à se voir bientôt. Le cœur battant, elle plongea son regard dans le bleu turquin de l'océan, scintillant sous le soleil voilé.

Alan serait bientôt là. Il allait tout arranger.

— Doux Jésus !

Cette exclamation, suivie d'un sanglot étouffé, la ramena à l'instant présent. Elle tourna la tête pour découvrir Madame de Comrech sur le point de défaillir, une main plaquée sur la bouche et l'autre emprisonnée dans celles de son époux qui la retenait tant bien que mal. Face à eux, le recteur se tenait la mine grave, les pans de sa soutane noire volant au vent comme les ailes d'un oiseau de mauvais augure. Sans plus s'inquiéter de ses nausées ni des rafales, Morgana abaissa son châle pour mieux entendre leur échange. Autour d'eux, les fidèles de l'église tendaient ostensiblement l'oreille.

— Je vous présente mes plus sincères condoléances, continuait le prêtre. Il semble que cette tempête venue du Nord n'a épargné personne sur son passage. Allons, venez. Nous devons prier pour lui et pour son équipage. Prier pour que leurs âmes trouvent la paix.

Morgana sentit son sang quitter son visage tandis qu'autour d'elle, les murmures voyageaient d'une bouche à l'autre, mélange de stupeur, d'effroi et de chagrin partagé.

— Le Mercœur a coulé !

— Seigneur, y a-t-il des survivants ?

— Messire Le Gallo l'aurait dit...

— Tant d'hommes perdus, encore une fois.

— L'océan peut se montrer si cruel.

Les mots se muèrent en brouhaha incompréhensible aux oreilles de Morgana. Une seule phrase s'était accrochée à son esprit ; le Mercœur avait coulé.

Alan était à bord de ce navire.

Alan ne reviendrait pas.

Le désespoir la saisit avec la violence de mille coups de tonnerre. Elle étouffa. Elle chancela. Sa sœur lui adressa quelques paroles qu'elle ne comprit pas. Tout en elle s'échinait à garder la face, à ne pas laisser percevoir son trouble, à ne pas laisser couler les larmes, à ne pas laisser la panique l'envahir. Car quelle raison avait-elle de s'émouvoir à ce point d'un énième naufrage ? Elle allait se trahir.

Mais son chagrin, immense comme la mer, ne lui accorda pas la dignité qu'elle réclamait de tout son être. Il l'engloutit de l'intérieur comme un raz de marée, aspira sa conscience et sa retenue. Son corps la trahit. Ses jambes flanchèrent, son estomac se souleva, ses sanglots débordèrent. Et sans lui laisser le temps de s'inquiéter du spectacle qu'elle offrait, les ténèbres la happèrent.

***

Morgana dut tenir le lit durant les trois jours qui suivirent. Elle n'eut pas d'autre choix que de subir la visite du médecin de l'île qui ne tarda pas à faire la lumière sur sa condition. Engluée dans son désespoir, Morgana vécut le courroux de son père et les pleurs de sa mère comme dans un rêve. Elle se sentait détachée de son propre corps, de sa propre existence, comme si elle s'était achevée ce jour-là, à l'instant où elle avait appris la mort de son amant. Rien ne pouvait la faire souffrir davantage, rien de pouvait l'effrayer plus que la perspective de vivre sans lui. Les heures et les jours défilaient et elle demeurait silencieuse, vide et amorphe. 

Tandis que ses parents se torturaient l'esprit à la recherche d'une solution à ce désastre, elle laissait le temps et les conséquences glisser sur elle sans réagir. Même lorsque son père lui annonça sans la moindre trace d'émotion qu'il lui avait trouvé une place dans un couvent, qu'elle y donnerait naissance à son enfant en secret puis finirait ses jours parmi les sœurs, elle ne fit que relever vers lui un visage éteint et acquiescer faiblement.

Ce ne fut que lorsque le tonnerre gronda à nouveau à l'horizon que quelque chose en elle s'éveilla.

Elle gardait le lit, comme à chaque instant depuis de trop longs jours, le regard perdu dans le néant. Derrière sa fenêtre, au-delà des rivages de l'île et des vagues capricieuses, le ciel se chargeait de nuages d'encre. Un vent furieux se levait et frappait contre les carreaux. Un premier éclair zébra le ciel, et Morgana battit des paupières, comme si l'éclat vif et éblouissant de l'orage l'avait ramenée à la vie. Elle s'assit sur sa couche et pour la première fois depuis l'annonce du naufrage, son visage afficha autre chose que du chagrin. Ses traits se contractèrent tandis qu'elle se tournait vers la tempête qui soufflait au-dehors. Des gouttes de pluie commencèrent à marteler les carreaux, de plus en plus fort, dans une cacophonie agressive qui vibrait dans tout son corps.

