Chapitre trois : la neige est magique


« Celui qui est hors cité est soit un être dégradé, soit un être surhumain », Sophocle

                Anastasia n'avait pas atterri sur Sneg tel un oiseau majestueux ou une sirène romantique. A présent, Lucien la percevait plus comme une catastrophe naturelle imprévisible et inexplicable. Elle était l'averse après des années passées seul dans le désert ou encore l'ouragan qui déracine les arbres et remue la terre. Elle était le coup de tonnerre énorme qui s'impose et réclame l'attention des hommes ou alors la minuscule météorite qui brule le ciel. Voilà, c'était donc cela! Elle était un amas de pierres et de temps ayant explosé en vol et s'étant anarchiquement éparpillé sur le rivage de Sneg, elle était un vieux phœnix pelé et mourant qui venait renaître des cendres d'étoiles filantes.

            Les ruines du manoir observaient travailler leur jeune maître, un vent fatigué soufflait, comme ennuyé. Les gestes mécaniques et répétitifs du prince hivernal berçaient les plantes dont les feuilles baillaient distraitement, mais il continuait à arracher le chiendent nivéal qui se propageait dans les allées des vignes. Il pensait à Pandore, à ses jambes et à sa robe rouge. 

            Lucien fut tiré de sa rêverie par le klaxon du camion qui s'arrêta à sa hauteur dans un crissement épouvantable, faisant jaillir de la boue du sol humide. La névasse poisseuse s'abattit sur le grand garçon, lui cinglant le visage et Lucien tomba à la renverse, laissant glisser la pelle sur laquelle il était accoudé à terre.

— Il pleige depuis ce matin et t'es toujours là à rien foutre ! Profite des routes dégagées pour aller faire un saut en ville, Hector fit tourner sa queue de cheval noire entre ses doigts tâchés par la nicotine.

            Lucien se releva en entendant le rire de hyène de son second oncle assis à l'avant du camion. Les deux mirent pied-à-terre et lancèrent le trousseau à leur neveu. Celui-ci le rattrapa aisément avant de baisser son regard vers la flaque de neige fondue qui résidait sous ses pieds. Hannibal passa une main rêche dans les cheveux de Lucien dans ce qui aurait pu être interprété comme un geste affectueux, puis tira sur les boucles blanches brusquement. Il le dépassa en riant toujours plus fort, Hector arborait son demi sourire moqueur et disparu à son tour dans l'allée, Lucien osa enfin lever la tête et eut un soupir soulagé.

            Ils n'étaient pas méchants pour ainsi dire, mais entretenaient plutôt une relation difficile avec leur neveu. Lucien se rappelait des moments de complicité où on lui avait appris à tirer au fusil ou à jouer aux cartes. Ils l'avaient emmené partout quand il était plus petit, lui enseignant les bases nécessaires pour entretenir le domaine ou comment monter à cheval.

            Hector était un colosse aux cheveux noirs, comme le reste de la famille et le meilleur pêcheur de l'île. Il appartenait à cette ancienne classe d'élus qui sentaient respirer leur bateau et appeler leur maîtresse, la mer. Il nageait avec une puissance de dieu parmi les vagues d'un océan froid et savait tout faire, aussi bien plonger en apnée pour la récolte de perles que construire des pièges à homards. Hector était le premier fils de la fratrie, il avait une arcade prononcée, des jambes fuselées et un regard frontal qui mettait à nu ses pensées. Il avait l'allure et la grâce d'un chasseur et une peau usée par le vent, rongée par le sel, épaisse et tannée come du cuir. Il était beau, des lèvres charnues accentuaient une mâchoire forte et dissimulaient deux rangées de dents acérées, capable de déchiqueter la chair d'une bête féroce. Il n'avait pas beaucoup d'affection pour Lucien qu'il trouvait trop précieux, trop fragile dans ses airs. Il était solide, brut, et peut être bien un point bestial.

            Ce n'était pourtant pas lui dont se méfiait Lucien. Il avait appris au cours de sa vie que le lion solitaire n'est pas toujours le prédateur le plus inquiétant de la savane et que la ruse triomphait souvent sur la force. Hector était un être d'action, un homme dirigé par ses pulsions, dominé par ses peurs et ses désirs. Hannibal, lui, était la véritable bête noire de Lucien. Des traits plus aristocratiques, semblables à ceux de son neveu, mais infiniment plus beaux, il avait un air sournois, des yeux malins, un regard vif et une agilité linguistique qui transformait la parole en art. Son père se plaisait à raconter qu'il avait prononcé ses premiers mots à seulement quelques mois et que depuis il ne s'était plus arrêté de parler. Il avait, sur le corps, fait tatouer des chapitres entiers de ses œuvres favorites, parmi lesquelles figuraient un réquisitoire de Sénard, des quiproquos de Molière ou encore des tirades dithyrambiques obscures. Séduisant, il avait conquis un grand nombre des filles du village dans sa jeunesse par ses mots soignées, ses lyrismes et poèmes. Mais sous l'épaisse carcasse du personnage qu'il s'était construit vivait le monstre. Le pantin ne franchissait jamais la porte d'entrée, il quittait l'exosquelette comme on quittait ses bottes, le laissant à l'entrée et alors la parole devenait une arme redoutable, dangereuse et néfaste à tous ceux qui l'encouraient. Lucien savait depuis longtemps qu'il n'était pas cultivé, que ses manières laissaient à désirer, qu'il était trop large, trop haut, trop costaud, trop bête, tout simplement trop. Mais cela, Hannibal le savait aussi et ne manquait pas de lui rappeler par de brèves boutades. Sa langue de vipère rendait l'homme malicieux et en mordant autant, il avait fini par avaler son propre venin, le transformant en monstre chimérique, mi-homme, mi-serpent, mi-noirceur, mi-désespoir. Néanmoins, Lucien le voyait encore quelques fois, tard dans le salon, avec une bouteille de vin dans la main et son regard si triste, si affreusement, complètement et inextricablement malheureux qu'il attendrissait même le bouc émissaire. Donc, Lucien encaissait les coups, laissant la vieille bête rugir et griffer, s'agrippant de toutes ses forces à sa gloire ternie, sa splendeur passée. Ils avaient entre eux un accord muet leur permettant d'évoluer ensemble sous le même toit. Cela suffisait amplement.

