❄ Chapitre 16 - Partie 1 ❄
NDA : Yop, mes petits pains d'épice !
Aujourd'hui, au programme : pintade, pomme de terre, maison familiale et cousinade ! Eh oui, on se retrouve pour le chapitre sur Thanksgiving ! L'occasion de découvrir la famille de Laureen dont elle parle si régulièrement !
Comme le chapitre est un peu long, pareil, on sépare en plusieurs parties !
Bonne lecture ! <3
🎄🎄🎄
Les relations familiales peuvent être compliquées. Réunir toute une série de personnalités différentes, du petit cousin discret à la grand-mère traditionaliste, en passant par les parents débordés, les oncles qu'on ne voit qu'une fois par an, les cousines rebelles, et tous ces membres tantôt se rapprochant de révolutionnaires, tantôt dont la personnalité se marierait à la perfection avec une certaine moustache taillée.
Quand il faut réunir tout ce beau monde, ça peut vite devenir la roulette russe. Qui craquera en premier ? Papy ? Les cousins ? Les parents ? Les gamins insupportables ? Qui sera le premier à lancer une pique à l'autre ? Qui dira qu'un tel a grossi, qu'il ne s'est pas encore trouvé une petite copine ? Qui lancera la première remarque beauf et dégradante ? Le mariage gay... Je l'entends d'ici. Et j'entends déjà d'ici les débats qui seront jetés.
Chaque année, c'est la même chose. Chaque année, il y a quelques sourires, quelques accolades, quelques blagues dégradantes, beaucoup de non-dits et de rares explosions. Et pourtant, chaque année, on revient jouer la mascarade. Parce que c'est ça, la famille : essayer de trouver le meilleur dans ce brouillard que sont les liens du sang. Parfois, ces liens ne veulent juste rien dire, mais il faut faire avec.
Heureusement, tous ne sont pas si odieux que ça dans ma famille. Certes, il y en a qui peuvent se montrer méchants, mesquins, critiques, peu amicaux voire hypocrites ou carrément hostiles, mais il suffit d'ignorer ces individus. Les autres sont quand même assez supportables. Quand on ne les voit pas tous les jours.
C'est pour ça que Thanksgiving est une fête que je sais apprécier. Déjà, parce que comme la plupart des gens, j'adore les fêtes partagées par un maximum de familles. Savoir que nous ne sommes pas seuls à galérer dans l'organisation d'un repas familial me rassure un peu. Ensuite, parce que ça me permet de me déconnecter de mon quotidien l'espace d'une soirée — et ça n'a pas de prix. Je crois même que j'en ai besoin. En ce moment, mon esprit est pris en tenaille par mille questions. Et Will vient d'en rajouter une grosse à laquelle je ne m'attendais pas du tout.
Depuis que j'ai quitté Timothy, je n'ai pas songé à me remettre en couple. Pour moi, l'amour a un goût un peu lointain, éthéré, fantôme. Je me suis concentrée sur mes projets et sur mon rapport aux autres. Quelle gourde je fais ! Forcément, je devais me douter que l'amour allait revenir à un moment ou à un autre, ce n'était en réalité qu'une question de temps.
Maintenant que je suis face à la question, j'ai la désagréable sensation d'être démunie. Comme si je faisais le grand saut sans savoir si l'élastique me retenait véritablement. Je n'aime pas ça, et pourtant, mon coeur palpite. Me voilà presque impatiente de trouver ma réponse pour la donner à Will.
Pendant les deux journées qui ont suivi la sortie à l'hôpital — William a, comme je le pensais, une légère fracture qui l'oblige à porter un plâtre pendant trois semaines —, nous avons continué à nous parler brièvement. Quelques messages rapides, mais nous ne nous sommes pas revus. Le sujet a été enterré comme une graine. Reste à voir si cette graine donnera une plante.
