Chapitre six : la neige est poésie

« Un homme devient ange ou monstre en vous touchant », V. Hugo


Avant l'amour vint la vanité.

Anastasia cherchait à savoir jusqu'où elle pouvait pousser Lucien, son Tantale. Elle avait commencé par refuser de dormir dans la grange, elle logeait dorénavant dans sa chambre, avec lui. Puis, ce fut au tour d'Erostrate : elle noircissait des cahiers de tours à jouer, d'illusions et d'acrobaties qui illustraient les histoires contées aux enfants du village.

Il ne lui refusait rien.

Alors, elle continuait de pousser.

Elle voulait de lui quelque chose qu'elle ne savait lui demander, quelque chose dont elle ignorait le nom. Alors, elle demandait tout le reste en espérant, un de ces jours, tomber juste. Peut-être Lucien aurait-il mieux compris qu'elle tramait quelque chose si elle s'était montrée pressée mais Anastasia faisait les choses lentement, l'air de rien, toujours avec désinvolture. C'était un fin stratège, elle savait tâter le terrain, anticiper les réponses de Lucien, l'amadouer en conséquence.

L'amour vint comme souvent il le fait, en lisant.

Il n'y avait qu'une chose qui faisait taire Pandore : les histoires de Lucien. Pas celles d'Erostrate, ni celles de Tantale mais les souvenirs d'enfance de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut qui fleuraient bon le parfum de sa mère et parvenaient à ralentir le rythme de la neige. Il admit un soir qu'il aurait aimé pouvoir lui raconter des histoires nouvelles, qu'il y avait sans doute de plus beaux mots que les siens mais qu'il ne les connaissait pas et cela l'attristait.

Pandore n'était pas certaine que quiconque ait été meilleur conteur mais elle garda ses pensées pour elle. Il l'avait abreuvée de mythes gréco-romains, lui avait appris que Pandore était celle à qui les dieux avaient donné tous les dons ou bien celle dont les dieux avaient fait don aux hommes. Les traductions variaient. Elle en fut si émue qu'elle marcha droit dans la bibliothèque et vola autant de livres qu'elle pouvait porter. Ils commencèrent par les exploits d'Athos, ceux de Portos et d'Aramis. Ils se lancèrent ensuite dans la vengeance d'un comte emprisonné, puis l'amour malheureux d'un beau-parleur au grand nez. Ils lisaient par-dessus tout le drame d'un sonneur de cloche monstrueux et d'une gitane aux yeux verts.

Il serait tentant d'écrire qu'en seulement quelques semaines Lucien savait lire.

Mais c'eut été écrire un mensonge.

Lucien ne lisait pas. Pas vraiment.

Lucien écrivait.

En fait, chaque fois que Lucien finissait de déchiffrer un ouvrage, il le refermait, essuyait la sueur ayant perlé sur son front, se tenaient le mains pour en arrêter les tremblements et se levait. Puis, il arpentait la pièce en racontant l'histoire. Il en rayait les passages qu'il jugeait trop longs, en réécrivait d'autres qu'il aurait voulu voir développés davantage, il projetait sa voix aux quatre coins de la grange en adoptant des accents qu'il n'avait pourtant jamais entendu. Il était le critique littéraire le plus dur qu'Anastasia ai jamais entendu et le lecteur le plus émerveillé qu'elle ait jamais vu.

Jusqu'à sa mort, Anastasia Ciredétay ne connaissait de la littérature classique que ce que son bonhomme de neige lui avait raconté et si vous lui aviez demandé de citer les auteurs présents dans la bibliothèque du manoir de Sneg, elle vous aurez répondu que tous les ouvrages étaient de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut. Toute la littérature était venue se loger en lui et pour la première fois de sa vie, Lucien ne se trouva pas 'trop' : il fallait bien cela pour contenir toute l'histoire littéraire.

Si Anastasia aimait qu'il lui raconte des histoires, Lucien aimait qu'elle les mette en scène.

Ils s'imaginaient ailleurs.

Toujours ailleurs.

De préférence, un désert chaud ou sur la plage d'une île tropicale... Mais leur destination préférée demeurait l'orient. Ils en conservaient une image d'arabesques de marbre et de corps savamment dénudés, dissimulés derrière des moucharabiés stratégiquement placés. Pandore nouait un long foulard en soie à sa taille, accrochait un voile afin que seuls ses yeux dépassent, qu'on devine à peine son sourire, faisait cascader ses cheveux dans son dos et se pavanait dans la grange, pieds nus, son soutien-gorge en dentelle se découpant sur sa peau.

