Chapitre 1
Noz
Les rivages de l'Île de Louvent accueillirent Noz dans une gerbe d'écume. Une tempête féroce faisait gonfler les vagues et hurler le vent. Le nez levé vers le ciel nocturne encombré d'orages, Noz sourit. Elle ne ressentait ni la morsure du froid, ni le goût iodé des rafales qui lui giflaient les jours, ni le fouet de la marée sur ses chevilles. Au cœur de la nuit, elle ne faisait plus qu'un avec les éléments. L'Océan s'était emparé de son être depuis fort longtemps et lui épargnait l'inconfort de Ses caprices. C'était bien le moins qu'Il pouvait faire.
Les galets luisants roulèrent sous ses pieds nus lorsqu'elle avança de quelques pas. Elle traversa la plage, sa longue chevelure noire et collante d'humidité dansant sous les rafales.
Le regard de Noz, habitué aux ténèbres d'une nuit éternelle, enveloppa l'île avec une tendresse amère. Ses falaises anthracites narguaient la houle déchaînée. Ses étendues d'herbes folles recouvrant les plateaux riaient sous les rafales qui s'échinaient à les coucher, sans jamais réussir à les arracher à la terre. Ses petites villes portuaires semblaient haranguer les gerbes d'écume qui humidifiaient les toitures. Et leurs habitants, depuis longtemps habitués à braver les éléments, ne s'émouvaient guère plus des dégâts causés. Ils soufflaient et rouspétaient, oui. Mais ils réparaient inlassablement, avec toujours la même détermination. Et surtout, ils restaient. Rien au monde n'aurait pu les convaincre de quitter ce bout de terre hostile. Non, rien. Car ils aimaient la fougue du vent, la richesse de l'air frais et iodé, l'écho incessant du ressac et la douceur du soleil, rare et précieuse, qui réchauffe une joue grattée par le sel. Et par-dessus tout, ils aimaient l'Océan. Même lorsque ses vagues traitresses coulaient leurs navires, ce qui n'arrivait que trop souvent.
Le cœur de Noz se tortilla sous sa poitrine, secoué par des émotions contradictoires qu'elle ne connaissait que trop bien. Cette tempête provoquerait un nouveau naufrage. C'était inévitable. Et comme toujours, Noz était saisie d'une tristesse insondable à l'idée d'être l'éternel témoin de ces vies arrachées. Mais elle se sentait également emplie d'espoir. Car ce voyage vers le dernier rivage des noyés serait peut-être le bon. Après des décennies à attendre, elle le reverrait peut-être enfin.
Parvenue au sommet d'une falaise surplombant l'Océan, Noz s'arrêta enfin. Ses jupons noirs se déployaient tout autour d'elle comme les ailes d'un oiseau balloté par la tempête. Les éclairs déchiraient le ciel en un fracas assourdissant, illuminaient les vagues si hautes qu'elles menaçaient d'engloutir l'île tout entière. La lueur du phare chargé de guider les navires, perché sur les hauteurs de l'île, faisait bien pâle figure face au courroux éblouissant de l'orage.
Noz demeura immobile un long moment, dressée face aux éléments déchaînés comme une déesse en colère. Au milieu du fracas assourdissant de la tempête qui bourdonnait à ses oreilles, elle pouvait presque entendre les cris déchirants des marins paniqués. Leurs efforts misérables pour contrer la volonté de l'Océan. Leur frayeur paralysante face à leur mort si proche. Ils sombraient dans les abysses les uns après les autres, les tripes tordues de peur et de désespoir. Et alors que l'eau emplissait leurs poumons aux abois, le calme serein de la nuit éternelle les cueillait, sans un souffle, sans un bruit.
Noz tressaillit lorsqu'un éclair déchira l'horizon, dessinant les contours sombres de son navire sur la toile de la nuit. Comme un rappel à l'ordre. Elle n'avait rien à faire ici. Cette île n'était plus la sienne depuis tant d'années déjà qu'elle en avait perdu le compte. Mais elle ne pouvait s'empêcher de revenir hanter ses rivages, à chaque nuit de tempête. C'était le seul moyen qu'elle avait trouvé afin de ne pas oublier. Afin de ne pas laisser les ténèbres de sa nuit éternelle et l'insupportable sérénité de la mort avaler tous ses souvenirs. Fouler cette terre où elle avait grandi, aimé, souffert et tant perdu entretenait à la fois sa colère et son amour qu'elle espérait aussi éternels qu'elle. Mais le devoir l'appelait. Elle ne pouvait s'attarder plus longtemps.
Elle rebroussa chemin. Au loin, de rares lumières émanant de la ville de Port-Lebran trouaient timidement l'obscurité, preuves d'autant d'insomnies angoissées causées par la tempête. Des visages se pressaient-ils aux fenêtres, curieux de scruter le déchaînement du vent et des eaux ? Devinaient-ils la silhouette de Noz longeant les rivages éclaboussés ? Et celle du Bateau des Morts qui l'attendait, au large ?
Noz se promène encore sur nos côtes, murmureraient-ils dès le lever du soleil.
Elle nous a maudits encore une fois !