William m'assure que je ne suis pas obligée de lui répondre tout de suite. D'un côté, ça me rassure : je ne connais pas la réponse que je veux lui donner, mais d'un autre côté, cette attente m'angoisse. Plus je vais attendre, plus les doutes vont s'accumuler. Et pas seulement de mon côté !
L'épisode de l'hôpital ne m'a surprise qu'à moitié. J'ai toujours été, au fond, consciente que quelque chose se passait entre lui et moi. Si au début, nous n'étions pas si proches, le temps n'a fait que renforcer nos liens. Plus les jours se sont écoulés, plus il s'est révélé charmant.
Pour autant, suis-je prête à me lancer dans une autre relation ? Suis-je prête à prendre une autre voie, à emprunter un autre chemin ? Les relations de couple n'ont jamais été une préoccupation essentielle, l'amour, oui. Ce n'est pas le résultat qui m'importe, ni le chemin, en fin de compte. Ce qui m'a toujours fascinée, c'est le moment du croisement. Ce qu'on voit sur la route alors qu'on commence à faire le premier pas. L'engagement. Le reste n'est que contemplation.
Personne n'est au courant de cette révélation. Pas même Kas. Je ne sais pas du tout comment elle réagirait. J'aimerais bien me dire que je saurais exactement ce qu'elle me dirait, faire la discussion dans ma tête. La vérité, c'est que je n'en ai strictement aucune idée. Je ne dois pas être une si bonne amie que ça. Elle me pousserait peut-être à répondre à la demande de Will. Peut-être me demanderait-elle, aussi, d'attendre et de réfléchir.
J'ai bien pensé aussi en parler à Tim, mais j'ai aussitôt renoncé. Quelle chouette possibilité ! Venir voir son ex et lui dire : tu penses que je devrais sortir avec ce mec ? Timothy ne dirait rien, mais soyons honnête : ce serait le pire moyen de lui faire du mal. Impossible.
Je ne peux pas non plus en parler aux autres membres du groupe. Je m'y refuse pour le moment. April m'insulterait certainement pour mon silence, mais tant pis. Le groupe est sacré, ce genre de questionnement risque de le bousculer.
Je suis donc seule.
Seule avec mes pensées. Seule avec mon indécision.
Ces questions n'ont cessé de me tarauder et de me hanter durant tout le trajet. J'ai pris ma voiture, bien évidemment. Maman m'a proposé de venir me chercher, mais j'ai refusé. S'il se passe quoi que ce soit, je veux être prête à partir. Seule. Je ne veux surtout pas obliger ma mère et Eli à me suivre si je veux quitter la maison de Papy, et je ne veux pas non plus être obligée de rester parce que je n'ai pas de moyen de partir seule.
La vision de la maison de Papy John me fait revenir à la réalité. Je ne croyais jamais y arriver. Son village, décidément, est complètement paumé ! Sans GPS, je me serais perdu cent fois et j'aurais sans doute fini en Alaska. Au mieux, je finissais dévorée par une ordre d'ours déchaînés, au pire, je perdais mes membres un à un, dans le froid glacial des steppes enneigées, gelée par la morsure arctique.
Je préfère encore subir les blagues débiles de mon cousin.
Je m'arrête un instant devant la façade ancienne de la maison de grand-père. Mille souvenirs émergent en cet instant. Je me souviens de tout : de cette balançoire sur laquelle s'écoulaient les heures des vacances, de ces matins blancs pendant lesquels nous marchions dans la neige naissante, de cette herbe verte et innocente, de l'orée de la forêt dans laquelle Papy John nous entraînait — je me souviens encore de ce kaléidoscope solaire de bonheur qui nous enchantait en ces promenades automnales —, de ce doux parfum de bougie qui flottait et emplissait le salon d'un nuage de quiétude, et du fumet de ces viandes préparées avec amour par mes grands-parents.
Je n'y passais pas beaucoup de temps, mais les rares fois où j'y allais, j'en revenais l'âme remplie de souvenirs. La magie : voilà ce que m'évoque cet endroit. La magie d'un lieu intouchable. Lorsque je sors de la voiture, l'odeur de la campagne me saisit encore plus violemment. Une brise légère aux parfums boisés me transporte vers des fragments d'enfance oubliés.
