❄ Chapitre 3 ❄
Une semaine s'est écoulée depuis ma séparation avec Timothy, et je n'ai aucune nouvelle de lui. Une semaine que l'on s'évite soigneusement, que l'on s'installe chacun à un bout de la salle de classe quand on partage des cours communs, une semaine que je partage ma table seulement avec Kas à la cafétéria. Une semaine qu'il se tourne quand je suis dans les parages, une semaine que je fais mine d'ignorer sa présence.
Je suis un peu déçue, honnêtement. Quand je lui ai laissé la décision de rester amis, j'ai pensé qu'il sauterait sur l'occasion. Or, il reste de marbre, il s'échappe, il me file entre les doigts et la désagréable impression que c'est moi qui cours après lui, alors que je l'ai rejeté quelques jours plus tôt, pique ma poitrine. Je ne veux pas être celle qui change d'avis à chaque pleine lune. Si j'ai pris cette décision, c'est pour une bonne raison et je ne dois pas l'écarter de vue.
Il essaie pourtant de garder une façade bienveillante ; il ne se défait que rarement de son éternel sourire. Je crois même qu'il force un peu. Mais il ne trompe personne ; ses yeux brillent en permanence, comme s'il avait fixé trop longtemps le soleil levant devant la mer. Personne ne fait de commentaire, mais tout le monde le remarque. Tout le monde se tait, mais tout le monde y pense.
Aujourd'hui, l'université est en effervescence. Une douce clameur flotte sur le campus. Les bottines claquent le sol, les baskets le martèlent, tout le monde se précipite, court, échange quelques discussions, quelques rires aussi, stationnent un café à la main, repartent. Une agitation s'empare des étudiants et je ne peux pas le nier : je me sens aussi fébrile. Halloween arrive dans trois jours. Halloween et ses costumes effrayants. Halloween et son arc-en-ciel de bonbons. Halloween, ce parfait prétexte pour exorciser toute la tension accumulée ces dernières semaines.
Tout le monde aime Halloween dans ce campus. Tout le monde, surtout Kassandra, qui adore les histoires surnaturelles. Je ne compte plus le nombre de nos soirées Paranormal Activity. Un véritable marathon ; elle ne s'en lasse pas. Elle varie en fonction de son humeur, mais on en revient toujours à ces films. Je ne comprends pas ce qu'elle leur trouve. Je ne dois pas être le public ciblé. L'horreur teinté de surnaturel, ce n'est pas vraiment mon truc.
Moi aussi, j'aime bien Halloween. Qui n'aime pas Halloween, sérieusement ? Cette fête est géniale. On mange des bonbons, si on a un peu de temps et d'argent on se déguise, on chasse les esprits et on danse avec eux. On s'autorise, pour une fois, à avoir peur, à faire peur, à côtoyer ce qui nous paralyse. Halloween, ce n'est ni plus ni moins qu'une fête qui avance, qui regarde l'immobilité droit dans les yeux et qui lui fait un doigt d'honneur.
Bien sûr, tout le monde a prévu quelque chose à faire. Toute occasion est bonne à prendre pour justifier une de ces fêtes torrides durant lesquelles les corps se collent et s'embrassent dans un mélange de vapeurs d'alcool et de sexe.
Alors que je traverse la place centrale du campus, en direction de l'énorme bibliothèque, je contemple le nombre faramineux de groupuscules d'étudiants, allant et venant. Certains prennent le temps de s'arrêter devant la fontaine qui trône non loin d'ici, certains au contraire accélèrent le pas, comme s'ils cherchaient à rattraper le temps et à le dépasser. Ça se lit sur leur visage ; la fête de l'au-delà est sur toutes les lèvres.
Pour une fois, Kas ne marche pas à mes côtés ; occupée à un entretien avec une de ses profs, je me dirige donc seule vers la bibliothèque. Nous n'avons pas l'intégralité de nos cours en commun, alors il arrive que nous soyons séparées. Les plus grands moments de vide de mon existence. Sa présence me fait beaucoup de bien. Mais au moins, je vais pouvoir me concentrer sur mes travaux, puisque quand nous sommes ensemble, nous passons plus de temps à parler qu'à travailler.
Mon sac plein à craquer de documents sous le bras, je traverse la place d'un pas rapide. Aujourd'hui encore, les températures ont baissé et le vent siffle quand il passe sur mes joues. Le temps de sortir les doudounes chaudes et les écharpes arrive à grands pas. Pour le moment, je me contente d'une veste par-dessus mon pull. Quand j'ai choisi cette ville pour étudier, j'ai pensé en premier lieu à la mer, à ces doux moments où je pourrais flâner sur la côte, parader sur la plage, me baigner. Je n'avais bien sûr pas pensé au vent d'outre-mer qui apporterait des vagues de froid sur la ville dès que l'automne pointerait le bout de son nez.
