Chapitre un : la neige est éphémère
PARTIE UNE : RIDEAU DE NEIGE - LE FROID
« Afin de dormir paisiblement, il faut n'avoir jamais fait certains rêves », Musset
Morts.
Le diagnostic n'était pas véritablement nécessaire, les corps nus, blancs, propres étaient preuve suffisante. La peau à même le tiroir métallique, recouverte d'un drap blanc dont seuls les orteils dépassaient, les lèvres décolorées et les visages... Ô les visages. Impossible de discerner quoi que ce soit sous ces masques de chaire crue à part les lèvres bleuâtres, figées, drainées de leur teint rosé, une peau fine et translucide se craquelant dans le froid sec de la morgue aménagée. La lumière jaune et déplaisante des néons donnait aux corps d'étranges ombres, comme des squelettes anthracite, désarticulés, dansant sur le mur carrelé banc. Pourtant cela était impossible car le suicide de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut et de la jeune fille encore non identifiée avait eu lieu seulement vingt-quatre heures auparavant.
Wolfgang Ledoux ne s'attendait pas à ça. Mais pour tout vous dire, personne ne s'attendait à Sneg. En fait, le jeune détective privé n'avait même jamais entendu parler de la minuscule île enneigée jusqu'à ce que son bateau ne l'y dépose le matin même. A présent, il avait entre les mains les corps mutilés et noyés d'adolescents inidentifiables. Le médecin légiste, qui n'en était pas un, mais simplement le médecin de village, arborait une moue désintéressée. Il s'était plu à émettre des hypothèses saugrenues avant de parler de « folie à deux » et « d'assassinat » en sirotant une tasse de thé comme si cela n'avait rien d'extraordinaire. Ledoux avait froid. Vraiment froid, celui qui vous congèle le bout des oreilles et vous oblige à remuer les orteils. Nous étions pourtant fin février mais il neigeait une étrange bouillasse dans le patelin perdu. L'inspecteur baissa les yeux vers sa montre, il soupira et boutonna son manteau en glissant un « au revoir » moins que courtois en la direction du médecin qui se frisait la moustache d'un air absent.
Où ais-je bien pu tomber, pensa Wolfgang en fourrant ses mains dans ses poches. C'était un jeune homme fort beau dont l'esprit romanesque avait survécu. Il jouait divinement bien du violon et connaissait l'œuvre intégrale de Shakespeare par cœur mais ses prédispositions romantiques ne plaisaient guère au paterfamilias qui grognait plus qu'il ne parlait. Sa mère était elle aussi franchement désagréable, à tel point qu'un jeune Wolfgang exécuta des recherches approfondies sur les cas d'enfants échangés à la naissance. Faute de preuves, il se résigna à cette famille dépareillée dans laquelle on peinait à voir un air de ressemblance et grandit seul, isolé mais heureux, ne manquant de rien. Il faisait partie de ces gens à l'air perpétuellement exaspéré, ce qui déplaisait affreusement à son patron. D'ailleurs, cela lui déplut tant qu'il m'envoya sur une île paumée pour résoudre un suicide... Ledoux accéléra le pas et se jeta tout juste contre les portes du commissariat où le shérif à l'air sot fronçait des sourcils devant un vieil ordinateur.
Les bottes en cuir trempées crissèrent répétitivement sur le lino jaune du bâtiment tandis que le jeune détective s'avançait près du poêle qui prodiguait un petit peu de chaleur. Il lança un sal regard au ciel grisâtre et sortit son carnet légèrement humide de sa poche ainsi qu'un stylo bille. Il mouilla la pointe distraitement de sa langue avant de noter d'une écriture en bâtons et propre ses premières observations. Il fut tiré de ses pensées par une voix grave,
« Ca neige en torchons aujourd'hui, pas tout à fait de la sloche mais un stade au-dessus du broyot, vous ne trouvez pas» ?