Je regarde autour de moi et constate bien vite que je ne suis pas la première arrivée. Trois voitures sont échouées devant la grande demeure. Je reconnais le quatre-quatre de Connor et le cabriolet de James. Super, les deux bouffons sont déjà là. J'avais le maigre espoir qu'ils ne puissent pas être là, mais il vient de s'effriter comme un pissenlit au gré du vent.
— Bon, j'espère qu'ils seront moins cons qu'avant, je me souffle à moi-même en écrivant un message à Kassandra.
C'est notre rituel : nous nous envoyons des messages quand nous faisons de la route. Une façon de nous dire que même à des centaines de kilomètres l'une de l'autre, nous sommes toujours connectées. J'envoie dans le même temps un message à Tim (on a reporté notre petite sortie à un autre jour) et sur la discussion groupée du théâtre.
— Eh, mais qui voilà !
Je lève la tête. Devant moi, la porte de la grande maison vient de s'ouvrir sur une jeune femme grande et svelte, la peau bronzée, des cheveux blonds tombant en cascade sur ses épaules. Léna descend les marches d'un pas élégant et me rejoint en quatrième vitesse, un sourire éclatant sur les lèvres.
En moins de temps qu'il ne me faut pour le dire, elle fond sur moi et je sens ses bras se refermer contre mon dos. Elle me presse contre elle.
— Laureen ! Je suis si contente de te revoir, ma chérie !
— Moi aussi, Léna, moi aussi.
Je ne suis pas étonnée de voir que c'est elle qui m'accueille.
S'il y a bien une chose que Léna adore par-dessus tout, c'est le contact. Aller au devant des gens, tout savoir sur eux, suivre la mode, percer les secrets. Léna est un soleil dont les rayons veulent aller absolument partout, pour le meilleur et pour le pire. En un sourire, elle conquiert le monde.
J'essaie de lui rendre son étreinte comme je peux. Léna sera certainement une de mes seules alliées lors de ce week-end passé aux côtés de la famille. Je préfère que ce soit elle qui vienne à moi plutôt que les deux affreux.
— Comment ça va, ma chérie ? me dit-elle. T'as plutôt bonne mine ! Attends... Il y a un truc qui a changé...
— Ah bon ? Je ne vois pas.
— Mais si ! Un truc dans ton regard, peut-être. Tu as fait bonne route ?
— Ouais. Et toi ? Ton voyage en Europe est fini ?
Son visage s'illumine aussitôt — encore plus que tout à l'heure. Elle passe un bras autour de mon épaule alors que j'essaie de prendre mes bagages.
— Oui ! Je suis rentrée lundi, me dit-elle. Laisse, les idiots prendront tes bagages. Alors, ouais, l'Europe... C'était tellement génial !
Sans que je ne puisse rien dire, elle m'entraîne vers la maison de Papy tout en commençant à me faire l'éloge de l'Europe. Ses yeux brillent tellement qu'un millier d'étoiles semblent s'y être logés. Léna a toujours eu ce don pour raconter les histoires et les faire vivre, alors je sens que la soirée va être chargée d'anecdotes. Elle parle vite, fort, bouge ses mains, théâtralise son récit. Je me dis qu'elle serait très bien à sa place sur les planches. Elle s'entendrait à merveille avec Nils ou April !
Je ne l'écoute que d'une oreille distraite, encore fatiguée de la route et préoccupée par mes questions. Je me demande bien ce que fait Will. Il ne m'a pas dit où il passe son réveillon. J'espère qu'il est mieux loti que moi ! Au pire, je ne me fais pas de soucis pour lui, parce que même s'il n'arrivait pas à me joindre, les autres du groupe lui tiendront certainement compagnie par message.