Une rage aussi puissante que les éléments qui se déchainaient à l'horizon enfla dans sa poitrine, sa gorge, son cœur. Elle aurait pu tout détruire autour d'elle, arracher les tentures sur les murs et briser les vases, mettre le feu aux draps et s'arracher la peau du visage, n'importe quoi pour extérioriser cette colère brûlante. Elle courut jusqu'à la fenêtre et l'ouvrit en grand. Les battants claquèrent sous les assauts du vent, les carreaux se brisèrent, et la tempête s'invita dans sa chambre. La pluie s'engouffra dans ses cheveux, fouetta sa peau, inonda son vêtement. Alors elle hurla sa colère à la nuit qui tempêtait en retour, comme si elle cherchait à lui prouver que son courroux était supérieur au sien.

— Tu n'avais pas le droit ! Tu n'avais pas le droit de me le prendre !

Sans réfléchir à ce qu'elle faisait, elle tourna les talons et se rua hors de sa chambre. Ses cris avaient alerté sa famille et les domestiques qui se précipitaient à sa rencontre. Elle ne prêtait aucune attention à eux et, dès qu'ils l'apercevaient, trempée et tremblante d'une énergie rageuse, ils battaient en retraite comme s'ils s'étaient retrouvés face au Diable lui-même.

« Morgana a cédé à la folie, criaient leurs regards apeurés. Le Malin a profité de son chagrin et infiltré son âme ! »

Tentèrent-ils de l'arrêter ? Appelèrent-ils son nom tandis qu'elle se précipitait au-dehors ? Elle ne le sut jamais. Elle avançait sous l'orage comme si elle ne faisait déjà plus qu'un avec lui. Sans la moindre hésitation, ses pas l'entrainèrent vers la crique qui avait abrité leurs rendez-vous secrets. Elle ne craignait ni l'obscurité, ni les rochers glissants sous ses pieds nus, ni les rafales qui mettaient à mal son équilibre. Sa colère la maintenait debout sous la tempête, lui insufflait la force de dix hommes.

L'écume mousseuse et glacée s'enroula autour de ses chevilles comme un serpent. La pluie, le crachin des vagues et les embruns iodés se mêlaient en une danse tourbillonnante. La houle la malmenait, mais Morgana tint fermement sur ses deux jambes.

— Rends-le moi ! hurla-t-elle à pleins poumons.

Une vague plus imposante que les autres la submergea et la ramena sur la berge, comme si l'Océan lui intimait de partir et de laisser ses noyés en paix. Elle se releva en crachant l'eau salée et revint à la charge. Les paroles enseignées par sa grand-mère des années auparavant lui revinrent en mémoire.

« La Nature est vivante, Morgana. Le vent, les arbres, l'orage et l'océan ont leur propre conscience, leur propre volonté, leurs propres desseins. Si tu tends l'oreille, tu les entendras murmurer. Si tu t'ouvres à eux, tu les comprendras. Car nous sommes des femmes, et en nous réside la même puissance. Tu recèles en toi la force des éléments, il te suffit de t'en souvenir et d'y croire de toute ton âme pour la laisser s'exprimer. Ne l'oublie jamais. »

Enfant, ces mots avaient embrasé son imagination, faisaient vibrer son petit corps d'espoir et d'ambition. Elle jouait avec le vent, chantait avec les vagues, dansait pieds nus sur le sable humide. En grandissant, elle avait, sans y penser, délaissé peu à peu cette communion avec les éléments. Les paroles teintées de sorcellerie transmises par sa grand-mère s'étaient assoupies dans un coin de son esprit. Mais désormais, alors qu'elle se tenait debout face à la tempête, elle était persuadée que l'Océan l'entendait. La comprenait. Lui obéirait.

Ses rouleaux chargés d'écume s'échinaient à la rejeter, mais elle lui tenait tête. Elle avançait sans peur au milieu des vagues qui malmenaient son corps. Elle lui hurlait des ordres par-dessus le fracas de la tempête. Elle ignora les mises en gardes de l'orage qui grondait, les remontrances du vent qui lui giflait le visage, les menaces de la houle qui grossissait à chaque seconde. Elle n'avait rien à perdre, et refusait de se plier à la volonté de l'Océan.

Lorsque l'onde noire gonfla au-dessus d'elle, menaçante, elle n'hésita pas un seul instant. Elle plongea dans son cœur obscur et lutta de toutes ses forces contre le courant qui la tirait en arrière. Sa bouche s'ouvrit et son cri de rage s'évapora en une myriade de bulles qui glissèrent dans sa chevelure. Elle ouvrit les bras en une supplique désespérée et, soudain, tout s'immobilisa autour d'elle. Le courant se figea, le grondement du tonnerre au-delà de la surface s'évanouit, et Morgana se retrouva suspendue dans les eaux, envahie d'un espoir brûlant. L'Océan s'était tu. L'Océan l'écoutait.

Ignorant les protestations de ses poumons en manque d'air, elle ouvrit grand son esprit et formula une requête silencieuse.

— Rends-le moi, je t'en supplie. Il ne peut pas me laisser seule. Je serai ruinée. Tu dois me le rendre. Accorde-moi ce vœu, et je te promets que je t'offrirai tout ce que tu souhaites. Je t'offrirai mon sang, mon corps, mon âme si tu les veux. Mais tu dois me le rendre.