Tantale trouvait qu'elle ne ressemblait pas encore aux illustrations des vieux bouquins qu'ils lisaient le soir. Il allait chercher dans le grand placard de sa mère des bijoux. Il la couvrait d'or et de pierres. Elle portait des rubis aux oreilles, des bracelets à maille grecque aux poignets, un diadème orné d'une émeraude taillée en poire plus grosse que son pouce. Elle avait aussi autour du cou un collier : un serpent en or entièrement articulé dont le fermoir le transformait en ouroboros, ses yeux, deux diamants. Aux chevilles, des chaines à breloques. Elle gardait les mains vierges, Tantale aimait les peindre, imitant les motifs au henné. Ils confondaient les cultures, mélangeaient les histoires, créant leur propre monde tinté d'un ailleurs ni tout à fait réel, ni tout à fait fictif. 

Pandore était pleine d'imagination. Quand elle se créait un personnage, elle l'incarnait avec tant de conviction que Tantale se demandait si tout son être n'était composé que de nuages de l'imaginaire. Elle était un souffle onirique allant se concrétiser dans l'autre. Parfois, cela effrayait Lucien qui se blottissait alors contre elle afin d'entendre son pouls, son cœur.

Afin de s'assurer qu'elle était de chair et d'os.

Il fallait chercher longtemps certains jours – Pandore battait bas – et puis le da-dak familier surgissait du néant, cognant contre ses côtes et Tantale respirait enfin. Enfin, pas tout à fait da-dak mais plus daaak. Son cœur poussait un long râle qui s'arrêtait brusquement avant de recommencer une seconde plus tard alors que Lucien paniquait à l'idée que ce ne fut le dernier. Les soirs de grande inquiétude, Pandore s'impatientait et demandait « T'as trouvé ? » et Lucien, le visage enfoui dans ses cheveux, sa main rugueuse contre son cœur répondait, hésitant « Je ne sais pas. Je pense... Je pense que c'est le tien ». Pandore était piquée au vif, « et à qui d'autre veux-tu qu'il soit puisque tu l'entends battre là ? », elle couvrait sa main de la sienne et se laissait aller à un éclat de rire lorsqu'il répondait doucement « J'ai cru un instant que c'était le mien ».

Il lui expliqua une nuit, alors qu'ils écoutaient la radio que son cœur battait en hoquetant. Non pas en deux temps mais en trois.

—T'as le cœur qui valse. J'aurai dû m'en douter.

            Il repartit de plus belle. Quand j'écoute ton cœur, je crois entendre un battement supplémentaire. Mais c'est faible, si faible que j'ignore si je l'ai inventé. Elle rit. Agacé, il renchérit. Ca m'a fait faire du souci petit, je ne pouvais pas dormir, je passais mes nuits à compter les battements, j'avais peur qu'il ne lâche ou pire.

Pire ? demandait-elle, soudain sérieuse.

            Que ce battement ne soit pas à moi. Que mon corps abrite un inconnu. Elle tentait de lui redonner le sourire, il est tellement grand, ça ne m'étonnerait pas...Il est sans doute perdu.

            Lucien ne souriait même pas. Elle posait la tête contre son torse, passant une main dans les quelques poils blancs ondulés et trouvait les mots. Parce qu'elle trouvait toujours les mots. Pas pour les histoires, ni pour les discours à fouetter le sang, mais pour Lucien elle trouvait les mots. Elle écrivit sur le cadre de lit derrière leurs têtes ceux dont il avait tant besoin.

            Peut-être est-ce le mien. C'est un battement à moi qui s'est échappé – cela ne l'étonnait pas, elle dont le corps lui semblait plus poreux de jour en jour – celui que tu pense entendre parfois chez moi en est le fantôme. Quand ton cœur bat, le mien t'imite. Tu existes davantage car tu m'as volé un battement. Tu es doublement réel, et moi, ton ombre.

            Lucien lut et connut une sérénité qu'il n'avait jamais imaginée. Il s'endormit d'un coup, comme si elle lui avait jeté un sort. Oui, l'amour vint en lisant.

            Les nuits étaient remplies de jeux d'enfants.