Quand nous pénétrons dans la maison, l'élégante cacophonie des discussions familiales m'empoigne avec force, tandis que les mots de Léna se perdent dans cet enchevêtrement de mots rieurs. Je m'arrête un instant pour contempler le lieu immobile, le sanctuaire immuable dans lequel je viens de pénétrer.
La maison de mes grands-parents, en particulier ce salon dans lequel je prenais mes goûters, sent bon le passage aux années soixante-dix. Un véritable bond dans le temps, un saut dans ce passé étrange, flou, admirable et terrifiant en même temps. Une nouvelle bouffée de souvenirs me prend à la gorge. Immobile, l'image de ce salon des temps anciens me capture un long moment, et ce n'est que lorsque Léna me touche le bras que je me réveille, un peu léthargique. Rien n'a changé. C'est fou.
Je m'avance, contente de retrouver cet endroit qui, je m'en rends compte encore, m'a terriblement manqué. Dans le grand salon se trouvent déjà Mamie Susan, Maman, Eli, Adrian et James. Je lève la main pour les saluer, alors que Léna agite les bras en riant :
— Eh, la familia ! Regardez qui j'ai trouvé !
— Salut, dis-je, un peu plus réservée que ma cousine.
Maman, bien sûr, est la première qui s'avance pour me saluer. Elle m'embrasse tendrement, me prend dans ses bras, et je me blottis dans ses bras. Maman s'est toujours montrée câline, attentionnée, protectrice. Quand on nous voit, beaucoup nous font remarquer que nous nous ressemblons.
— Tu es magnifique, ma chérie ! me lance-t-elle.
Je souris. Il est vrai que j'ai tenté de faire un petit effort pour être présentable pour ce week-end, et surtout pour le repas de ce soir. Dans ma famille, une tradition veut que l'on prenne une photo lorsque nous sommes réunis, alors j'ai choisi mes meilleurs vêtements.
— Merci, Maman, toi aussi tu es ravissante.
— Oh, ma chérie ! Tu es adorable. Tu as vu, je suis passée chez le coiffeur. Tu sais, c'est Thomas qui a repris les rennes ! Il te passe le bonjour, d'ailleurs.
— Ah, ok.
Je me moque bien que ce soit Thomas qui s'occupe du salon, ou Albert, ou Abraham, ou Sophia, ou qui sais-je encore. Mais je me contente de sourire, parce que je sais à quel point Maman adore me donner des nouvelles d'anciens camarades de classe.
Après les habituelles questions, je me dirige vers le canapé où est vautré James.
Tiens, l'autre affreux n'est pas là.
Je préfère le saluer tout de suite et garder le meilleur pour la fin (en espérant que ce ne soit pas Connor, ce serait un comble !). James daigne se désintéresser de son téléphone — avec lequel il doit sûrement envoyer un message à ses cinquante conquêtes — et lève la tête vers moi. Bien sûr, il ne bouge pas et m'offre juste d'un demi-sourire charmeur ; si je n'étais pas sa cousine directe, il serait bien capable d'essayer de me mettre dans son lit. Dégoûtant.
— Ah, Lau ! ça fait un bail !
Pas assez.
Malheureusement, comme les conventions m'y obligent, je suis obligée de lui faire la bise.
— Quoi de neuf ? Ah, t'es pas venue avec ton gus ? Je croyais que t'avais enfin dit adieu au célibat !
Mon gus ? Il est en train de parler de Timothy, là ? Je sais bien que pour James, tout ce qui ne se rapproche pas du monstre musclé arborant la coupe à la mode et chassant la poulette — comme il les appelle, ce gros dégoûtant — ne mérite pas le titre d'homme, mais tout de même ! Il exagère.
Si je lui dis que je me suis séparée de Timothy, soit il va me dire que j'ai eu bien fait, soit il va me dire de vite me remettre à chercher le bon. Autant dire que dans un cas comme dans l'autre, je suis bonne à écouter sa diatribe immonde sur l'amour et tout ce qui ne correspond pas à sa vision.
— Je suis venue seule, effectivement.