Heureusement, la bibliothèque trône à deux minutes à pieds du bâtiment principal où j'étudie. Le contraste avec l'extérieur me saisit de plein fouet. Quel bonheur ! Je passe d'abord dans un point d'entrée, avec des bancs et des machines à café. Une poignée d'étudiantes discutent entre elles, accompagnées de quelques garçons. Parmi ces visages inconnus, je distingue Jonas, le capitaine de l'équipe de basket-ball, et Inaya, qui fait partie de l'équipe de natation. Si Jonas me laisse complètement indifférente, il faut dire, au contraire, que Inaya a attiré mon attention à plusieurs reprises. Rieuse, volontaire, douce, toujours prête à venir en aide à quiconque aurait besoin d'elle. Ses yeux en amande respirent la bonne humeur et l'altruisme. Beaucoup d'étudiantes auraient pu la prendre en grippe, ne pas l'aimer à cause de son statut de sportive parfaite, à cause de sa beauté presque irréelle, mais sa gentillesse effaçait toutes les jalousies. Comme nos univers sont à l'opposé l'un de l'autre, je ne la croise pas souvent. Je regrette presque de ne pas partager de cours avec elle.
Je ralentis, mais comme elle me tourne le dos et semble plongée en plein débat houleux avec Jonas, je décide de passer mon chemin. Il doit s'agir d'une de ces discussions de sportifs. Autant dire que ça ne m'intéresse pas vraiment. Je ne regarde pas vraiment le sport. Un match de hockey de temps en temps pour faire plaisir à Eli, un match de volley, que je trouve infiniment plus classe que les autres sports, mais ça s'arrête là. Le minimum syndical.
Comme d'habitude, lorsque je rentre dans la bibliothèque, je jette un œil au panneau en bois sur lequel pendent fièrement quelques affiches pour les différents clubs. Journalisme... Écriture... Photographie... Un projet de chorale... Bien évidemment, la majeure partie du tableau est punaisée des dernières informations sportives en date. La victoire de l'équipe de basket-ball, la défaite de celle de football... L'annonce du concours de chant à la radio locale côtoie celle des tournois universitaires. Et, en bas, l'affiche du club de théâtre. Elle date un peu ; il s'agit même de celle de l'année dernière. Les barjots, comme les appellent Alizey et Jacob.
Je secoue la tête et finis par passer mon chemin : mes dossiers ne vont pas se remplir tous seuls !
* *
*
Finalement, j'aurais préféré qu'ils se remplissent tous seuls. Je quitte l'université. Mes batteries sont à plat ; on dirait qu'elles ont fait un plongeon de cinquante mètres pour tomber de tout leur long sur le ventre. Et là, elles agonisent, flottant à la surface sans bouger un orteil.
Pourtant, je prends le chemin du centre-ville, plutôt que celui de ma résidence. Mon appart va devoir attendre ! Laureen à la rescousse ! Denis, mon patron, m'a appelée en urgence pour remplacer Kate. Je bosse dans une boutique de farces et attrapes et de costumes, et, à l'approche d'Halloween, l'enseigne est prise d'assaut par les retardataires.
Lorsque j'arrive devant la boutique, comme chaque fois que je suis sur le point d'y entrer, je prends le temps d'admirer la devanture. Le panneau clignote de mille couleurs, les costumes de la vitrine resplendissent. Halloween approche, alors les toiles d'araignée et les chauve-souris envahissent la devanture. Denis met un soin tout particulier à la présentation des lieux, il tient encore plus à cette boutique qu'à la prunelle de ses yeux.
Comme il me le dit toujours, entre autres : Cette boutique, c'est toute mon âme ! Et ça se voit. Le résultat est spectaculaire. Effrayant, même... ce qui est assez cocasse en raison de la période ! L'intérieur dégage une atmosphère encore plus agréable que l'extérieur. Sur les vitrines, on ne peut voir que l'emballage, là, on goûte le bonbon. On a beau dire que l'habit de fait pas le moine, eh bien là, on le voit à poil, le moine !
Et pour filer la métaphore, il exhibe des pectoraux d'acier et des muscles dessinés par Léonard de Vinci lui-même. J'entends un bon nombre d'étudiants se plaindre du travail qu'ils ont dégoté à côté de la fac. Trop de travail, les collègues sont cons, le patron est naze, ça pue, ça va trop vite... Moi, je n'échangerais pour rien au monde mon travail !