Elle faisait retomber des vielles nappes et des draps troués, lançait des tapis usés sur la paille et transformait la grange en palais oriental. Tantale, plus hésitant, se contentait de fournir le matériel. Il jouait le rôle qu'elle voulait, pourvu qu'il puisse l'admirer.

Parfois, il était eunuque amoureux, ivre d'un désir insatiable, tombant à ses pieds, embrassant ses chevilles jusqu'à ce que le regard dédaigneux de sa princesse l'achève.

Parfois, il était noble et rentrait pour découvrir que sa nouvelle femme avait massacré son harem avant de se donner la mort, préférant le suicide au mariage. Alors il prenait le poignard recourbé au manche incrusté de pierres et faisait mine de se le planter dans le sein, mourant entouré d'amours. Orgie morbide, sang virginal se mêlant enfin à celui de l'époux dans un tourbillon de haine et de honte.

Et parfois, il jouait le jeune prince, torse nu et sabre à la main, venu chercher son amour de jeunesse enlevée de son village par un vieux sultan malsain. Alors, Pandore se jetait dans ses bras, couvrait son visage de baisers, collant son corps au sien, caressant sa nuque. Oui, parfois il était prince. Parfois pas.

Trois évènements bouleversèrent le petit monde que Lucien s'était fabriqué. Trois incidents survenus sans s'être laissés anticipés : trois marionnettes ayant jailli d'une boite à musique dont la manivelle avait été remontée par une main de génie. Cela faisait des jours que la neige dégringolait du ciel, furieuse. Elle s'était faite hostile, si tassée qu'elle était comme du béton. Elle avait revêtu une armure de stalactites et d'engelures. Elle était tôlée, impardonnable, terrifiante. Personne ne sortait. Les spectacles de magie étaient interrompus.

Pandore marchait.

Toujours sourde au sommeil, elle avait pour habitude de faire les cent pas dans la grange jusqu'à ce que le soleil ne se lève. La neige était partie en guerre contre elle mais Pandore refusait de se laisser vaincre. Alors, elle sortait et elle marchait, chantant doucement jusqu'à atteindre les bois de lune. Chaque jour elle se rapprochait un peu du village, tentant le diable, narguant la neige, la suppliant presque de l'abattre.

Essaie. Juste pour voir.

Plus la ville s'enfonçait dans le froid, le silence et l'or blanc, plus elle marchait. Des enjambées grotesques, un souffle exaspéré, un regard plus polaire encore que toute la banquise environnante.

Oui, au cours du mois précédant le banquet d'Edelweiss, trois évènements survinrent qui renversèrent la boule neige qu'habitait un grand gaillard au sang chevaleresque.

D'abord, il y eut l'armure. Une côte de maille, un blason, une épée et un casque retrouvés dans une malle dans le grenier. Lucien découvrit Pandore dans le hall de la maison principale, portant l'armure comme si elle ne pesait rien, un regard absent, l'épée trainant au sol dans un couinement insupportable. Elle avait refusé de l'enlever pendant une journée entière. Elle demeurait assise dans un coin de la grange, chantonnant sous cape, fixant le reflet de son passé qui dansait dans chacun des flocons. Elle lisait en eux comme d'autres dans les feuilles de thé. Chacun la découpait de l'intérieur, chaque forme unique une parcelle de son âme qu'elle pensait en sécurité dans son corps, enfermée derrière ses côtes, engluée dans son sang, enchainée par ses muscles.

Alors, elle portait l'armure, en espérant mettre un terme aux fugues de son esprit nomade. Mais encore les flocons se collaient aux fenêtres et lui soufflaient des prédictions abjects. Elle ne dormait pas mais elle cauchemardait pour la première fois de sa vie.

            Deux enfants aux grands yeux cernés. Corps malingres et joues creusées, membres maigres et cheveux fins, Pandore ne pouvait se réveiller. C'était eux, Pandore et Tantale en Enfer. Ils étaient nus, toujours nus, Adam et Eve dans un jardin gelé nocturne, n'ayant pour semelles à leurs pieds que des lambeaux de nature, quelques pans de ciel flottant au vent noir. Ils marchaient, épuisés. Ils étaient toujours si fatigués mais le sommeil leur échappait. Chaque fois qu'ils embrassaient la nuit, elle se détournait d'eux, chaque prière au marchand de sable était ignorée et Morphée leur riait au nez, creusant d'avantage leurs joues, noircissant encore leurs yeux écarquillés.