— C'est dommage. En même temps, tu mérites mieux, un vrai mec, par exemple.
— Tu sais que la définition du vrai mec est dépassée depuis longtemps ? Non mais sérieux...
Je tourne la tête vers Adrian, lui aussi allongé sur le canapé, les yeux rivés vers son portable. Il regarde en coin James avec mépris, puis lève les yeux vers moi. Sans sourire. Adrian n'a pas l'air d'humeur, et il a l'air de vouloir le faire savoir.
— Est-ce qu'on peut parler d'autres choses un peu plus intéressantes ? Flemme d'entendre vos problèmes de cœur bien nazes.
— Tu pourras donner ton avis quand tu te seras trouvé une nana, petite tête, lance James en claquant le haut de la tête blonde d'Adrian, ce qui lui vaut un regard et un reniflement hautains.
— Je m'en branle.
— Adri...
Il lève les yeux au ciel et remet ses écouteurs. La discussion est close. James me regarde et secoue la tête, l'air de dire : quel sale gosse. Je manque de lui faire remarquer qu'Adrian est moins insupportable que lui, mais j'évite. En quelques pas, je rejoins mon autre cousin et lui tapote l'épaule. Il retire à nouveau ses écouteurs :
— Bah alors, tu me dis même pas bonjour mon petit Adrian ?
Sans me répondre, il se redresse un peu et me claque une bise sur la joue avant de s'installer de nouveau. Il fait le timide et le blasé, mais quand nos regards se croisent, il laisse un sourire s'épancher sur son visage. Furtif et peu voyant, mais je le remarque.
Dans cette famille, Adrian n'a l'air d'aimer que Maman (elle a toujours été très gentille avec lui), Eli (qui le prend en modèle), Mamie Susan (ils partagent une même passion pour la musique et la peinture) et moi (je l'ai toujours un peu protégé face aux autres). Même Papy John semble l'exaspérer. Quant aux autres, il ne fait que les tolérer.
Le pire, bien évidemment, c'est James. Ces deux-là, ils ne peuvent pas se blairer ! Quand il était petit, Adrian adorait reprendre James et bien que ce dernier soit le plus vieux parmi nous, il ne l'a jamais considéré comme un héros. Il ne lui a jamais prêté la moindre attention. Pour un narcissique comme James, c'était un coup dur !
Les deux se ressemblent autant que l'huile et l'eau ne se mélangent. James ressemble à un croisement parfait entre l'homme d'affaires, le youtubeur branché et l'athlète moderne. Coupe à la brosse, tenue droite, visage rayonnant, muscles saillants. James est le cliché du beau gosse qui n'a que pour seul mot d'ordre : plaire aux autres.
Adrian est tout le contraire. Malgré son physique qui, sans être celui d'un mannequin, reste assez avantageux, il ne s'intéresse à rien d'autre qu'à ses passions. Plus chétif que James, il a aussi une carapace bien plus solide que notre aîné. Adrian est un solitaire qui ne court pas après le succès. Il s'intéresse à ce qui le rendra heureux et méprise tous ceux qui l'embêtent sur des sujets qu'il considère comme futiles.
Le corps contre le cœur. Les muscles contre la tête. L'aîné superficiel contre le cadet tyrannique. Et comme si ça ne suffisait pas, même leur physique est opposé. L'un brun aux cheveux parfaitement coiffés, l'autre blond à la coiffure ébouriffée.
Parfois, je me dis qu'ils ne sont pas si éloignés que ça l'un de l'autre. Mais bien sûr, si je m'aventurais sur ce terrain-là, je ne recevrais qu'une moquerie ouverte de l'un et un regard méprisant de l'autre. Ils se détestent et adorent le montrer.
— Lau !
Je n'ai pas le temps de retourner qu'une boule d'amour me saute presque dans les bras. Je recule d'un pas, cette fois-ci franchement heureuse. Eli m'a manqué. Vraiment. Alors le voir se précipiter vers moi fait fondre mon petit coeur de grande soeur.