            Lucien jeta un œil au soleil, plissant les yeux et en conclut qu'il n'était pas loin de midi. Par habitude, il s'assit à l'ombre des juniperus et sortit son repas. En attaquant la première bouchée de pain, il réalisa qu'il y avait encore, à cette heure même, une fille dans la grange. Il se précipita vers la large porte coulissante et trouva Pandore debout, ses doigts glissant d'un outil à l'autre. Elle fredonnait, quelques paroles d'une chanson populaire émergeant parfois de sa bouche. Elle leva vers Lucien ses yeux et continua ses pérégrinations.

— Tantale, l'accueilli-t-elle. Elle était bien plus calme, les volants de sa robe ondulaient à chacun de ses pas dans un frou-frou de soie. Elle avançait pieds nus dans la paille et la poussière laissant son regard planer sur les marteaux, les masses, les gants, les sécateurs et ses doigts frôler tournevis et seaux à vendange. Ses cheveux flottaient autour d'elle et elle était si gracieuse que Lucien n'était pas sûr que ses pieds touchassent le sol. Alors qu'elle continuait de fredonner, distraite par son nouvel environnement, il en profita pour se changer.

            Il se mit à défaire sa salopette rapidement, il la plia, la rangea et ôta son haut trempé qu'il plia et rangea à son tour. Il retira ses chaussettes et son slip et sortit d'un casier en bois encastré dans le mur un Blue jeans raccommodé tant bien que mal et un vieux pull en laine dévoré par les mites qu'il enfila rapidement.

— Où vas-tu ? Pandore le dévisageait, un sourcil arqué et croisant les bras sur sa poitrine. Lucien déglutit. Il se mit à se balancer sur ses talons en tenant sa casquette entre ses grosses mains.

— Au village, je serais de retour bientôt.

            Il enfila une nouvelle paire de chaussettes avant de secouer la tête violemment, se débarrassant des quelques grumeaux de neige fondue qui demeuraient. Ses boucles blanches retombèrent dans son cou sagement, quelques gouttes d'eau coulant le long de sa nuque dans son pull sans qu'il y prête attention. Il mit sa casquette, comme à chaque fois qu'il s'en allait en ville, et fit les lacets de ses bottes. Anastasia eut un soupir offusqué, bientôt, elle connaissait sa version de bientôt ! Elle avait passé des heures, seule, dans cette vieille grange et ne supportait plus l'isolement.

— Je veux venir. Elle avait l'habitude d'obtenir ce qu'elle voulait de tout le monde, dans un tel cas, elle n'avait pas l'habitude des formules de politesse pour exprimer ses désirs. Lucien la trouva directe, mais n'osa pas faire de remarques désobligeantes, de peur qu'elle se referme sur elle-même. Au lieu de cela il se contenta de se retourner, prenant une paire de gants troués et se dirigea vers la porte.  

— Ce n'est pas une bonne idée, lança-t-il par-dessus son épaule en faisant coulisser la porte. Il sentit une longue main fine se poser sur son bras épais. Elle sentit sa peau ferme et ses muscles tendus sous sa main hésitante.

— Je voudrais venir s'il-te-plait Tantale.

            Il aurait pu la plaisanter sur sa mémoire des bonnes manières mais dès la seconde où sa peau avait touché la sienne, il savait qu'il l'emmènerait où elle voulait. Elle se dit que ce simple contact n'était en rien ce que décrivaient les livres. Pas de courant électrique, de nœuds dans l'estomac ou de rougissement. Non, ce toucher, c'était une promesse entre deux amis qui ne s'étaient pas encore rencontrés. C'était le passé et l'avenir venus se serrer la main, sachant tout deux ce qui attendait le présent. C'était la main d'une fille sur le bras d'un garçon et la réaction chimique qui en découle. C'était tout et rien à la fois mais si cela était tout alors le tout était infinitésimale et si cela n'était rien alors le tout ne pouvait surement pas exister ou bien alors Anastasia Ciredétay et Lucien d'Ecoute-s'il-pleut éclateraient sous une telle pression. Où peut-être qu'ils la supporteraient et se métamorphoseraient en deux diamants aux facettes réfléchissantes. Deux diamants dans un ciel de velours noir. Deux riens dans un tout, deux tous dans un rien. Ils étaient matière tangible puis molécules flottantes. Ils étaient eau passant d'un était liquide à un était solide, ils étaient flocons fous dansant à un rythme effréné. Ils étaient neige.

            Alors voilà comment ils se retrouvèrent dans le camion chargé de fruits et de légumes, Pandore portant une salopette et un pull de Lucien, ainsi que sa veste en cuir et une casquette d'où dépassaient ses cheveux. Ils étaient silencieux bien que sa main n'ait pas quitté Lucien et Anastasia s'inquiétait en voyant la route étroite recouverte de verglas qu'empruntait le bonhomme de neige. Plusieurs fois elle ne sentait plus les pneus s'accrocher au sentier, elle basculait son regard vers Tantale qui braquait alors le volant en jurant avec un accent si prononcé qu'elle ne comprenait pas toujours ce qu'il disait alors qu'il redressait la voiture. Elle avait fixé son regard sur la fenêtre, s'imprégnant de ses alentours et ce qu'elle y vit la perturberait toujours.