C'était un ciel sadique, une neige perverse, qui leur assombrissait les yeux pour mieux les remplir d'étoiles. Les bourrait de rêves qui blanchissent un paysage terne et qui, par leur clarté, obscurcissent la réalité rêche. 

Ils n'en pouvaient plus de cette neige qui cinglait leur peau, son assaut constant détruisant leurs défenses. Bientôt, ils ne pourraient plus se battre, ils crèveraient l'un contre l'autre dans ce désert, sur cette banquise, si loin de tout. Pandore regardait travailler Tantale et la façon dont son corps étouffait l'espace. Il ne lui restait qu'à le déraciner et à le replanter, il s'adapterait, reprendrait ses couleurs et alors ils seraient libres.

Mais, au fond d'elle-même, une voix chuchotait, ses murmures lui hurlant à l'oreille ce que Pandore craignait : il faudrait le déterrer, lui arracher les racines, car une part de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut appartiendrait toujours à Sneg, et il y aurait du sang.

Cela, elle en était certaine. Leur départ se ferait dans le sang, le leur et celui de Sneg. La neige est bien trop blanche pour ne pas se tacher, pensait-elle amèrement. Eh bien, qu'elle se tache, qu'elle s'empourpre, et au contact de notre sang brulant, qu'elle fonde.

La guerre était déclarée.

            La première bataille se solda par une victoire snégienne. C'était un matin. Lucien s'était rendu à la grange. Elle était vide. Il ne s'en inquiéta guère. Ces derniers jours, elle était souvent vide. Il coupa à travers champs, se mit à sulfater le potager quand une brise maritime vint lui chatouiller l'oreille. Elle passa ses griffes dans ses cheveux blancs, lui murmurant ce qu'il craignait plus que tout au monde: elle partait.

            Alors que d'épais grumeaux sucraient la plage de cristaux hivernaux, Tantale accourut pour voir s'éloigner dans une barque Pandore, vêtue de l'armure de ses ancêtres. Elle ramait à bout de souffle, seule au milieu de la mer. L'écume ourlait son embarcation avec fougue, les vagues menaçant de l'engloutir.

L'impertinente, l'inconsciente, la surnommait la neige en ricanant.

L'intrépide, l'inébranlable, répondait Lucien.

Anastasia, Pandore, hurlait le chevalier par-dessus le vent.

            Elle vit alors son bonhomme de neige, debout sur la falaise, surplombant son royaume glacial et elle comprit. Elle retira le casque, l'armure, la côte de maille. Elle resta dans la barque le défiant du regard. C'était à lui de jouer les chevaliers, elle l'obligerait à être le héros aussi longtemps qu'il faille. Jusqu'à ce qu'il y croit. Elle se laisserait secourir mais seulement parce que Lucien d'Ecoute-s'il-pleut avait besoin d'un sauveur. Elle rentrerait et elle laisserait la neige la raillait mais elle ressortirait tous les jours dans cette barque et elle ramerait tous les jours un peu plus loin et elle obligerait Lucien à venir la chercher.

Elle l'éloignerait de Sneg.

Un pas à la fois.

Elle ne le quitta pas des yeux tandis qu'il rentrait dans l'eau, foulant les flots jusqu'à l'atteindre. Il prit la barque, la tirant jusqu'au rivage, les yeux dangereusement sombres. Il s'assit dans le sable mouillé, les vaguelettes n'osaient même pas lui lécher les pieds. Anastasia demeurait debout dans la barque.

—Tu es méprisable.

—Oui.

—Tu recommenceras ?

—Oui.

—D'accord.

—D'accord.

            Ce petit manège dura des jours, Lucien ne reconnaissait plus son corps. Etaient-ce bien ses jambes qui le portaient chaque matin à travers les flots ? Etaient-ce ses bras qui parvenaient à tirer la barque jusqu'au rivage ? Surtout, étaient-ce vraiment ses mains que Pandore embrassait à tour de rôle à chaque fois qu'elle retrouvait la terre ferme. Il les retournait encore et encore : ces paumes ensanglantées, ces doigts calleux, ces phalanges pleines de cicatrices, ces ongles noirs étaient-ce vraiment les siens ?

Quand ce corps maladroit était-il devenu celui d'un homme ? Plus que cela, quand était-il devenu objet de désir plutôt qu'objet de dégout ? Car elle le désirait. De cela, il était certain. Pour la première fois de sa vie, Lucien était fier de ce corps puissant, capable de susciter l'intérêt de Pandore. Pour la première fois de sa vie, Lucien n'avait pas honte qu'on le regarde.