— Hey, p'tit loup.
— J'suis super content de te voir, s'exclame mon petit frère, un grand sourire sur le visage.
— Moi aussi. Waouh, t'as grandi !
Ses yeux brillent et son sourire s'élargit. C'est vrai qu'il a pas mal grandi depuis la rentrée. Je dirais qu'à vue de nez, il a dû prendre cinq ou six centimètres. Ses traits lui donnent un air un peu plus mature. Il ressemble de plus en plus à Adrian, à la différence qu'Eli est brun et qu'il adore coiffer ses cheveux avec une petite houpette.
— T'as vu ? Je le savais ! Je te l'avais dit, Drian !
Adrian, sur son canapé, lève les yeux au ciel. Eli ne semble pas s'en formaliser plus que ça, puisqu'il passe très vite à autre chose. Derrière lui, Mamie Susan esquisse un sourire en posant son livre. Comment parvient-elle à lire dans de telles conditions ? Un vrai mystère.
Comprenant que je ne l'écoute qu'à moitié, Eli me laisse passer pour que je puisse aller saluer notre grand-mère. Lorsque je croise son regard rieur, un poids s'ôte de ma poitrine. Elle a l'air présente. Bien vivante. Quel plaisir de la voir ainsi. Elle se lève, remet sa jupe correctement et s'approche, même si je lui recommande de ne pas bouger.
— Ma chérie, je suis contente de te voir.
— Moi aussi, Mamie, moi aussi.
Elle m'enlace avec amour. Elle adore ça, les câlins, le contact. La sociabilité de Léna doit venir de là. Elle adore nous prendre dans ses bras ; c'est là qu'elle déploie toute sa force. Chaque fois qu'elle nous voit, elle nous offre une accolade que seule une grand-mère aimante peut offrir. Même les plus réfractaires ne s'y opposent pas. Même James. Même Connor. Tout le monde aime les câlins de notre grand-mère. Adrian non plus ne dit rien, lui qui est pourtant réputé comme étant le plus grand râleur de la famille. Tout le monde accepte que Mamie Susan nous prenne dans ses bras.
Le regard vif, elle se met ensuite à m'analyser. Elle me détaille longuement, sous toutes les coutures, comme pour vérifier que j'étais bien là, bien vivante. Je lui souris aimablement tout en songeant à quel point les deux autres idiots ont dû râler. Léna, quant à elle, a dû lui raconter ses vacances en Europe. Peut-être même que c'est elle qui a fini par agacer Mamie.
Au bout d'une poignée d'interminables secondes durant lesquelles j'ai été scrutée sous tous les angles, Susan me laisse partir. Quand je demande où se trouve Papy John, on m'apprend qu'il est dans la cuisine. Mais lorsque je pénètre dans la pièce, ce n'est pas un vieillard aux traits espiègles mais un gars au sourire confiant presque cruel.
— Ah ! s'exclame-t-il, surpris. Tiens donc, Laureen ! Je ne m'attendais pas à te voir ici... Que nous vaut donc l'honneur de ta visite ?
— Je suis là pour la même raison que toi.
— Le repas ?
Connor sourit de toutes ses dents. Cette simple remarque débute les hostilités. Il sait très bien à quel point je tiens à nos grands-parents. Lui, je pense qu'il a commencé à s'en détacher tout doucement déjà depuis quelques années, et maintenant, il n'est là que pour faire bien, ce qui me rend folle de rage.
— Tu as l'air de bien te porter en tout cas ! Tu n'as pas pris un peu depuis la dernière fois ?
Ses yeux détaillent mon corps. Je hais cette façon qu'il a de poser son regard de chacal sur moi. Il vient, encore une fois, de me traiter de grosse, avec un air de dédain. Je me doutais bien qu'il serait le premier à faire une remarque sur mon corps, bien que je ne sois pas en surpoids. Quel idiot !
Connor le connard.