Ne dis pas n'importe quoi, elle nous protège et veille sur nos noyés.
Ce n'est qu'un mauvais présage, c'est elle qui provoque les naufrages tout autour de notre île !
Un rictus étira les lèvres de Noz tandis qu'elle imaginait les racontars qui ne manqueraient pas de circuler au sujet de son apparition. Comme à chaque fois, elle provoquerait tant de fascination que d'horreur, autant de respect que de crainte. Les îliens peinaient à savoir comment ils devaient interpréter ses apparitions fréquentes. Noz s'en moquait bien.
Elle rejoignit son navire à bord d'une chaloupe qui glissait le long de la houle sans le moindre mal, comme si l'Océan lui ouvrait le chemin. Le Bateau des Morts l'attendait, ses voiles noires claquant au vent. Chaque parcelle du vaisseau macabre avait pris la teinte d'une nuit sans lune. Il se fondait dans les ténèbres, silhouette fantomatique que même le plus éblouissant des éclairs peinait à dessiner.
Ses pieds nus et agiles foulèrent le plancher détrempé d navire. Sa main effleura le bastingage, unique tache blanche dans ce nuancier de noirs. Comme après chacune de ses escapades sur la terre ferme, elle invoqua le souvenir des galets glissants sous sa voûte plantaire, de l'herbe agitée par le vent qui lui chatouillait les chevilles. Le souvenir de son île, et de son humanité qui brûlait encore au fond de ses entrailles.
Revigorée, Noz se plaça derrière la barre. Était-ce elle qui guidait le Bateau des Morts, ou lui qui guidait sa capitaine jusqu'aux naufragés ? Elle n'avait jamais su le dire. Mais elle savait toujours où aller. Le navire savait toujours où trouver les âmes des noyés.
Les premiers indices du naufrage se dévoilèrent bientôt. Un morceau de coque brisée sur des rochers saillants, dissimulés par les flots et l'obscurité. Des voiles déchiquetées, un drapeau claquant misérablement sous les rafales, sur un mât qui jaillissait des flots dans un ultime sursaut d'orgueil. Quelques rares silhouettes inanimées s'étaient accrochées à la roche, comme si même dans la mort ces marins refusaient d'être pris par l'Océan. Du trois-mâts majestueux il ne restait plus que des débris, ballotés au gré de la houle colérique.
Le Bateau des Morts s'immobilisa au milieu du carnage, et Noz se positionna sur le gaillard d'avant, bras ouverts. De sa voix caverneuse, éraillée par une éternité de silence trop rarement brisé, elle énonça dans le fracas de la tempête :
— Venez à moi, âmes égarées. Sortez des abysses, montez à bord de mon navire, et laissez-vous guider jusqu'au dernier rivage.
Les premières silhouettes ne tardèrent pas à apparaître. Nimbées de la lumière grise de la mort nouvelle, elles enjambèrent le bastingage sans un bruit. Leurs yeux éteints observèrent la capitaine du Bateau des Morts avec un mélange d'apaisement et de gratitude. Même après cent cinquante ans, Noz s'étonnait toujours de leur mutisme. Ils s'installaient sur le pont du bateau sans une parole, les traits sereins. Ils n'avaient pas peur. Ils ne ressentaient aucune colère. La paix du dernier repos s'était emparée d'eux.
Noz les enviait pour cela. Elle ne connaitrait jamais la plénitude du dernier voyage. L'apaisement du repos éternel. L'Océan le lui refuserait toujours. C'était sa punition.
Refoulant son amertume, elle patienta jusqu'à ce que le dernier matelot eût pris place à bord. Elle scruta leurs visages, le cœur empli d'un espoir timide. Peut-être que, parmi eux, se cachait celui qui répondrait enfin à sa prière. Elle rejoignit la barre en s'efforçant de ne pas trop y croire. Mais c'était plus fort qu'elle.
À l'instant où le navire se remettait en mouvement, Noz observa avec curiosité la silhouette éthérée d'un jeune garçon qui avait quitté sa place sur le pont pour s'approcher d'elle. Et, pour la première fois depuis plus d'un siècle, la capitaine ressentit quelque chose qu'elle ne pensait plus possible.
De la surprise.
Car le garçon lui parla. D'une voix fluette et étonnamment vivante, il lui parla.
— Mes hommages, Madame. Ou devrais-je vous appeler Capitaine ? Vous êtes bien le capitaine de ce navire ?
Noz le détailla, les mains toujours posées sur la barre. La lumière grise de la mort qui auréolait la silhouette fluette du garçon ne suffisait pas à camoufler son jeune âge. Au-dessus d'un visage encore rond, sa chevelure en bataille demeurait figée malgré le vent qui soufflait toujours aussi fort. Ses yeux avaient dû être clairs, de son vivant. Aussi bleus et vifs qu'un ciel d'hiver ensoleillé. Noz le devinait.
— Capitaine et unique matelot de ce navire qui n'a guère besoin que de lui-même pour avancer, répondit-elle. Mais tu peux m'appeler Noz.
Le garçon lui sourit, puis son regard se perdit vers les hauts-bancs.
— Je suppose qu'il est inutile que je vous propose mes services, dans ce cas.