Wolfgang haussa les sourcils, jeta un œil nerveux vers l'extérieur puis au shérif dont le regard éteint était posé sur lui.
« Il neige ». Cela sortit plutôt comme une question, le quarantenaire partit d'un rire franc et secoua la tête.
« Mon garçon, ça se voit que vous n'êtes pas d'ici. Il ne neige jamais tout simplement, il neige comme le père du loup ou à quatre vent, c'est une poudreuse ou un sorbet, elle craque ou elle cingle, elle est moquette ou carton mais ici elle n'est jamais tout simplement neige ».
Le détective sourit légèrement et leva ses mains avant de les laisser retomber à ses côtés, l'air de signaler si vous le dites. Le shérif respira profondément et pencha la tête sur le côté avant de demander s'il était normal d'enquêter sur des suicides là d'où il venait. Ledoux ne manqua pas de noter le sourire amusé que le flic tentait en vain de dissimuler et répondit que cela n'était qu'une piste dans une plus grande investigation qu'il menait. Personne n'avait besoin de savoir qu'il était en fait aux ordres de son oncle, le grand détective privé Ledoux. Ce dernier se noyait dans l'alcool au cabinet, reléguant toutes les enquêtes jugées « faciles » à son neveu, le cœur sensible. Cependant, l'idole qu'était cet oncle, loué par ses collègues, n'avait pas encore perdu de sa dorure et il y a de là trois mois, un certain Monsieur Ciredétay avait pénétré dans le cabinet étroit à la recherche de sa fille, disparue récemment. Une photo avait été déposée sur le bureau ainsi qu'un chèque plus que généreux et le gentleman était reparti.
Elle était vraiment charmante la jeune Anastasia. Non, le mot n'était pas le bon, elle était à couper le souffle, d'une beauté si rare que l'on n'y croyait plus. D'une beauté si parfaite que la laideur du monde n'en devenait pas plus affreuse mais au contraire semblait s'adoucir en sa présence. Elle avait l'allure d'une brise d'été qui vient chatouiller l'arrière de la nuque et les traits d'une déesse venu apaiser les hommes. Elle semblait descendre de cette dynastie féminine qui mit le monde à ses pieds, héritière d'Hélène de Troie, d'Aphrodite, de Cléopâtre, de Manon Lescaut, d'Anne Boleyn... une lady aux cheveux soyeux dont l'être n'était qu'assemblage savant de sensualité et simplicité.
Tout ce qu'avait trouvé Ledoux à partir de ce moment-là était bizarre. La famille n'avait pas contacté la police, seulement le petit cabinet du détective privé. Il n'y avait que cette photo de leur fille qui datait déjà de deux ans, aucune autre. Le soir, Ledoux rentrait au bureau situé au sixième étage sans ascenseur d'un immeuble haussmannien dans le cinquième vers la rue Poliveau et fumait ses sans-filtres d'un air nerveux, sans comprendre.
Ledoux révisa les faits de l'enquête en suivant ses notes de son long doigt pale. Il n'y avait eu aucune piste jusqu'à présent. Les parents étaient incapables de toute explication, ils ignoraient même si cela était un enlèvement où une fugue, « retrouvez là », s'étaient-ils contenter de marmonner, un regard dédaigneux planant sur l'imperméable tâché de leur employé dont le carnet de notes demeurait tragiquement vierge. Mais « la retrouver » s'était révélé plus que difficile. La jeune femme s'était tout simplement évaporée. Ses amis ou plutôt ses camarades de classe n'avaient rien à dire. Elle n'était pas appréciée. Elle faisait mauvais genre. De toute manière elle n'était presque jamais en cours. Ledoux peinait à édifier un portrait de la disparue, la photo avait tout empoisonnée. Elle est si belle, si douce, comment pourrait-elle être ce qu'ils prétendent ? Le jeune détective était tombé amoureux d'un fantôme bien malgré lui. Il n'était pas le premier.