La pression de l'onde autour de son corps augmenta, comme si l'Océan la prenait dans ses bras. Aucune animosité n'émanait de lui, seulement une inébranlable fermeté lorsqu'il lui répondit :

— Non.

Morgana fut aussitôt tirée en arrière par une force invisible et émergea sur le rivage, étendue au milieu des algues, les cheveux pleins de sel et de sable collant à son visage. Elle hoqueta pour retrouver son souffle, se releva péniblement. Ses membres tremblants peinaient à la porter. Des larmes silencieuses coulaient sur ses joues glacées.

Les lourds nuages pleins d'orages se déplaçaient peu à peu vers le sud-est. Le tonnerre se faisait de plus en plus lointain. La tempête perdait de sa puissance. C'est alors que Morgana avisa, ballotée par les flots, une barque de pêcheur amarrée à quelques encablures de là. Sans la moindre hésitation, elle brava la houle une nouvelle fois. Ses pieds dérapaient sur les rochers saillants dissimulés sous les vagues, sa bouche s'emplissait de sel chaque fois qu'un rouleau s'écrasait sur elle. Elle ne rebroussa pas chemin et parvint à se hisser tant bien que mal sur l'embarcation branlante.

— Si tu refuses de me le rendre, alors j'irai le chercher moi-même.

L'Océan avait cessé de lui parler, cessé de l'écouter, mais elle pouvait ressentir sa désapprobation jusqu'au fond de ses tripes. Morgana détacha la corde, se saisit des rames et guida la barque au large, sans s'inquiéter des remous qui menaçaient de la renverser à chaque instant.

Le Bateau de la Nuit ne se tenait jamais loin des tempêtes. Elle cherchait sa silhouette noire et brumeuse, appelait tout bas son capitaine en y mettant toute la ferveur possible. Si l'Océan refusait de l'écouter, peut-être lui le ferait-il. Peut-être pourrait-elle parlementer avec lui. Sa grand-mère ne lui racontait-elle pas que les sorcières étaient capables de jouer avec la vie et la mort ?

Lorsque les voiles noires du Bateau de la Nuit se dessinèrent sur l'horizon enténébré, Morgana crut que sa requête serait enfin entendue. Elle ignorait que son destin était déjà scellé. Elle n'avait pas pris la mesure de la fourberie de l'Océan. Celui-ci lui accordait son vœu ; atteindre le Bateau de la Nuit, monter à son bord et rencontrer son capitaine.

Seulement, il n'avait pas l'intention de la laisser repartir.


Noz leva un regard implorant vers l'immensité grise du ciel. L'Océan pouvait-il l'entendre, d'ici ? Pouvait-il lui venir en aide ? Pouvait-elle implorer son pardon ? Le souvenir amer de sa défaite face à lui, lors de cette fameuse nuit, prenait une tout autre saveur, désormais. Elle s'était montrée insolente et avait exigé l'impossible. Qu'Alan se trouvât sur le rivage blanc ou dans l'enfer froid, l'Océan n'aurait jamais pu le lui rendre. Il avait tenté de la mettre en garde, à plusieurs reprises, mais elle n'avait écouté que sa colère et son chagrin. Peut-être l'Océan l'avait-il punie pour son effronterie. Ou peut-être l'avait-il sauvée d'une vie de paria, d'une existence lugubre à demi enfoncée dans la folie.

Elle ne savait plus que penser. Pendant cent cinquante ans, elle s'était raccrochée à cet amour, à cet espoir, à ce besoin irrépressible de le revoir une dernière fois. Qui était-elle, désormais ? Comment faire face à une éternité de solitude et d'obscurité sans cette étincelle de lumière dans son cœur ?

Son pied glissa soudain sur une plaque de glace et elle se retrouva face contre terre. Ses doigts étaient désormais aussi raides que des branches grinçant sous le vent. Elle peinait à respirer. Elle s'agenouilla, leva à nouveau le visage vers le ciel avec l'espoir absurde de voir la porte se rouvrir comme par magie.

— Sors-moi de là, je t'en supplie !

Mais ni le ciel ni l'océan ne lui répondit. Allait-elle réellement passer l'éternité torturée par les glaces de l'enfer froid ? Non. Non, elle devait trouver un moyen. Elle devait demander de l'aide.

Elle songea à Azel, seul sur son navire, probablement aussi perdu et désemparé qu'elle. Pouvait-elle réussir à lui envoyer un message ?

Une évidence s'imposa à elle avec tant de force qu'elle en chancela. Non, Azel ne pourrait rien pour elle. Elle devait se tourner vers l'être pour qui elle revenait régulièrement sur les rivages de l'île de Louvent. La seule personne qui pourrait peut-être rallumer une petite lumière dans son cœur éteint. La seule personne qui lui était liée.

Sa famille.

Son sang.

Madenn.

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