            La neige. Il n'y avait qu'elle, la lande des murmures était une vaste banquise où une neige fraîche, décaillée habillait le paysage desséché. Les dunes couleur perle coiffaient les anciennes terres agricoles qu'un vent frigorifique puissant avait assassiné. Le blanc brillait si intensément qu'Anastasia fut obligée de détourner les yeux.

« C'est pour ça qu'on l'appelle or blanc, elle scintille ». Tantale continuait de regarder la route, les deux mains sur le volant, sa casquette vissée sur sa tête si bien qu'on ne voyait presque plus ses yeux. Pandore ne répondit rien, laissant ses yeux s'accoutumer à la lumière blanche de l'île. Le ciel était gris ce jour-là et seul le hurlement du vent se faisait entendre.

            Ils arrivèrent dans le centre-ville de Sneg. Le jour de marché animait le village qui grouillait d'habitants aux chapeaux colorés et aux lourdes écharpes en laine. Sur la place de la mairie des tréteaux reposaient sous des tentes blanches. Lucien se gara au fond, comme d'habitude et fit signe à Pandore de l'aider à débarrasser le camion, il avait la plus large tente et plusieurs planches sur lesquelles présenter ses cagettes. Personne ne vint le saluer. Faith, Hope et Grace Belleville se promenaient, bras-dessus bras-dessous, dans les allées, parlant dans leur étrange dialecte. Lucien leur sourit alors qu'elles s'approchaient de son étale et se mirent à tâter les pêches de leurs doigts noueux. Elles prirent une cagette, un air satisfait planant sur leurs traits tirés. Anastasia se rendit compte que tous les habitants de Sneg étaient dotés d'une peau usée, de traits creusés par le froid, usés par le gel constant. Ils étaient aussi pâles, leurs cheveux épais et souvent noirs contrastant avec leurs yeux clairs. Elle réalisa à quel point Lucien sortait du lot et le vit discrètement enfoncer sa casquette sur sa tête. Elle apprit surtout que Tantale connaissait tout sur tout le monde et qu'il fredonnait sans cesse, comme pour faire taire le monde entier qui tournait vers lui des regards moqueurs.

            Tantale, lui, se dit que Pandore ne savait rien de rien. Ni porter les cagettes, ni choisir les bons fruits, ni rendre la monnaie. Peu importe. Elle était là. Non, mieux encore et plus simplement, elle était. Exister, c'était donc cela. C'était être, paraître, s'offrir aux autres, se savoir seul, n'avoir qu'un seul regard à jeter sur le monde et apprendre à s'en contenter. Elle tira sur le col du pull qu'elle portait et renifla avant de se frotter les mains. Le jeune homme n'avait pas manqué de remarquer les regards curieux du reste du village, leurs œillades de rapaces guettant l'instant idéal pour dévorer leur proie. Mais, voilà, c'était Sneg, personne ne poserait de question à Lucy le lépreux, Lucy l'analphabète, Lucy le monstre. Ils continueraient de tourner autour de l'étale, à s'intéresser aux légumes tout en cherchant à accrocher le regard de l'inconnue descendue du manoir et le jeune homme laissa échapper un éclat de rire trivial qui fit sursauter tous ceux autour. Il venait de réaliser plusieurs choses : Tantale se reposait sur son trône infernal en croisant les bras derrière sa tête, désinvolte, l'air de dire « qu'elle soit leur supplice autant que le mien ». Lucy se berçait au fond du canapé, les yeux rivés sur sa tante inquiétante qui lui murmurait « Trop fort et elle s'effritera entre tes doigts, pas assez et tu ne la reverras jamais ». Mais enfin, une troisième voix émergea, c'était une ombre qui paradait le nez en l'air dans les rues de Sneg et elle s'arrêta rien qu'un instant, un sourire s'étirant d'un bout à l'autre de son visage, devinant la vérité, « tu l'as sauvée, tu l'as baptisée, tu l'as nourrie et habillée et voilà que c'est toi qui renaît ».

            Impossible de savoir ce qui surprit le garçon le plus : le fait qu'une ombre puisse sourire ou que le filet de voix qui s'en échappa n'était ni celui de Tantale, ni celui de Lucy mais le sien. C'était la carcasse abandonnée de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut, ce fascinant étranger que tous avaient vu grandir puis rétrécir jusqu'à ce qu'il ne devienne rien d'autre qu'un autre flocon au milieu d'une avalanche, rien d'autre qu'un autre nom dans un roman dont il n'était pas le héros. La nuit commençait à tomber. Le grand petit homme leva les yeux et admira le croissant de lune qui illuminait le ciel.

—A quoi tu penses ? Pandore suivait son regard, sans comprendre. Il baissa les yeux et grimaça paresseusement.

—La nuit sait sourire.

            Anastasia fronça les sourcils et détourna rapidement les yeux du ciel, la peur de le découvrir vide la hantant. L'air pur de la ville lui brûlait les bronches et faisait perler des larmes aux coins de ses yeux. Elle s'interdit de pleurer, tout d'abord parce qu'elle détestait les pleurnichards et ensuite parce qu'elle craignait que ses larmes ne gèlent sur ses joues immédiatement, compte tenu de la température. Le marché se vida et bientôt il ne restait qu'eux deux.

