XIX.
Ils sont l'un contre l'autre, allongés dans le lit aux draps défaits, les yeux dans les yeux, une main sur un cœur, l'autre repose contre le matelas, ils ont dormi un peu, pas beaucoup, leurs yeux sont cernés, leurs paupières sont lourdes, mais dessous, à l'intérieur, ça enfle et ça bourdonne d'agir, enfin.
L'aube s'éveille dehors, et le soleil se lève sur les arbres balayés par le vent. Il a commencé à pleuvoir dans la nuit, et ça ne s'est pas arrêté. Des rigoles creusent des sillons dans la terre, amalgament la boue, créent des flaques qui s'étendent de partout comme la mauvaise herbe. JungKook cligne des yeux dans l'obscurité, chasse une larme qui s'écoule dans le creux de son nez, laisse une trainée d'argent le long de sa joue, puis s'évanouit dans la courbe de son cou. TaeHyung pose sa main contre sa joue, sent les poils drus et épais de sa barbe qu'il n'a pas rasé, caresse doucement sa peau tachée, il efface la trace de la larme, il soupire dans le silence ça va aller, JungKook, ça va aller, mais il n'y croit pas vraiment lui-même, et quand il le dit, sa voix tremble.
JungKook ferme les yeux, pleure sans s'en rendre compte, et il entend le froissement des draps quand TaeHyung le sert contre son torse. Il inspire son odeur, il se gonfle de lui, il s'exhorte à tarir ses larmes, et quand il se détache de l'autre, un rayon de soleil apparait entre les nuages, s'échoue sur le sol et fait briller les particules de poussière qui flottent autour d'eux. Alors il relève la tête, murmure faiblement embrasse-moi, il le redit plus fort, il y a un silence, une paume dans sa nuque, la chaleur diffuse d'un corps contre le sien, l'effleurement d'un pull, une caresse, un second silence, comme une question, est-ce que tu es vraiment sûr, deux yeux qui se ferment, oui, je le suis, et des lèvres, sèches et craquelées, mais si tendres, et la paume qui descend contre son dos, qui apaise et qui guérit.
Dehors, les oiseaux se taisent et le tonnerre éclate. Le rayon de soleil a disparu, et il n'y a plus que la fureur de l'orage pour réchauffer la terre.
C'est la pleine lune. Elle brille si fort dans le ciel qu'elle l'aveugle. Le voisin tient sa main dans la sienne. Sa paume est froide et sa poigne est forte. Il n'ose pas dire qu'il a mal. Ils marchent depuis longtemps, et il ne voit plus sa maison. Ils sont près du jardin d'enfants. Ils s'enfoncent dans une ruelle. S'ils tournent à droite, ils verront la cour de son école. Mais ils s'arrêtent là. Et la pluie a creusé des rigoles qui éclaboussent ses chevilles.
La portière claque dans le vide, seul bruit dans le village en dehors du rugissement du tonnerre. Ils se sont garés devant la maison du maire, qui, les volets fermés et les rideaux tirés, n'a jamais semblé aussi effrayante. Elle se dresse, immuable spectatrice de la violence humaine, elle les contemple et les juge, la porte d'entrée comme une gueule béante, les fenêtres sombres comme tant d'yeux dans les ténèbres, JungKook retient un frisson, il a envie de faire demi-tour, de partir d'ici, d'abandonner, est-ce que ça vaut vraiment le coup ?, il jette un regard vers TaeHyung, mais il s'est déjà avancé vers son destin, et soudain il toque contre le battant, toute la maison semble se pencher sur eux, pour les engloutir, les absorber, et ne laisser que leurs souvenirs dans ce monde où personne ne pensera à eux.
La porte s'ouvre lentement, et lorsqu'ils entrent, ils remarquent qu'il n'y a personne derrière. Très loin, ils entendent la rumeur d'un feu, le craquement du bois humide, les flammes ardentes qui s'élèvent jusqu'au plafond, la chaleur trop vive qui se répand dans la pièce, et une présence. Alors, épaule contre épaule, ils traversent un couloir, dépasse une cuisine en désordre, enjambent les tiroirs éventrés sur le sol, repoussent les rideaux arrachés, tâtonnent quand l'obscurité devient trop grande ; si bien qu'il leur parait prendre des heures pour traverser trois pièces, éviter les décombres, ne pas voir la colère, ne pas regarder les sales secrets qui se cachent dans cette maison et parvenir, enfin, dans le bureau du maire.
Les lumières sont éteintes, si bien que la cheminée est seule à éclairer la pièce, et ils ne peuvent discerner que les contours des meubles. Parfois, une flamme plus puissante illumine le visage du maire, vieux et fripé de vieillesse, JungKook pense furtivement qu'il semble avoir cent ans, ses yeux veinés de rouge se tournent vers eux, ils sursautent, leurs mains se frôlent, et sans se retenir, JungKook s'agrippe à celle de TaeHyung.
Lentement, comme s'il était fait de cristal, l'homme se lève et s'avance vers la table basse. Le tintement que fait son verre contre le métal se noie dans le bruit assourdissant des rafales. Il se ressert de l'alcool, beaucoup, et le boit d'une traite. Après seulement, lorsque la grimace de dégout a quitté son visage, il se tourne vers eux et les fixe sans bouger.
TaeHyung fait un pas en avant, s'arrête. Il dit :
- Nous savons que vous les avez tués. L'homme qu'on a retrouvé dans le verger, l'enfant dans la forêt, le père de JungKook, votre femme...
- Félicitations. Vous voulez une médaille ?
L'inspecteur se tait. Le ton que le maire a pris est froid, aigre et sec. Imperceptiblement, il sert plus fort les doigts de JungKook.