Il fut de nouveau interrompu.
« J'ai installé la vidéo, il a fallu retrouver le magnétoscope mais si vous voulez venir jeter un coup d'œil ».
Wolfgang eut un hochement de tête rêche avant de suivre le shérif. Il nota l'accent des Snègiens qui parlaient sur le bout de la langue. C'était un français dur qui sortait, pincé et rapide dont les consonnes étaient crachées. Il s'installa devant la minuscule télé où une cassette s'apprêtait à être jouée, l'écran faisait des vagues de couleurs en attendant la lecture. Il appuya sur un bouton poussiéreux de la télécommande. Un jeune homme aux cheveux blancs, vêtu d'une salopette usée se dandinait sur la chaise en plastique, étriquée par sa présence. Le shérif mis son doigt gras sur l'écran grésillant.
« Ça, c'est Lucien d'Ecoute-s'il-pleut. On l'a interrogé il y a quelques jours à peine en retrouvant une jeune fille dans les bois de lune ».
« Pourquoi lui » ?
« Elle n'arrêtait pas de répéter son nom. Les d'Ecoute-s'il-pleut sont la plus ancienne famille de Sneg mais de véritables reclus. Le garçon ne sait même pas lire. A force de ne jamais descendre de leur colline ils ont acquis une certaine réputation de truands ».
Ledoux acquiesça d'un signe de tête, l'expression impassible.
« Pourquoi l'avez-vous relâché » ?
« Manque de preuves, elle refusait de coopérer », il soupira avant de passer une main dans son cou, « les villageois n'ont pas apprécié, ils ont pris les choses en main, sont allés au manoir chercher le môme, mais il avait disparu ».
« Et la fille, était-ce celle-ci » ? Il sortit la photo de la poche intérieure de son imper. Le shérif plissa les yeux, la bouche légèrement entrouverte en découvrant le portrait de la jeune femme.
« Il y a un air de ressemblance, mais elle était si différente ici... », Sa voix se perdit, il fixait à présent le vide.
« Que voulez-vous dire par là » ?
Le shérif se concentra à nouveau sur l'enquêteur, tiré de ses pensées lointaines par la voix grave. Il s'éclaircit la gorge et eut un petit rire, ni tout à fait nerveux, ni tout à fait naturel.
« Elle ne faisait pas à sa place », de nouveau il passa une main dans son cou et replongea dans ses souvenirs, « elle ne faisait pas réelle ». La dernière phrase fut prononcée dans un souffle, à peine audible. Ledoux crut ne pas avoir compris.
« Comment ça, pas réel ». L'air perdu du shérif perdura un moment et Ledoux aurait juré l'avoir entendu fredonner avant de chanter tout bas, rêveur, « c'était la fille du beau Neptune, c'est elle la fée des bois de lune... ». Puis, il se ressaisit et regarda l'écran figé.
« Elle n'était pas d'ici, voilà tout ».
Nouveau hochement de tête de la part du détective. Le shérif se leva.
« Je vous laisse regarder ça tranquille. De toute façon, vous n'y trouverez rien, il ne fait que s'agiter, même moi je ne suis pas allé jusqu'au bout ».
Wolfgang, lui, alla jusqu'au bout. Il vit le pauvre colosse à l'air apeuré croiser et décroiser les mains pendant une demi-heure. Il vit les flics l'interroger sur la présence de cette jeune femme que personne n'avait vue jusqu'à présent sur l'île. Le gaillard s'exprimait mal, bafouillait, bégayait et ses grands yeux passaient en revue la salle comme si les murs se renfermaient sur lui. Il avait une voix grave, douce, qui montait et redescendait quand il avait peur. Ledoux eut un air peiné, cela ne dura pas longtemps. Le garçon, laissé seul dans la pièce, se tranquillisa. Plus que cela, il changea d'attitude, son corps se redressa, révélant toute l'ampleur de ce corps maladroit et ses yeux fixèrent un bout de papier laissé par les flics. Il le prit, le déplia et resta devant une éternité, puis il le replia proprement et attendit. Un policier vint le chercher, fin de l'enregistrement.