            Ils rentrèrent et Tantale laissa Pandore dans la grange. Pour la première fois de sa vie, Anastasia Ciredétay ne pouvait dormir. Il faisait froid et elle était seule, il y avait tant de bruits qu'elle ne savait qu'en faire. Pourtant chez elle aussi il y avait du bruit la nuit mais la neige était assourdissante tant elle tombait vite. Elle passa cette nuit, les yeux rivés sur le plafond, les jambes contre le mur, frissonnant jusqu'à l'épuisement, attendant que le sommeil la prenne pour une heure. Le halo du soleil n'avait pas encore eu le temps de s'infiltrer sous la porte coulissante que celle-ci s'ouvrit doucement.

            Tantale en jean troué, bottes fourrées et pull en laine moutonneux, sa fidèle casquette déjà bas sur ses yeux, entra en chantonnant. Il vint s'adosser à la porte du box où Pandore était allongée et posa des vêtements devant elle. Il lui dit qu'ils apparentaient à sa mère, elle le remercia et les enfila devant lui, nullement gêné par son corps. Il aurait sans doute dû détourner les yeux, mais il n'en fit rien, en fait se dit-il, c'eut été un crime que de ne pas la regarder, elle qui était si clairement taillée pour cela. Alors, les deux étrangers, qui s'étaient étrangement habitués l'un à l'autre, sortirent dans les champs encore ronflants du manoir d'Ecoute-s'il-pleut.

            Celui qui jamais n'a mis pied dans un champ, n'a marché dans la terre labourée, a senti entre ses doigts la poussière argileuse, ne s'imagine pas la cruauté de la nature ni même sa magie. Car dans le domaine, il s'agissait bien de magie. Une poudreuse bien propre, épaisse de trente centimètres recouvrait Sneg et alors que rien ne poussait dans le centre-ville, que tout était mort aux bois de lune et que la lande des murmures était déserte, Lucien fut heureux de voir que les petites vignes prenaient, que le verger prospérait, que le blé était haut et le potager fourni. Leurs terres ne respectaient aucun cycle, jamais la récolte n'était mauvaise et le grand garçon se dit que s'il ne s'occupait pas du domaine, celui-ci continuerait à ravitailler les Snègiens.

—Il faut essimer le grenache et ramasser les salades. Les tomates doivent être arrosées sinon elles vont se mettre à tomber et elles sont encore trop vertes.

            L'invitation était là mais Pandore resta interdite et préféra s'assoir sur la botte de foin au pied de laquelle dormaient Castor et Pollux. Tantale se mit au travail et pendant plusieurs heures, elle resta les bras croisés à le regarder. Puis, il y eut un hennissement. Elle tourna si vite la tête qu'elle faillit en perdre l'équilibre, soudain dans un bond gracieux elle était à terre et marchait vers les chevaux dans la cour. Elle vit de grandes bêtes souris et baie s'agitant dans leurs boxes encore sales. Elle prit une fourche et une brouette à proximité et commença à nettoyer.

            Lucien leva la tête, sécateur à la main pour réaliser que sa nymphe n'était plus là. Quand il entendit les chevaux, il commença à s'avancer vers la cour mais quand il n'entendit pas le son du clavecin dans le manoir, il se mit à courir.

            Helena jouait depuis toujours. Elle était douée. Mais quand la petite Evangeline était arrivée, elle s'était mise à jouer plus violemment, plus longtemps tous les jours. Car sa belle-sœur, tout comme le roi Midas, transformait en or tout ce qu'elle touchait et le clavecin ne faisait exception. Elle jouait non pas bien mais divinement bien, elle n'était pas belle mais céleste et ne se contentait pas d'aimer mais d'adorer. Helena dont les airs, les cheveux noirs et épais et les yeux clairs lui faisaient ressembler à une jeune Elizabeth Taylor détestait Sneg et le manoir d'Ecoute-s'il-pleut. Mais la haine de sa jeunesse s'était vu grandir en un amour fou. Si le domaine brûlait, elle brûlerait avec. Elle refusait que Lucy ne s'occupât du manoir, il tombait en décrépitude, tous comme ses habitants et Helena arpentait les décombres, un sourire sur les lèvres. Elle passait ses journées à jouer de ce maudit clavecin, à tenter d'égaler un fantôme, les mains agiles toujours trop dures, trop violentes. Parfois, une note manquait, Helena avait arraché deux touches qu'Hadrien avait gravées pour son premier anniversaire de mariage avec Evangeline.

            La scène fut diabolique. Les monstres se cachent dans les choses les plus insignifiantes. Alors que le bambin aux cheveux blancs marchait timidement dans le salon, s'aventurant dans les jambes de son grand-père, il perdit son équilibre. Sa petite main potelée vint se rattraper au clavecin qui laissa entendre un accord faux. Lucien avait alors montré du doigt les lettres incrustées dans le bois des touches, phalanges blanches coiffées d'ivoire. Le babillement émerveillé qui s'échappa de ses lèvres déjà vieux-rose fit lever les yeux à sa tante dont le dé à coudre tomba du doigt quand elle vit son précieux clavecin ainsi défiguré.

            Elle se mit à hurler. De ce hurlement, Lucien garda un souvenir d'épouvante et l'entend encore en menant les porcs à l'abattoir. Elle s'arracha les cheveux, pris une hache et la porta au clavecin. Elle brisa le nez d'Hannibal d'un coup de coude et se fut finalement Hector qui réussit à l'arrêter.