Denis m'attend, le téléphone greffé à l'oreille. Son air sérieux m'inquiète un peu. D'ordinaire, Denis est un homme plein d'entrain, toujours souriant, les yeux pétillants de malice. J'ai le patron le plus cool du monde. Trentenaire, plutôt mignon même s'il ne rivalise pas avec Brad Pitt ou Shemar Moore, bien bâti, jovial... Les adjectifs pour le décrire ne manquent pas. Il est du genre à ramener des boîtes de chocolat en passant à l'improviste, à prendre des selfies pour nous constituer un album de souvenirs, à nous piéger avec des petites farces lorsqu'on s'y attend le moins. Quand on entre dans la boutique, la seule règle d'or en vigueur est d'être heureux. Et si on ne l'est pas, alors il tentera d'être là pour nous. Avec lui, pas besoin d'employé du mois : nous sommes les employés de l'année.
Je profite de l'absence de client pour aller accrocher mon sac et mon manteau dans la salle du fond qui nous est réservée. Lorsque je reviens, avec mon adorable badge fleuri sur la poitrine, Denis vient de terminer sa conversation. Il a le nez plongé dans son téléphone, pianote sur son écran, le front ridé par les soucis. Enfin, il semble remarquer ma présence et lève les yeux sur moi.
— Bonsoir, boss.
— Laureen ! s'exclame-t-il en s'approchant.
Il m'attrape les épaules avec joie, comme il le ferait à une vieille connaissance, et me fait la bise. Je sais. C'est loin de l'idée que je me faisais d'un patron.
— Comment vas-tu ? Je suis désolé de t'avoir fait venir alors que c'est ton jour de repos. On s'arrangera sur le planning, si tu veux.
— Il n'y a pas de soucis, je réponds, sincère.
Je n'ai rien de mieux à faire que de travailler dans un endroit aussi cool, de toute façon.
— Tout va bien ? je demande finalement. Vous avez l'air soucieux...
— En fait, c'est Katherine, m'explique-t-il en donnant un coup de menton en direction de son téléphone. Elle a fait un malaise et s'est retrouvée à l'hôpital.
— Quoi ?
Il acquiesce, l'air grave, et m'explique ce qu'il vient de se passer. Je comprends mieux son air perturbé et ronchon lorsque je suis entrée. Je note dans mon esprit : il faut que j'appelle Kate.
— Les secours ont emmené Katherine à l'hôpital pour des examens complémentaires. J'aurais bien géré le magasin, mais je peux pas. Jane m'a demandé d'aller chercher Tommy et Sarah chez leur nourrice. C'est pour ça que je t'ai appelée, et...
— C'est bon, je gère. Filez, vous allez être en retard.
Denis me remercie et prend la poudre d'escampette. Je me pose à la caisse et attends les clients ; ça ne tarde pas à arriver. D'abord un couple, qui se tient par la main. Ils arborent l'air des premiers jours. Elle, choisissant avec soin un costume miniature, lui, acquiesçant, dodelinant de la tête, suggérant un choix qui lui semble plus judicieux, et les deux se rendant devant moi, un rire aux lèvres. Puis un défilé de solitaires, des jeunes aux plus âgés, les uns se préparant pour Halloween, les autres pour faire plaisir à leurs petits-enfants. Qu'ils sont mignons ! Même si je sais que je les croise peut-être pour la première et seule fois de ma vie, j'ai le sentiment que nous sommes intimement liés. Le pouvoir des déguisements, sans doute...
Je profite d'un moment d'accalmie pour appeler Kate. Bien sûr, puisqu'elle est aux urgences, je me doute qu'elle n'a pas le temps de décrocher, alors je lui laisse un message sur son répondeur pour prendre de ses nouvelles et lui dire qu'elle peut compter sur moi si elle a besoin de quoi que ce soit. J'aime bien Kate. Un peu comme tout ce qui se trouve dans ce magasin, elle dégage un certain charme. On a à peu près le même âge, mais elle ne les fait même pas ! Au début, je pensais que Denis avait embauché une stagiaire encore au lycée. Je suis tombée du grand canyon quand j'ai appris qu'elle avait un an de plus que moi ! Heureusement, elle ne m'a pas tenu rigueur de cette méprise... J'aurais eu l'air fine, sinon !
Trois heures passent, puis vient la fermeture de la boutique. La journée aura été épuisante jusqu'au bout ; les clients, très demandeurs, n'ont pas cessé de défiler. Je repense à ce groupe de mamies venues acheter des perruques. En passant devant les dernières perruques restantes, une pensée me vient à l'esprit. Timothy adorait les déguisements. Surtout les plus ridicules. Il adorait l'absurde. Je ris, puis soupire.
— T'es un peu changeante, ma pauvre fille.
Mon miroir me fixe, sans bouger, un sourcil en l'air, l'air de me dire : t'es vraiment bizarre, toi. Il n'a peut-être pas tort. Je vois mon reflet se mettre à bouger. Ses cheveux deviennent rouges, verts, bleus, changent de couleur et de taille à mesure que j'essaie les perruques. Je sais, ce n'est pas bien, mais je crois que j'en ai besoin. Besoin de me voir autrement que comme la conne qui a largué le mec le plus gentil de la création.