Le shérif avait raison, il n'y avait rien à voir, rien de véritablement lié à l'enquête, mais un détail n'avait pas échappé au jeune détective. Il se leva d'un bond, se rua vers le bureau du shérif et ses yeux s'illuminèrent tandis qu'il demandait,
« Quel est le papier posé sur la table, celui qu'ont vos collègues lors de l'interrogatoire » ?
Le shérif fronça les sourcils et ouvrit un tiroir duquel il sortit un sac en plastique. Dedans, le mot.
« C'est elle qui l'a écrit, mes agents voulaient savoir si Lucien savait ce que cela voulait dire mais n'ont pas pensé nécessaire de lui poser la question, clairement le garçon ne savait rien ».
Ledoux prit le sac d'une main fébrile et sourit malicieusement. Il se précipita vers la porte, son imperméable se rabattant dans l'air d'un air dramatique et ouvrit le lourd battant par laquelle des flocons s'infiltrèrent dans le commissariat.
« Mais que diable avez-vous inspecteur » ?
Wolfgang fit volte-face une dernière fois avant de quitter le bureau et lança d'un air éclairé, comme si cela fut évident et qu'il eut trouvé la réponse à l'enquête,
« Il savait lire » !
La porte se referma sur lui, le shérif soupira et se remit à lire le journal tout en sirotant sa tasse de café.
On lui proposa un cheval pour monter au manoir d'Ecoute-s'il-pleut. Il refusa. Il marcha et profita de ce temps pour repenser au mot laissé par la femme mystère. Une écriture propre et féminine, bouclée lisait « je nagerai parmi les étoiles ». Le détective ignorait tout de ce message cryptique si ce n'est que le garçon que tout le monde pensait illettré l'avait lu et surtout, compris. Il remonta la rue de l'épée de bois d'un pas rapide mais s'arrêta devant une vieille maison où trois femmes tricotaient. Il s'approcha lentement, comme attiré par une force divine. Le soleil tapait, l'étrange névasse avait cessé.
« Vous allez rester là longtemps sans parler », le filet de voix craquait à chaque mot comme si la vieille femme ne parlait pas souvent à voix haute. Ledoux, embarrassé, bredouilla une excuse.
« Du nerf, mon garçon ! », rajouta une autre. Le garçon en question toussa avant de reprendre, cette fois-ci d'une voix claire.
« Je cherche cette fille, l'avez-vous vu », il tendit la photo aux trois sœurs. La première s'en empara, ses doigts crochus froissant le papier glacé. La seconde lui arracha des mains et la colla à ses lunettes, sa presbytie lui faisant défaut. La dernière se contentait de regarder le jeune homme debout sur le perron. Elle partit d'un rire franc.
« C'est la nymphe qui court dans la ville en chantant ».
« Celle-ci même ? », demanda d'un air surpris la deuxième.
« Mais bien sûr Hope. Elle est bien trop jolie pour être d'ici », rétorqua la troisième. Hope prit un air offusqué, les trois se mirent à se disputer dans un étrange murmure ni tout à fait français, ni tout à fait étranger. Ledoux en profita pour étudier leur tricot. Des pelotes de laines de couleurs différentes s'entremêlaient dans un large panier en osier et un horrible patchwork, informe, prenait corps sur leurs genoux. Par endroits, les mailles étaient trop serrées, par d'autres, des trous de mites rongeaient la monstruosité. Wolfgang dirigea son attention sur les trois sœurs à nouveaux.
« Vous avez donc vu cette fille ».
« Non », crachèrent-elles en même temps, mécontentes de l'interruption.
« Mais vous venez de dire_ »
« Mon garçon, ce que l'on dit et ce que l'on a vu n'a rien à voir ». L'air exaspéré du détective perça à nouveau.