Entre eux, il y avait toujours eu un grand amour. Frère et sœur étaient inséparables, complémentaires dans leurs vertus comme leurs vices, sourires en couteaux et regards sanguinaires, ils étaient de ce vieux Sneg à présent sous l'eau qui aimaient les racontars et médisances villageoises. Parfois, ils descendaient ensemble au village, pour le banquet d'Edelweiss ou autre tradition, et se tenaient serrés l'un contre l'autre, comme s'ils se préparaient à braver une tempête qui faisait tourner vers le ciel des yeux inquiets partout où ils allaient. Elle avait une ombrelle et un chapeau à frou-frou dont une dentelle fine voilait ses yeux, sa robe noire (car Helena était en deuil et tout le monde se demandait de qui depuis des années) frôlait ses chevilles à chaque pas lancinant. A ses côtés, Hector la regardait, mais quiconque les connait vous dira qu'il ne lâchait jamais sa sœur des yeux trop longtemps. Il avait pour elle une admiration béate, inexpliquée et inexplicable qui intriguait autant qu'elle alarmait, une fascination non pas masculine mais bestiale, canine, oui ! c'est cela ! il était le chien aux talons de son maître. Ensemble, ils ricanaient, ne communiquant qu'à demi-mots, se connaissant trop bien pour que les phrases ne doivent être complètes. Tuvache qui avait soigné Hector à maintes reprises, le pêcheur s'étant pris plus d'une fois le pied dans un nid d'oursins ou un crochet dans la joue, disait souvent qu'Helena était avant tout son amante et sa mère avant d'être sa sœur et sa femme. Parole qui faisait frissonner de dégoût ses clientes. 

Ce jour-là, Hector avait tiré dans ses bras sa sœur et celle-ci avait hurlé , les poings serrés autour de la chemise en lin de l'amour de sa vie. Il l'avait laissée hurler. Pendant des heures. Personne ne s'était occupé du petit Lucien qui pleurait parterre à côté du clavecin, des echardes dans les jambes parce que personne n'avait pensé à le déplacer alors que sa tante détruisait sa mère. Son grand-père s'était enfermé dans sa bibliothèque et Hannibal épongeait le sang de sa chemise. Pour ceux qui n'ont jamais entendu hurler pendant plusieurs minutes une femme hystérique, il s'agit du cri coupe-gorge de la nature quand un lion dévore une gazelle, quand des chiens se mangent entre eux ou que les hommes se mutilent. Il dure des heures. Alors ce cri, l'on vous dira qu'il sembla durer des jours et Lucien, un regard hanté, vous dira qu'il dure encore. Car depuis, chaque jour, le bruit du clavecin lui rappelle le hurlement d'Helena.

Il arriva dans la cour et trouva Pandore assise sur le bord du puit. Elle se lavait les mains dans le seau en bois, s'en passant parfois dans la nuque ou encore s'en versant dans la bouche. Lucien voulut boire à ses lèvres mais décida plutôt de lui dire qu'elle était trop près de la maison et que sa tante ne jouait pas. Mais alors, il se passa une chose inouïe. Alcibiade, un grand cheval souris s'avança vers la jeune fille. Lucien réalisa alors qu'ils étaient tous libres dans la cour et enleva sa casquette d'un geste brusque. Alors, Pandore eut un rire adorable, se dressa sur le bord du puit et leva les bras, offrant au ciel jaloux son beau visage lumineux. Elle était pieds nus, habitude qu'avait commençait à remarquer Lucien, et tournoyait adroitement sur le muret en pierre, faisant le tour du puit sur la pointe des pieds, ne perdant jamais son équilibre. Les chevaux se mirent à trotter calmement les uns derrière les autres autour du puit, formant un cercle serré autour de leur jeune maitresse. Elle tendit une jambe, se pencha légèrement en avant et tapa trois fous des mains, chaque fois plus haut. Elle sauta et recommença, elle dansait et riait et Lucien s'assit en tailleur à même le sol, regardant.

Emerveillé, le géant la voyait virevolter, si légère, comme la neige. Celle-ci tombait au rythme de ses pas, des flocons si fins qu'ils étaient comme une avalanche de paillettes ou de brillants. Elle chantait et soudain elle sauta sur le dos d'Alcibiade, s'attachant à sa crinière, elle le reconduisit vers l'écurie au pas, les autres la suivant sagement tandis qu'elle s'allongeait sur le dos du cheval, sa tête se balançant suivant le mouvement de hanches de sa monture. Quand elle ressortit, Tantale lui tendait une jonquille qu'elle prit en riant et esquissant une révérence.

Il s'en alla ainsi près de trois semaines. Il travaillait, elle s'occupait des animaux et ensemble, à midi, ils se couchaient sous le juniperus et mangeaient. Tantale avait un gros appétit, véritable ogre, cela lui demandait du mal de penser à laisser une partie de son déjeuner à son amie. Il ne lui demanda jamais où elle avait appris à faire cela avec les chevaux, cela lui avait semblait si naturel, si innée qu'il se dit qu'elle devait être née en sachant le faire. Alors, la vie, du moins ce qu'ils en connaissaient repris et ils s'en contentaient.

Puis, un jour, Pandore, qui était allongée dans le champ de blé, parmi les épis, prit un air dépité et s'exclama,

—Il n'y a vraiment rien à faire dans ce trou. Elle soupira lourdement pour appuyer son propos et retomba sur la bâche épaisse. Tantale arrêta son geste et balança la faux par-dessus son épaule.

—Que veux-tu dire ? Il y a eu le marché. Elle soupira à nouveau, exaspérée.

—Oui, le marché, le travail, le marché, le travail... Tu fais quoi d'autre ?