Moi, culpabiliser ? Non, surtout pas...
Je m'arrête en plein mouvement et fixe à mon tour le miroir. Une bataille de regards commence. Et non, je ne perdrai pas, même face à mon reflet ! Une idée me vient à l'esprit. Si je culpabilise, il me faut juste faire taire ce sentiment. Les mots de Kas me reviennent en mémoire. Cette séparation ne touche pas que Timothy. Elle me touche aussi, même si je fais semblant. L'image juste en face de moi perd la partie quand elle pose les yeux sur les perruques. Sans comprendre vraiment pourquoi, ces chevelures fantaisistes me rappellent le club de théâtre.
Une fois le magasin fermé, je monte dans ma voiture et traverse la ville, l'esprit rendu brumeux par la fatigue. Il est tard. Je veux rentrer et m'allonger sur mon lit. Lire un bon livre. Regarder un bon film. Surtout pas penser à mes cours. Ni même au magasin. Je veux juste me reposer. En tournant dans une grande avenue, j'étouffe un bâillement. Dix bonnes minutes me séparent de mon appartement. De mon matelas bien moelleux. De ma douche bien chaude.
Et évidemment, c'est le moment que choisissent les trous du cul d'automobilistes pour créer un embouteillage ! Putain ! Je pose ma main sur le klaxon, prête à déchaîner mon joli pouet-pouet pour faire comprendre mon mécontentement. Puis, je renonce. Pour le moment...
Je pose ma tête contre la vitre. Quelle galère ! Attendre comme ça après une journée de boulot, ça devrait être interdit. Je tripote la radio pour tromper mon ennui. Grève, chômage, problèmes de coeur des auditeurs qui sont sûrement autant paumés que moi dans leur voiture, je finis par choisir une petite station tranquille qui diffuse des chansons niaises. J'aurais bien mis l'émission de Jim King, mais il est un peu trop tôt. Alors je regarde la rue, tout en avançant au pas. Je suis même sûre qu'une chèvre me dépasserait sans problème... Et une chèvre unijambiste !
Comme j'ai tout mon temps, j'observe les gens. Ils se pressent tous pour rentrer chez eux, bien emmitouflés dans leur manteau tout chaud. Je m'attarde un peu plus sur un gars, déambulant dans la rue, l'air un peu hagard, hésitant. Il marche doucement, s'arrête, manque de trébucher, repart sans un regard pour les autres passants qui, eux, s'écartent sur son passage. Il me fait de la peine, à claudiquer ainsi. Sa capuche m'empêche de voir précisément son visage, mais je parie qu'il a moins de trente ans. Il a l'air perdu. Mais pas comme les touristes. Il connaît la ville. Il ne regarde pas les magasins, tient son petit sac à dos, avance tant bien que mal. Il titube presque.
— Il est déglingué, je murmure pour moi-même.
Je crois que j'essaie de me convaincre. J'essaie de me convaincre que je n'observe pas un homme délaissé par ce monde. J'essaie de me convaincre que ce n'est pas la misère de notre société injuste qui s'impose à moi. Je serre mon volant de toutes mes forces et détourne le regard avant de l'observer de nouveau. Il s'est arrêté. Il regarde en direction de la route. Dans ma direction. Non, c'est fou. Je suis à plus de trente mètres de lui, coincée dans ma bagnole, les fenêtres fermées. Il ne peut pas m'avoir vue. Impossible. Je ne peux m'empêcher, dans un espoir aussi fou que ma pensée, de lui lancer un sourire. Un sourire qui, probablement, ne l'atteindra jamais.
Quand la circulation se fluidifie, l'homme a disparu depuis longtemps, me laissant avec les germes d'une idée que je trouve folle. Mais elle me correspond bien. Plus j'y pense, et plus je me dis que ce n'est peut-être pas si délirant. J'ai toujours eu mes meilleures idées la nuit. Encore une fois, l'idée qui me traverse l'esprit me semble dingue.
Mais faisable.
Et c'est peut-être même la réponse que j'attendais.
🎄🎄🎄
NDA : bonjour à tous et à toutes ! :)
Nouveau jour, nouvelle case du calendrier, nouveau chapitre !
Aujourd'hui, on a découvert l'univers du travail de Laureen... Un univers haut en couleurs et qui est important, autant pour elle que pour la symbolique de l'histoire... Je me suis bien amusé avec ce travail. Denis n'est-il pas le patron idéal, franchement ?
J'espère que ce nouveau chapitre vous aura plu ! Après tout, on commence un peu à rentrer dans le vif du sujet !
Je vous embrasse, prenez soin de vous.
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