3.

Du rouge. Du rouge qui coulait sur ma paume et mes doigts, traçait des sillons dans les lignes de ma main, s'infiltrait dans chaque petit pli de ma peau.

J'aurais voulu disparaître. Fermer les yeux et penser devenir invisible, comme lorsque j'étais enfant. Mais ça ne fonctionne pas comme ça.

Le sang a continué de couler sur le béton. Au début, il y en avait peu. Bientôt, une flaque écarlate s'était formée. Mon père compressait toujours sa plaie à la tête avec son mouchoir en tissu. La dame nous parlait, je sentais à son timbre aigu qu'elle commençait à s'énerver.

— Tout va bien, ça va aller...

Elle ne comprenait rien. Je ne comprenais rien. Elle s'est subitement dégagée de nous pour tenter de se relever. Du sang a goutté sur mon short. Une tâche. Puis deux. Le rouge grignotait le blanc.
Elle s'est affaissée, à bout de forces.

— Ils arrivent dans quinze minutes, a simplement dit le garçon au téléphone avec les pompiers.

J'ai serré les dents, les yeux rivés sur tout ce sang au sol.

— C'est trop. Elle a le crâne ouvert, grinçai-je.

Le chien s'est mis à aboyer. Des badauds s'amassaient progressivement autour de nous. Ils ne cherchaient même pas à aider, juste à satisfaire leur curiosité morbide.

Quels cons.

Je les entendais chuchoter sans rien faire. L'un d'entre eux s'est mis à rire. J'ai eu envie de lui en foutre une pour qu'il dégage. On ne rit pas de la douleur de quelqu'un d'autre, surtout lorsque cette personne pleure et implore devant soi.

Je me suis relevée pour aller calmer le chien. Le sang sur mes mains était maintenant sec, brun. J'aurais voulu fuir les relents qui s'en échappaient. Métalliques. Comme le fer. Mais en rouge. J'ai caressé sa fourrure à courtes boucles blanches.  Il ne détachait pas ses prunelles de moi. Ma grand-mère tenait sa laisse.

Quelques pas m'ont de nouveau approchée de la souffrante. Elle aussi a croisé mon regard. Je me suis accroupie devant elle, sentant ma gorge se nouer en apercevant les sillons humides sur ses joues. Elle ne pleurait pas à cause de la douleur, mais parce qu'on ne la laissait pas partir. J'en ai soudain eu la conviction.

— Polska ?

Pas de réponse, ni acquiescement ni dénégation.

— Rossiya ? ai-je continué, tentant de rassembler mes seules connaissances de langues slaves.

— Ukraina.

Tout m'est apparu plus clair. Bien qu'elle soit gravement blessée, elle ne se débattait pas tant que cela ni ne hurlait comme nombre l'aurait fait. Je ne comprenais pas comment j'avais pu y être aveugle.

Et je ne pus m'empêcher de me demander : qu'avait donc vu cette femme pour ne pas se soucier de ses blessures ? Qu'avait-elle vécu pour souhaiter fuir avec une plaie béante à la tête ?

Je pensai un instant à tous ceux qui avaient fui les bombes et les missiles pour venir se réfugier ici. Et si elle en faisait partie ?

Même là où tout va bien, il peut arriver quelque chose.

Je regardais cette dame blonde, allongée sur le sol. Elle avait sûrement une famille qui l'attendait quelque part. Des amis, aussi. Ils devaient s'inquiéter. Comment pourraient-ils se douter de ce qu'il se passait dehors, peut-être à juste quelques pas de chez eux ? Trop de questions sans réponses.

La suite s'est déroulée très vite, tout est flou dans ma tête. Je me rappelle du véhicule rouge, du brancard et des sirènes qui hurlent dans le noir. Je me rappelle des hommes qui l'emmène alors que ses larmes dévalent ses joues, de son chien sur ses genoux, les oreilles rabattues. J'ai eu envie de faire comme lui, pour ne plus entendre le bruit autour. Mettre tout le monde sur muet.

La dernière chose que j'ai vu, c'était sa jupe orange. Avec une immense auréole écarlate. Le soleil s'était levé, et il était sanguinolent.

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