- Qu'est-ce qu'il s'est passé pour que vous en arriviez à une telle rage ?
- C'est ça que vous voulez savoir ?
- Oui. Pour comprendre.
- Vous ne comprendrez pas. Personne n'a compris.
L'homme s'est détourné, a versé à nouveau de l'alcool dans son verre, et plus bas, il a ajouté :
- Même elle m'a prise pour un fou.
- Votre femme ?
Il ne répond pas. En se taisant, il leur avoue qu'ils ont raison. JungKook, qui jusqu'alors se tenait dans l'ombre de TaeHyung, sort de l'obscurité et demande, la voix plus forte qu'il ne l'aurait cru :
- Que s'est-il passé avec le voisin ?
Soudain le verre explose au sol, l'alcool se répand sur le carrelage, ses vapeurs s'élèvent déjà, et le maire, immobile comme statue de cire qui fond lentement devant la vérité, les yeux écarquillés, tourne son visage morcelé de haine vers eux, et ses yeux, ses yeux agrandis par l'effroi, ses yeux qui les perforent de haine et de rancœur, plus rien n'est dissimulé alors, il éclate, il implose, et dehors un éclair déchire le ciel, soudain il crie, la voix cassée de rage il hurle :
- Qu'en savez-vous ? Vous étiez là ? Pourquoi vous ne m'avez pas aidé ? Pourquoi vous revenez maintenant ? Laissez-moi nettoyer cette terre souillée de sang !
Il halète, c'est un animal rendu fou par la douleur, écrasé de chagrin, lacéré par la force de cette vengeance, il s'approche vers eux, ils reculent, il est effrayant, la bouche tordue qui laisse voir ses gencives, les sourcils froncés, les yeux immenses, les mains tendues comme deux griffes qui déchirent la nuit.
- Il m'a tué ! Il m'a tué cette nuit de pleine lune ! Il a arraché de moi tout ce qui était humain, il l'a jeté dans les ténèbres, il l'a offert au mal. Alors qu'est-ce que vous croyez que j'ai fait ?
De la salive gicle de sa bouche et coule sur son menton. Il lève ses deux bras comme deux ailes foudroyantes et crie encore plus fort :
- Je me suis abandonné à elles ! Je me suis donné au mal tout entier, je lui ai offert mon âme, mon enfance, je lui ai confié ma vie, mon cœur, je les ai tués, je les ai tous tués pour qu'ils paient le prix de ce sacrifice.
La voix blanche de peur, JungKook murmure mais qu'a-t-il pu vous faire pour mériter ce bain de sang ?, et le maire entend, s'élance vers lui, attrape son col, serre fort, sa bave coule sur son visage, il sent son souffle chaud, les relents d'alcool, il voit ses pupilles dilatées, ses dents rougeâtres, sa langue qui saigne, et il entend loin, très loin, le craquement du feu avant que l'homme ne réponde, soudain calme :
- Il m'a demandé de le rejoindre dehors. J'avais cinq ans et je pensais que c'était mon ami. J'y suis allé. Il avait plu et j'avais les chaussures mouillées. C'était la pleine lune. Il m'a plaqué contre le mur d'une ruelle. Il a tenu mon visage serré entre ses doigts. Il m'a déshabillé très vite. J'ai voulu crier. Il a enfoncé son sexe dans ma bouche. J'avais mal. Si mal. Il m'a touché encore. Puis il a appuyé mon visage contre le mur de la ruelle et il a écarté mes fesses. Je pleurais. Il m'a pénétré. Deux fois. J'ai senti son sperme chaud qui a ruisselé contre mes cuisses. J'ai crié une seule fois. Il est parti. Il m'a tué et il est parti. Je suis resté là, allongé dans cette ruelle. J'étais mort. Mon âme s'était brisée avec mon corps. Cette nuit-là, je me suis donné aux ténèbres. Et je n'ai jamais été plus qu'à elles !
Il serre le cou de JungKook si fort qu'il suffoque, et ses yeux se révulsent contre ses paupières. Lorsque TaeHyung frappe le maire à la tête avec un chandelier, il tousse et crache du sang. Il se rattrape au mur, s'y tient agrippé, les doigts enfoncés dans le papier peint, tandis que le maire touche, dans sa nuque, la plaie luisante de sang. Il se jette sur TaeHyung, s'empare de ses cheveux, claque sa tête contre le carrelage, il y a du sang et des cheveux qui restent collés, TaeHyung crie mais l'autre n'entend pas, le maire hurle au dessus des rafales je vais vous tuer et je tuerai tous ceux qui portent en eux la responsabilité de ma mort ! Vous serez morts et moi vivant, je vais gagner et prendre vos vies comme j'ai pris celles des autres il y a soixante-dix ans ! Et je tuerai encore, jusqu'à ce que cette terre me donne à nouveau la vie.
Un éclair foudroie la maison, le tonnerre implose, et la violence de la pluie et du vent brise les volets, les fenêtres, c'est la nature qui s'engouffre dans la maison, les feuilles se rejoignent, se collent, bougent ensemble, de cet amalgame émerge une forme, c'est un loup, immense et puissant, aux yeux rouges et luisant de haine.
TaeHyung n'entend plus, mais il voit encore la Bête se jeter sur JungKook, ses crocs qui transpercent son ventre, ses griffes qui déchirent son visage, ses yeux fous qui brillent comme deux étincelles, et le corps du maire qui repose, baignant dans son sang, près de la cheminée. Il fait très froid soudain, un voile chaud et poisseux coule sur ses yeux, l'aveugle, c'est la fin, il le sait, il le sent, il ne voit plus.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top