            Depuis quelques jours, elle le tutoyait. C'était si doux de l'entendre se sentir proche de lui que Tantale en oubliait son français. Il repensa aux chevaux, il savait que ce soir, à la pleine lune, il lui fallait sortir et un seul choix demeurait : l'emmener ou pas ? Pas dupe, Pandore se redressa vite en le voyant réfléchir. Contemplatif et rêveur, Pandore avait appris à ignorer les regards absents de son Tantale mais à présent il semblait se disputer avec lui-même, incertain.

La jeune femme se leva et se mordit la lèvre, comme pour s'empêcher de sourire. Elle marcha à tout allure jusqu'à se retrouver nez à nez avec son bonhomme de neige. Elle sentit son souffle chaud balayer ses cheveux et elle posa une main gantée sur son torse, empoignant sa chemise d'un geste sur lequel planait une note de désespoir.

—Montre-moi.

            Et il lui montra.

            Parce qu'il en était ainsi entre eux.

Ce soir-là, les deux insomniaques se rendirent au centre-ville de Sneg. Ils dépassèrent les rues pavées du village et rejoignirent à pas feutrés, la nuit leur alliée, le bout du parc où trois choses se détachaient de la neige éternelle : un lac, un carrousel et un arbre.

            Une neige fine, lente et régulière tombait, endormant Sneg sous un duvet de coton brillant. Les grands flocons virevoltaient et les étoiles fondaient sous le halo platine de la pleine lune. Au loin, le vent vitupérait violemment suivant le va et vient des vagues. Pandore regardait le grand lac qui, pour une raison ou une autre n'avait pas gelé. Noire de nuit et d'oubli, le lac accueillait des plantes qui flottaient à la surface d'une eau sinon immobile. L'ombre de Tantale s'étirait jusqu'à la rive, il fixait l'eau stagnante par-dessous sa casquette, ses grosses mains fourrées dans sa salopette. Pandore s'approcha timidement, craignant que son impatience n'irritât le grand garçon, qu'elle savait pourtant plus doux que beaucoup d'hommes. Il se retourna et demanda doucement,

—Tu veux voir quelque chose ?

            Pandore répondait rarement non. Il hocha la tête, comme pour s'assurer qu'elle était d'accord et retira son couvre-chef qu'il rentra dans sa poche-arrière, habitude que commençait à reconnaitre la jeune femme. Ses cheveux blancs trahissaient la nuit qui les entourait, il se gratta la tête, l'air penaud puis entreprit de retirer sa salopette.

            Peut-être ne l'eut-il pas tant intimidé ce premier jour dans la grange s'il n'avait pas été aussi grand. Il prenait de l'espace : tout était développé, les bras, les cuisses, le torse, tout envahissait. Il le sentait, elle s'en rendait compte à la façon dont il courbait les épaules, refusant de se tenir droit, rentrant la tête entre les épaules et fléchissant les genoux. Quand il se retrouva en caleçon devant elle, il eut l'air d'hésiter, il ne l'enleva pas.

Il passa un long moment-là, debout devant elle à attendre, fixant un point à côté de sa tête de façon à ne pas la regarder. Cela parut étrange à Pandore, il aimait la regarder. Elle en profita néanmoins pour le contempler, il était facile de voir qu'il ne ressemblait pas aux autres. Ses cheveux si blancs et ses yeux ambre ne faisaient rien pour aider. Ses deux mètres dix, ses grandes dents, ses longues jambes, le moindre centimètre fuselé, assemblé comme une arme, il était plus bête qu'homme.

Mais ça lui allait bien, elle qui était plus bête que femme.

Une peau épaisse et des os durs, il était le carnivore, le prédateur, la chimère de Sneg : yeux de lynx, corps d'ours ou de rhinocéros, l'air mauvais des gros félins, il faisait animal sauvage sorti de sa cage. Il était une bête de cirque. Mais, même sachant ce que pensait le village de lui, Pandore ne pouvait s'empêcher de penser au clown triste en voyant le gaillard, si énorme qu'il ne laissait aucune place aux autres, isolé et humilié, elle l'imaginait en classe, ses longues jambes ne rentrant pas sous les tables, se prenant tous les cadrans de portes et moqué par ses pairs qui le trouvaient lourd et gauche, lui qui était pourtant si fin, si adroit, capable de faire de si belles choses. Elle repensait à sa fleur de pêcher sculptée. Elle trouva le monde très froid face à ce garçon.

Il plongea dans l'eau.

Elle eut à peine le temps de cligner, ses gestes puissants le conduisirent au milieu du lac où il fit un signe de la main à Pandore. Celle-ci retira rapidement ses affaires, sentit le froid lui mordre la peau, enfonçant ses crocs dans sa chair, elle frémit. Puis elle se jeta à l'eau dans un geste fluide, elle nagea jusqu'à Tantale qui remuait lentement les bras, des moulinets réguliers qui brassaient l'eau auparavant si calme. Ils plongèrent tous deux, retenant leurs souffles et Pandore dut remonter à la surface en voyant ce qui reposait au fond du lac.

—C'est une ville ?

—C'est le vieux village, Bédivère l'a inondé pour construire un barrage. Ils plongèrent à nouveau, Tantale pouvait y rester longtemps, Pandore ignorait si cela venait de ses poumons, sans doute plus grands, ou l'habitude d'explorer.

Parfois, pour lui permettre de ne pas remonter, il venait coller ses lèvres contre les siennes, lui donnant un peu d'air. Quand il faisait cela, elle n'avait plus froid, elle laissait son souffle tiède envahir sa bouche dans une exhalation délicieuse.