« Vous ne l'avez donc pas vu ».
« Ah ! Ce n'est pas ce que j'ai dit ». Il passa une main tremblante dans ses cheveux.
« Avez-vous cette fille, oui ou non » ? La vieille dame soupira, tendit son cou ridé vers la photo une dernière fois avant de répondre.
« Peut-être bien que oui », Ledoux prit une profonde inspiration, soulagé, « peut-être bien que non ».
Il cassa son crayon en deux.
« Faith, arrête donc de te jouer de ce pauvre garçon, tu vois bien qu'il cherche des réponses. C'est notre rôle de les lui donner ». La première sœur se tourna vers Ledoux, elle arborait un air bienveillant.
« Voici ce qu'il en est. Une jeune femme que nous n'avons jamais vue auparavant se promène ces dernières nuits dans Sneg. Elle traverse la lande et erre, en chantant, à travers le village. Elle a une étrange ressemblance à cette jeune fille dont vous avez la photo mais nous ne l'avons aperçue que par nos jumelles ».
« Vos jumelles » ? La deuxième sœur qui s'était moquée de lui peu de temps avant sortit de sous les pelotes une paire de jumelles avant d'ajouter.
« Nous aimons étudier nos voisins ». Ledoux sourit tout en secouant la tête, ne sachant pas quoi penser des trois parques.
« Comment pouvez-vous être sûr qu'il ne s'agissait pas d'une fille du village » ? Celle à l'air bienveillant eut un sourire énigmatique.
« Elles ne chantent pas les filles d'ici ». La troisième sœur, ne levant pas les yeux de ses aiguilles ajouta,
« Montez donc au domaine, peut-être y trouverez-vous quelque chose », Ledoux fit demi-tour et se mit en marche pour la lande des murmures, mais non sans entendre leurs dernières paroles, prononcées en chœur, « ou peut-être pas ». Elles partirent d'un rire aigu, hystérique.
La traversée du désert neigeux fut ardue. Les sastrugi se transformaient sous ses pas, dégoulinant. Il transpirait à grosses gouttes sous le soleil blanc et maudissait son oncle. Mais, le détective en lui était piqué de curiosité. Il souhaitait découvrir ce que la belle Anastasia faisait sur cette île et pourquoi elle s'était ôté la vie au côté de cette étrange bête qu'était Lucien. Il vit soudain le domaine.
Des ruines de pierre grise gisaient de part et d'autre de la propriété. Ledoux s'arrêta afin de mieux contempler le monument gothique qui se dessinait dans l'horizon. Des champs enneigés s'offraient à sa vue, l'edelweiss poussait çà et là, perçant la poudreuse et même le sable se métamorphosait en sucre près de la mer. La peuf ne durerait pas, il neigeait en peau de lièvre. Mais Wolfgang vit comment les tours étaient fendues, les tuiles manquaient aux toits et le frisson qui le traversa n'était pas dû au fond de l'air frisquet. Il y avait quelque chose de profondément terrible en cet endroit. L'électricité crépitait dans l'air, chuchotant un secret énigmatique aux conifères somnolents. Les champs s'étendaient à perte de vue et le manoir apparaissait au fond d'une allée d'arbres morts, une résidence secondaire et une grange encadraient la demeure principale alors qu'un puit résidait au centre de la cour.