            Alors survint le troisième incident. Lucien finissait de faire la vaisselle avec application, essayant par tous les moyens d'ignorer ses oncles qui se disputaient à la table de la salle à manger. Il vit débarquer le vieux lévrier dans la cuisine, lui aussi cherchant à échapper à la joute verbale et prit l'os de la côte de bœuf avant de s'accroupir devant le clébard aux oreilles pendantes.

—Pollux, regarde c'est pour toi, il lui jeta les restes du diner en lui massant le haut de la tête de sa grande main. Evidemment, Castor, l'épagneul dodu qui venait d'entrer dans la cuisine, se jeta sur Lucien quand il vit le morceau de viande dans la gueule de son aîné. En bon maître, le garçon sortit de derrière son dos les quelques morceaux de dinde qui étaient restés dans son assiette. Il leur donna même le plat à lécher. Depuis la salle à manger lui parvinrent les voix d'Hector et d'Helena.

—Je veux savoir ce que c'est. Je refuse que tu entres dans cette maudite arène sans aucune connaissance de ce que tu vas affronter, me fais-je bien comprendre ?

            Le ton d'Helena laissait peu de place au désaccord. Depuis la réunion, c'était tout ce dont ils parlaient. Hector s'entrainait avec Hannibal à longueur de journée tandis qu'Helena faisait ses recherches.

—Je te l'ai déjà dit, il est hors de question que je triche. Je vais tuer leur bête. Mieux que ça ! Je vais la leur déchiqueter, la torturait jusqu'à ce qu'ils me supplient de l'achever et alors plus jamais ils ne nous remettront en question.

Ce fut au tour d'Hannibal d'intervenir.

—Méfies-toi, si tu continues, ton orgueil risque d'avoir besoin de sa propre chambre.

—Tais-toi.

            Helena fit faire le silence d'un claquement de langue. Son doigt glissait sur le bord de son verre, faisant résonner une fréquence cristalline dans l'étude.

—C'en est fini pour ce soir. Allez vous coucher tous les deux.

            Elle donnait toujours cet étrange ordre afin qu'on la laisse tranquille le soir. Allez vous coucher se traduisait souvent par des heures de beuverie chez Hannibal si bien que la tombée de la nuit lui faisait monter l'odeur du whiskey au nez. Hector quant à lui obéissait. Toujours. Pourtant, ces derniers jours, il sortait arpenter la propriété.

            Cela troublait Helena qui semblait voir disparaitre au bout de chaque couloir une jeune femme pieds-nus portant sous le bras une cruche remplie d'eau. Elle voyait dans le départ d'Hector chaque nuit quelque chose de plus sinistre se profiler. Elle avait l'insupportable impression que chacun de ses départs serait le dernier. Elle savait qu'il la cherchait. C'était le cas de plusieurs hommes du village – oh, bien sûr, il s'agissait essentiellement de la police locale, obéissant aux ordres de Bédivère. Mais, il y avait aussi l'étrange épidémie de somnambules que l'on retrouvait dans les bois de lune, les pieds clafis d'engelures.

            Helena écrasa la cigarette qu'elle venait à peine d'allumer et siffla en direction de la cuisine. Lucien accourut. Les mains dans le dos, tête basse et nuque rompue, il resta sagement dans l'entrebâillement de la porte.

—Tu iras cette nuit au zoo découvrir quel animal Bédivère compte dresser contre ton oncle.

—Bien, tante Helena.

            Elle jeta un coup d'œil sévère au garçon et ajouta, sa voix empreinte d'une douleur sourde que Lucien ne lui connaissait pas et qui semblait peu adaptée à son propos.

—Ce n'est pas la peine de rentrer tant que tu n'auras pas trouvé.

—Bien, tante Helena.

            Alors que la porte se rabattait dans un grincement typique des vieilles bâtisses, Lucien vit tout le corps de sa tante s'effondrer vers l'avant, comme courbé par l'inquiétude. Il crut même voir trembler ses épaules mais elle demeurait silencieuse. Lucien se dit qu'il fallait que l'angoisse soit puissante pour parvenir à tordre sa tante de cette manière. Il se dit que peu de sentiments ont le pouvoir d'altérer physiquement une personne et que la douleur doit être par conséquent un terrible bourreau.