Les traits de Noz se froncèrent.
— Tes services ? Mon garçon, tu n'es pas là pour travailler, ce temps-là est derrière toi désormais. Tu n'as plus à t'inquiéter de rien.
Le mousse leva ses mains translucides devant lui et plongea son regard au travers avec curiosité.
— Vous avez probablement raison.
— Sais-tu pourquoi tu es ici ? l'interrogea la capitaine avec autant de douceur que possible. Comprends-tu ce qui est arrivé ?
Elle avait déjà remarqué que certaines âmes, trop secouées par la soudaineté de leur trépas, peinaient à comprendre qu'ils avaient quitté le monde des vivants pour voyager vers l'au-delà. Ceux-là, comme le mousse, erraient sur le pont du navire à la recherche de leurs anciens repères, de quelque chose à faire de leurs mains. Noz les ignorait, en général. Ils n'avaient pas plus conscience de sa présence que de leur propre mort. Et dès qu'ils apercevaient le dernier rivage, la réalité les rattrapait et les enveloppait d'une sérénité bienvenue. Ce garçon paraissait différent. Un peu plus perdu encore, et pourtant plus lucide. Ses yeux sans vie plongèrent dans ceux de Noz.
— Oui, je le comprends. J'ai eu le temps de... tout voir arriver. Mais j'ignore ce que je suis supposé faire, désormais. Attendez-vous quelque chose de moi ? Allez-vous me punir si je ne remplis pas mon rôle ?
Les yeux de Noz se rétrécirent. Elle se sentait de plus en plus déroutée face à cet enfant et s'aperçut alors que ce n'était pas de l'incompréhension qui le rendait si bavard et agité. C'était la peur. Celle qui avait accompagné sa vie et qui rechignait à le quitter.
Noz obligea ses lèvres à s'étirer en un sourire rassurant.
— Quel est ton nom, garçon ?
— Azel.
— Bien. Azel, personne n'attend plus rien de toi, désormais. Personne n'aura plus jamais aucune emprise, aucun pouvoir sur toi. C'est l'un des avantages de l'au-delà. La liberté.
Ce mot menaça de lui obstruer la gorge et elle s'empressa de refouler le chagrin qu'il éveilla dans sa poitrine. Le visage d'Azel s'illumina dans la nuit d'encre.
— C'est... difficile à croire, répondit-il sans pouvoir s'empêcher de sourire.
— Ça viendra. Fais-moi confiance.
— Vous êtes bien plus gentille que le capitaine de l'Algonquin.
Le sourire de Noz se fit plus franc. Voilà bien longtemps que personne ne l'avait qualifiée de gentille. Ou d'un quelconque autre qualificatif, par ailleurs. Mais son sourire se figea lorsque l'aura grise enveloppant le garçon s'assombrit soudain. Le visage baissé, il ajouta :
— Ce n'était pas un homme bon.
— Les hommes mauvais ne sont pas rares, malheureusement, souffla Noz. Et je suis désolée que tu aies eu à côtoyer l'un d'eux d'aussi près.
Azel ne répondit pas, perdu dans des souvenirs de souffrances qui vibraient tout autour de lui. Noz devinait la douleur et la peur qui s'accrochaient à lui, même dans la mort, et pouvait presque entendre les cris, sentir les coups, les larmes et la terreur qui grignote la chair. Cette mémoire douloureuse sembla envelopper le garçon avec une telle intensité qu'il en oubliait où il se trouvait. Noz lâcha la barre pour s'agenouiller devant lui et chercher son regard.
— Azel ? Azel, tu m'entends ?
Les yeux gris du mousse s'ancrèrent aux siens. Ses lèvres tremblaient.
— Il ne peut plus rien contre toi, désormais. Tu n'as plus à avoir peur.
Azel hocha la tête et son aura lumineuse s'éclaircit de quelques teintes. Machinalement, Noz sonda du regard la foule d'âmes installées sur le pont, ces visages fatigués et sereins qui attendaient la fin de leur dernier voyage. Elle chercha parmi eux des indices sur l'identité du capitaine ; l'imposant tricorne et l'éclat terni des galons, le doré des épaulettes ou le long manteau bleu marine. Sans succès.
— Il n'est pas là, murmura Azel pour mettre un terme à sa quête silencieuse.
— Pas là ? s'étonna Noz. Ne s'est-il pas noyé comme vous tous ?
— Si, mais il a été... avalé par autre chose. Il est allé ailleurs. Je l'ai vu.
Un frisson glacé remonta l'échine de Noz. Cette sensation la surprit plus que toute autre chose ; elle n'avait pas ressenti le froid depuis de nombreuses décennies. Mais le regard horrifié du garçon réveilla chez elle une peur qu'elle avait cru enfouie au plus profond de ses entrailles. Le regard d'Azel se perdit dans le chaos de la houle qui grossissait tout autour d'eux, l'écume qui jaillissait au-dessus du bastingage, les rafales qui chahutaient les lourds nuages anthracites. Et dans un souffle à peine audible, comme s'il craignait d'attirer à eux une sombre malédiction, il ajouta :
— Il est dans l'enfer froid.
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