Ledoux marcha lentement, étudiant son entourage. Le verger était rempli de rangées de fruitiers et Wolfgang admira les lourdes pêches mures qui pendaient aux branches recouvertes de flocons. Cela semblait surréel, un rêve, pourtant les pêches poussaient parmi la neige, leur peau douce, duveteuse couleur de l'aurore contrastant avec le paysage morne. Il continua et finit par arriver dans la cour où un vieux lévrier dormait paisiblement sur un tas de paille, la tête reposant sur le petit corps potelé d'un épagneul. Leurs truffes noires s'agitaient doucement sous l'assaut des flocons fins et les pattes du lévrier se mettaient à courir tandis que celui-ci chassait un lièvre dodu en songe. Il n'y avait personne d'autre, l'endroit était vide et le jeune investigateur se rendit compte qu'il était seul sur le domaine. Il continua sa visite, longeant les maisons et s'aventurant dans le jardin derrière. Tout était mort, les rosiers et la vigne vierge demeuraient figés sur place, la fine pellicule de neige fondant légèrement sous le dur soleil tandis que l'herbe craquelait sous les pieds dans un grincement désagréable.
Tout existait hors du temps, comme si un sablier avait cessé de couler, arrêté en plein décompte. Ledoux souffla de l'air chaud sur ses mains avant de les replonger soigneusement dans ses poches. Il avança encore plus loin en se disant que tout cela avait dû être bien joli, fut un temps. Des marches en pierre menaient vers un chemin sinueux où les arbres nus frissonnaient, leurs branches grelotant dans l'air froid. Ledoux suivit le sentier et atterrit devant une énorme fontaine où le soleil se réfléchissait, aveuglant momentanément le détective. Il fit quelques pas en avant, son regard s'ajustant à la luminosité et étudia de plus près l'édifice.
Un grand bassin rectangulaire d'où jaillissait une sorte de tige comptait deux autres bassins aux formes étranges de plus en plus petits. Ledoux fit un pas en arrière et s'étonna de constater que la forme étrange était un pétale et que la tige était agrémentée de feuilles aux bords retroussées. L'eau stagnait dans le premier bassin mais Wolfgang pouvait s'imaginer la fontaine spectaculaire en marche ; le jet d'eau rejetant une eau claire, mousseuse qui coulerait d'un balcon à l'autre, arrosant cette énorme fleure en fonte. Ceci dit, Ledoux s'approcha une fois de plus et fit un constat encore plus surprenant qui le laissa perplexe : Pas de la fonte, pensa-t-il avant de poser une main sur le rebord.
« De l'or », s'étonna-t-il à voix haute.
Il fit demi-tour, poursuivant son enquête et franchit la porte d'entrée de la maison principale. Tout était dégueulasse. Les sols collaient aux chaussures, les murs suintaient, des casseroles récoltaient l'eau qui filtrait par les trous dans le toit, les rideaux déchirés et la vaisselle sale n'inspiraient guère le détective. Des mouches tournaient autour de l'évier qui débordait de verres poreux. Ledoux ouvrit le réfrigérateur, l'odeur qui s'en dégagea lui fit monter les larmes aux yeux, il jeta un coup d'œil derrière, la prise était débranchée, tout avait tourné. En refermant la porte, il vit des dessins d'enfant placardés dessus. On y voyait des clowns et des dresseurs de lion, la couleur était passée. Il sortit de la cuisine au carrelage orange, bombé sur lequel on voyait encore des calculs faits à la dernière minute et les empreintes de rongeurs avant que cela fut sec. Un escalier en marbre blanc montait vers l'étage. Wolfgang laissa trainer sa main sur la rampe en gravissant une à une les marches. Il ouvrit des portes, trouva trois chambres aux lits défaits, aux commodes entre-ouvertes et aux volets condamnés. Il trouva enfin la tour, isolée des autres pièces, unique porte au fond d'un petit couloir étroit. La grille en fer forgé, noire et lourde était ouverte et derrière, la porte se retrouvait entrebâillée, invitant le jeune homme à entrer. Ledoux poussa le battant et découvrit alors un endroit fort curieux.