La lune inondait le lac à présent. Le village sous-marin apparaissait comme Atlantis. La flore étreignait la pierre grise dans ses griffes aqueuses et pour la première fois Anastasia vit Sneg sans neige. Le patelin lui sembla banal. Elle remonta à la surface et se mit à rire : le village sous-marin lui semblait plus normal que Sneg enneigé. Tantale la rejoignit et eut un doux sourire en la voyant rire.

Lucien lui montra la grosse cloche baptisée La Comtesse qui avait sombré. En or, elle illuminait le reste du vieux Sneg oxydé et rouillé. Ils sortirent de l'eau en entendant l'horloge sonner minuit.

—Tout le monde la pense hantée, elle ne sonne plus depuis le premier jour où la neige tomba. Du moins, c'est ce qu'on dit. Il frotta ses cheveux à l'aide d'une serviette puis épongea ses jambes et son torse, alors qu'il s'apprêtait à la passer par-dessus ses épaules, il vit sa Pandore chevrotante.

—Je peux ?

            Il dit cela timidement. Depuis leur rencontre, Tantale alternait entre des gestes brusques et une voix douce. Il craignait qu'elle ne prenne peur, comme à leur rencontre. Elle hocha la tête vigoureusement et il l'entoura de sa serviette humide, mais avant de pouvoir reculer, elle vint se nicher dans ses bras. Il lui tapa maladroitement dans le dos, elle soupira. A ça aussi, il s'habituait.

—Non, comme ça ; et elle mit ses bras autour de lui, le serrant contre elle, ses membres fins peinant à envelopper le garçon. Il y en a simplement trop, se dit-elle. Mais, dans ses bras, elle se dit qu'il en fallait plus que d'habitude pour s'occuper d'elle et elle eut un sourire énigmatique qui hante encore Lucien aujourd'hui.

            Après de longs moments, elle se mit à s'habiller, enfilant la chemise et la jupe que Tantale avait récupérées. Elle allait pieds nus parmi la neige. Elle s'immobilisa en voyant son bonhomme de neige.

            Il portait un pantalon en velours noir et une chemise assortie, autour de son cou, une cape lourde et sentant le moisi reposait sur ses épaules, dessus était brodée le ciel. Enfin, un masque de physicien du temps de la peste masquait ses traits, un bandana sombre et un haut de forme poussiéreux noircissant sa tête. Seul ses yeux, deux lucioles, brillaient encore et Pandore réalisa pour la première fois toute la lumière que dégageait le garçon.

            Ils se fixèrent longuement, lui, penaud, les mains dans le dos et basculant sur ses pieds et elle, une main sur la bouche retenant un sanglot ou un fou rire, le jury décidait encore. Elle opta pour le rire.

—Mon Dieu, que portes-tu ? Il leva les yeux au ciel et eut un demi-sourire diabolique,

—Commence pas.

            Elle en resta stupéfaite. C'était comme une autre personne. Sûr de lui et dangereux, il allait tel un félin vers le vieux carrousel. Elle le suivit, éberluée. Puis, elle comprit. Autour d'un vieux pommier sur paré comme un sapin de noël païen attendaient une vingtaine de jeunes, entre huit et dix-huit ans. Ils étaient en chemises de nuits, leurs bonnets encore sur la tête et leurs bottes en caoutchouc aux pieds. Les plus petits serraient parfois de vieilles peluches. Les plus grands, attendaient, la tête rentrée dans les épaules telles des vautours. Alors Lucien se dressa sur le carrousel et fit un demi-tour en se tenant à la barre dorée d'un cheval en plomb à la gueule ouverte. Il resta à les regarder un moment.

—Qui cherchez-vous comme ça, les enfants ?

Tous se retournèrent et quelque chose de fébrile planait dans l'air. Pandore avait rabattu un voile noir sur sa tête et s'était glissée dans la foule. Elle le vit, charismatique et séduisant, prendre un paquet de cartes qu'il se mit à battre furieusement, spectaculairement. Tous étaient interdits, mais non de surprise, ils guettaient quelque chose.

—Est-ce pour Bédivère que vous êtes venu... parce que je ne le vois pas. Il joignit le geste à la parole en portant une main à ses yeux en visière. Les enfants, leurs sourires dévorant leurs visages répondirent doucement « non ». Tantale prit un air pensif.

—Alors ce doit être Bonaventure qui vient faire un sermon ? Il s'accouda à un des petits chevaux aux airs effrayés et prit un air ennuyé. Une fois de plus, les enfants répondirent « non », mais plus fort.

—Les trois parques pratiquent-elles la sorcellerie à cette heure même ? A cette question, les enfants crièrent « non ». Alors en un bond, il se retrouva sur le bord du carrousel, l'avant du corps basculé dans la foule.

—Est-ce pour le vieux Erostrate que vous venez ? Est-ce pour le bruleur de ville que vous priez ? Est-ce pour le chercheur de gloire que vous criez ?

            L'air semblait électrique et la neige tombait à peine, retenant elle aussi son souffle. Les enfants chuchotèrent « oui » et alors le carrousel se mit en route et des lumières roses et bleues et oranges vinrent illuminer le dénommé Erostrate qui faisait tirer des cartes aux enfants qui réapparaissaient dans les poches des voisins. Il tirait de son chapeau un lapin et faisait voler des papillons en papier.