Il n'a pas du tout changé. Mais que peut-on attendre de quelqu'un qui se complait à critiquer le physique d'autrui, en particulier un membre de sa famille ?
Avec le temps, j'ai compris que ça ne servait à rien de répondre par une insulte ou de bouder. Ces gens ne sont pas assez matures ni empathiques pour être dignes d'intérêt. Je me compose une façade tranquille :
— Si tu le dis ! Je ne suis pas très portée sur la question, je ne suis pas assez superficielle pour y faire attention constamment. Bon, où est Papy ? Pas que je m'ennuie, mais...
Ma remarque fait mouche. Il grince des dents et m'indique l'étage. Il a bien compris que je n'ai aucune envie de m'attarder dans la cuisine à lui parler. De toute façon, on fait bien vite le tour des sujets de conversation. Deux choses le passionnent : son nombril et son miroir. Autant dire que ça n'ira jamais loin.
Je me dirige donc vers les escaliers, jusqu'à ce que j'entende quelques mots étouffés non loin derrière moi. Inutile de me retourner, je sais bien que c'est cet imbécile qui vient de parler.
— Quoi ?
— Je te dis, fais attention quand tu montes les escaliers, les marches ne sont pas si solides... Peut-être qu'avec ton poids, elles...
— Si elles ont pu résister à ton ego insensé, alors elles pourront résister à mon poids !
Ça a le mérite de lui clouer le bec une bonne fois pour toutes, d'autant plus que les marches de l'escalier n'ont pas tremblé lorsque j'ai posé mes pieds dessus. Ils peuvent aller au diable, lui et ses remarques désobligeantes ! Je ne comprends pas comment il arrive à se regarder dans un miroir tout en déversant sa bile. Même James ne se montre pas aussi ouvertement méchant. Et pourtant, ils se ressemblent tellement, ces deux-là ! Ayant juste trois ans de moins que James, j'avais l'espoir que Connor ne suivrait pas les traces de son grand frère... Mais il faut croire que l'élève a dépassé le maître.
Fière de ma réplique, je me dis que je ne me laisserai plus faire. Je sais bien que notre petit jeu ne fait que commencer. Seulement, je me le jure : on fête peut-être Thanksgiving, mais il est absolument hors de question que je sois le dindon de la farce !
Heureusement, je peux compter sur l'aide de Papy, toujours prompt à remettre de l'ordre, notamment quand les deux frangins enchaînent les remarques idiotes. Je n'ai pas de mal à le trouver, puisque lorsque j'arrive à l'étage, lui s'apprête à descendre.
Papy tressaille, surpris de me trouver ici. Sans doute a-t-il entendu l'agitation en bas et c'est pour ça qu'il descend. Il ne sursaute pourtant pas en me découvrant face à lui. Papy ne sursaute jamais. Il ne recule pas, ne s'arrête même pas.
— Laury.
— Papy.
S'il y a bien une qualité qui définit mon grand-père, c'est sa discrétion. Si tout le monde le qualifie d'homme bourru, aux traits anciens, il n'en reste pas moins un homme réservé, s'épanchant peu sur ses émotions.
— Tu as fait bonne route ?
— Oui, Papy. Je suis heureuse d'être là.
— C'est bien. Nous n'attendions plus que toi.
Je m'écarte pour le laisser passer. Il pose une main ferme, rassurante, chaleureuse sur mon bras, puis continue sa route. Lorsqu'il pose les pieds sur chaque marche, elles ne craquent pas, et je me rends compte que, dans cette grande demeure croulant sous les souvenirs, il doit se sentir bien seul, en seul maître des lieux.
Alors qu'il disparaît de mon champ de vision après avoir descendu l'escalier, je reste figée quelques secondes, la main gauche sur l'avant-bras que mon grand-père vient de toucher. Mille mots ne sont parfois pas nécessaires. Les sentiments les plus forts peuvent emprunter les rives du silence. Je sais que par ce simple geste, mon grand-père est heureux de me voir, et ça me suffit.
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