Le toit reposait tel un cône à l'envers mais l'intérieur était peint en rouge et blanc. Les bandes de couleurs se succédaient tel le chapiteau d'un cirque. Exactement comme le chapiteau d'un cirque se dit Ledoux en détaillant les murs de la chambre. D'étranges motifs y étaient peints : une otarie tenait en équilibre sur son nez un ballon, un clown à la perruque rouge et au sourire cramoisi jonglait avec des balles colorées, un autre lançait des quilles en l'air. Sur le haut du mur, une jeune fille se balançait à l'envers sur un trapèze. En dessous, deux chevaux blancs, coiffés de plumes et de pierres précieuses semblaient avancer sur la paroi grisâtre. Un dresseur maniait un fouet au-dessus de sa tête, un doigt pointé vers un tigre assis sur un tabouret et un lion sautant par un cerceau violet. La chambre n'était pourtant pas celle d'un enfant, les lettres « L.E. », mal calligraphiées, ondulaient sur le bas du mur.
« Lucien d'Ecoute-s'il-pleut », murmura Ledoux à personne en particulier.
Il regarda le lit fait soigneusement, le bois, sans doute du chêne, était entretenu et Ledoux se rendit compte qu'il s'agissait de la première, et seule, pièce propre du manoir. Les quatre poutres avaient dû soutenir autrefois un lourd baldaquin, une toile de velours épaisse peut-être. Des hiboux au regard sage et docile avaient été sculptés dans le bois et veillaient sur le dormeur. Un bureau jauni par le temps sentait le désinfectant et dessus : un pot plein de crayons de couleur en cire, parfaitement taillés et de grandes feuilles de papier canson. Ledoux ouvrit l'armoire, des pulls en coton épais, des chaussettes en laine et des salopettes raccommodées. Dans une boite en carton au fond du placard dépassait une chemise de nuit blanche en satin et en dentelle fine et usée, le bas était déchiré. Un haut de forme et un walkman s'y trouvaient aussi.
Il y avait des barreaux aux fenêtres, le détective repensa à la grille ouverte qui trônait derrière la porte et se dit que le seul animal de cirque qu'avait dû voir ce pauvre garçon apparaissait dans le reflet du miroir en argent suspendu au-dessus de la commode en bois en face du lit. Il voyait le gaillard enfermé tel une bête sauvage dans cette tour et ne put s'empêcher de se demander ce qu'il avait bien pu faire à la belle Anastasia. Car, enfin, surement lui avait-il fait quelque chose, mais quoi ? Le puzzle s'assemblait mal, il manquait des bouts et Wolfgang ne savait pas quoi en penser. Il soupira avant de repartir vers la sortie, souhaitant quitter le domaine inquiétant aussi vite que possible.
Il se prit le pied dans l'énorme coffre à jouets en bois massif décoré à côté de la porte, il jura en appuyant sur ses orteils endoloris d'une main ferme. Cependant, c'est à cet instant précis qu'il vit une enveloppe sur le bord de la commode, sous un presse-papier trivial en forme de dinosaure. Dessus, dans la même écriture féminine et bouclée, la note suivante : « A qui cela intéresse ». Wolfgang déchira l'enveloppe, dedans il trouva un livre.
En vérité, ce n'était pas un livre mais un carnet à la reliure ancienne. Ledoux l'ouvrit à la première page où l'encre brune lisait, de cette même écriture qu'il avait reconnu comme étant celle d'Anastasia Ciredétay, un titre unique qu'il ne comprit pas mais qu'il comprendrait bientôt, La neige est insomniaque.
Et alors, il se mit à lire le récit fantastique de la jeune femme disparue qui avait bel et bien été à Sneg et dont les aventures avaient été soigneusement documentées en seulement une nuit et Wolfgang Ledoux se laissa emporter dans l'univers féerique de chevaliers, de malédiction et surtout de neige. Il s'assit à même le sol, le dos contre le lit et tourna la page qui changerait à tout jamais sa vie, car une fois une telle histoire contée, on ne peut l'oublier.
Les premiers mots se dessinaient délicatement sur le papier épais, « leur histoire est un naufrage... ».
Dehors, la neige fondait.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top