            Mais surtout il racontait. Chaque spectacle était une histoire, les enfants, grands et petits écoutaient, les yeux luisants et la bouche ouverte. Pandore ne faisait pas exception. Ce soir, ils semblaient d'autant plus fascinés. Il parlait d'un génie, une femme d'une beauté rare qui exauçait des vœux, il y avait des chevaliers et des guerres. Il avait une façon de s'exprimer, de choisir ses mots, d'utiliser son corps, il était magnétique, hypnotisant et quand l'horloge sonna deux heures, tous laissèrent échapper leur souffle qu'ils ignoraient retenir. Ils rentrèrent comme des voleurs chez eux, leurs bottes à la main, euphoriques de leur escapade réussie et se couchèrent.

            Tantale, le masque à la main, attendit. Pandore se mit à applaudir et tourna autour de lui en riant, prenant sa main afin qu'il la fasse tourner.

—Bravo monsieur, bravo Erostrate !

            Il rougit, une plaque rouge gagnant son cou pale. Il lui expliqua qu'il était le magicien de Sneg, que Stanislas Boutondor lui avait offert un livre de tours de magie quand il était petit et qu'il avait toujours était un conteur né.

—Etrange non ? Ils me craignent et me crachent dessus à la lumière mais m'applaudissent et me vénèrent sous le voile de la nuit.

—Tu penses qu'ils ne t'aiment que de loin ?

—Je pense qu'ils me trouvent plus petit, loin, sur scène, moi qui ne suis pourtant jamais aussi grand que sur les planches.

            Alors elle posa la question qui la tourmentait.

—Et personne ne sait ?

—Et personne ne sait. Elle sourit.

            Ils marchaient à travers la lande des murmures quand Pandore se mit à chanter.

— Chut ! Pas si fort. Elle écoute.

Elle fronça les sourcils.

— Qui ça » ?

— Ben, la neige.

— La neige ?

— Ne l'entends-tu pas qui respire et qui nous espionne... Ne chante pas car elle est vicieuse et n'aime que se moquer de nous.

— Et pourquoi diable l'intéressons-nous ?

— Elle n'a rien d'autre à faire. Pandore prit ce petit air renfrogné que Tantale aimait tant. Elle croisa ses bras sur sa poitrine et leva les sourcils, sa bouche se faisant une ligne sévère.

— Très bien, alors dis-moi, quand pourrais-je parler fort et chanter au juste ?

— Jamais.

— Pourquoi donc ?

— Parce qu'elle ne dort jamais. Elle est maudite et doit continuer de tomber. C'est pour cela qu'elle est amère, elle a beau se laisser bercer par le ressac de la mer, elle ne peut s'endormir.

— Elle tombe toujours ?

— Elle n'a pas encore touché le fond.

— Elle est insomniaque ?

— Elle ne veut pas perdre de temps.

— Elle est malheureuse ?

— Elle sait ce qui suit la chute.

— Elle a peur ?

— Non, jamais, ni du vide, ni de l'impact.

— Pourquoi ?

— Parce que le jour où elle finira de dégringoler, elle pourra enfin dormir.

            Ils étaient arrivés à la grange et Pandore se glissa dans le lit aménagé à l'étage, un édredon défoncé et quelques oreillers en plume. Elle attendait un sommeil qui ne viendrait pas et sentait déjà la frustration la gagner. Alors, pour la première fois, Tantale resta.     

Un sourire tout en dents illuminant son visage, il sortit de derrière les produits pour traiter les vignes une boite rectangulaire en plastique gris. Anastasia se rendit compte qu'il s'agissait d'une de ces vieilles radios qu'elle n'avait vu qu'en photo ou alors dans les films d'époque. Il la gardait soigneusement contre son torse et vint s'asseoir dans la paille, en face d'elle. Il mit la radio entre eux, arrangea l'antenne et se mit à tourner des boutons à la recherche d'une fréquence particulière. Soudain, une voix perça le grésillement incessant et Lucien s'immobilisa. On entendait mal, le son était mauvais et parfois il était impossible de comprendre l'animateur mais les deux adolescents se contentaient de coller leurs oreilles aux enceintes et d'écouter jusqu'à ce que la qualité se rétablisse un petit peu. Les Ramones chantaient Bonzo goes to bitberg la première fois qu'Anastasia entendit la radio pirate de Sneg. Lucien lui expliqua qu'il s'agissait d'Apollo Mirésol, et que son père avait construit au sous-sol une pièce entièrement équipée bien que parfaitement illégale afin de diffuser de la musique. Les trente-trois et quarante-cinq tours étaient le doux résultat d'un trafic entre un vieux pêcheur français et Mirésol père.

— Salut tout le monde, vous écoutez Harmonie et la neige est peut-être insomniaque mais pas sourde alors donnons-lui un rythme auquel tomber.

            L'émission durait cinq heures, et cela, toutes les nuits. Père et fils proposaient un palmarès impressionnant de musique et d'actualité. Lucien lui expliqua que tous les adolescents de Sneg écoutaient Apollo raconter blagues carambars et folklore snègienne pendant la nuit. Anastasia pouvait les imaginer, planquer sous leurs couettes, la radio collée à l'oreille ou alors assis par terre dans le salon, priant que leurs parents ne se réveillent pas alors que Johnny Cash venait à peine de commencer Folsom prison blues. Alors, ils s'allongèrent tous deux sur le matelas et écoutèrent dans le silence le plus complet Apollo lire la recette secrète du clafouti de Merryweather Rosewood qu'il avait lui-même dérobé ce matin-là ou encore donner les réponses aux exercices de maths à rendre pour demain. Puis, des morceaux de musique hétéroclites s'entrechoquaient et Anastasia ne pouvait s'empêcher de guetter le son de l'aiguille que l'on pose sur la platine. Elle s'endormit alors que Téléphone rêvait d'un autre monde.

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