            La porte se referma.

            Pour la première fois de sa vie, Lucien avait pensé à dire non. Non, tante Helena. Non, je vais rester parce que, tu comprends, il y a une fille et je crois... je crois qu'elle m'aime parce que, quand je lis, elle sourit, alors, je crois que je vais rester là... Oui. Je vais rester. Je vais plutôt aller la faire sourire.

            Cette pensée remplit Lucien d'une curieuse sensation de liberté. Comme si à la place de son sang coulait du champagne. Oui, c'était cela. Son corps pétillait et Lucien était grisé.

            Pandore et Tantale franchirent le portail du zoo de Sneg peu après minuit. L'heure magique des contes de fée semblait avoir jeté sur le parc un voile onirique. Des lettres en fer forgée, recouvertes au papier d'or lisaient au-dessus du portail « Ici viennent mourir les derniers bruits du monde ». De chaque côté de l'imposante grille se dressaient des petites tours en pierre grise aux voutes toutes déchiquetées de sculptures. Pandore se délecta de cette mise en scène gothique. Tantale avançait prudemment, sévère mais tranquille : il avait déposé une offrande au pommier d'or et ne craignait donc rien au cours de cette visite. Sa superstition attendrissait Pandore qui se sentait supérieure à lui dans son pragmatisme. Son cynisme irritait Lucien presque autant qu'il le séduisait. Tous deux s'avançaient dans la nuit.

            Anastasia se délesta de sa nonchalance le temps de voir les animaux. Elle s'approcha d'une grande cage – en or, comme toutes les autres jusqu'à présent – et y jeta un œil. Lucien soupira et tourna une manivelle qui actionna un petit singe. La cage s'alluma, baignée d'une lumière verte artificielle et le ouistiti se mit à se balancer d'avant en arrière sur une liane tendue. Un autre, au pied d'un arbre tropical cherchait des poux à un troisième. Tous arboraient un étrange sourire figé. Pandore eut un mouvement de recul.

—Mais... ce sont...

—Des automates, acheva Lucien.

            Il lui raconta l'histoire d'Henri Lusion, un grand homme svelte à l'allure dégingandé, ses cheveux ondulés retenus par des ruban en soie.

            Dans les années 1920, l'arrière-grand-père de Bédivère avait décidé de faire construire un zoo en espérant attirer des touristes à Sneg. Une cinquantaine de bêtes furent ballotées de navire en navire et arrivèrent – par des moyens plus que douteux – au port de l'île. Bédivère avait alors chargé le joaillier, Denis Lusion, de faire construire des enclos en or – alors la principale richesse de l'île, extraite par tonnes des mines – pour les animaux. Le village se préparait à accueillir une nouvelle ère de prospérité, insufflant un semblant de vie à leur île enneigée. Cependant, cet hiver-là fut le plus froid de Sneg. Rien ne poussa, même chez les d'Ecoute-s'il-pleut.

La famine de 1921 fit plus de morts que la peste survenue deux siècles plus tôt.

Les habitants furent contraints de prendre des mesures drastiques. Denis Lusion, qui s'était épris des animaux pour qui il avait construit un royaume, ne put lutter contre les masses affamées. Il les regarda mettre à mort des créatures vénérées par de peuples lointains et dévorer de petites bêtes qui se pensaient en sécurité dans leurs enclos.

Il élabora par la suite un autre parc. Un zoo parallèle, censé rappeler aux Snégiens leur folie passagère. Il s'agissait non plus d'un piège à touriste mais d'un lieu de recueillement solennel : un monument aux morts. Les cages étaient peuplées d'automates et les décors multipliaient les constructions en métal aux rouages rutilants et peintures vives. Pendant des années, les Snègiens étaient venus s'émerveiller devant des tigres du bengal faisant la sieste et des girafes mastiquant allégrement quelques feuilles d'arbres exotiques.

Dans les années 1980, Henri Lusion avait hérité du zoo. Il est difficile de dire quand le jeune homme en devint le prisonnier au lieu du propriétaire mais Lucien aurait dit après le mariage de ses parents et avant la brigade anti-confiture (une histoire pour une autre fois assurément) de 91'. Henri Lusion, poli et tout ce qu'il y a de plus convenable eu la désagréable lubie d'aller tomber amoureux en de circonstances on-ne-peut-plus scandaleuses.

Du moins, c'est ainsi que le numéro spécial du Chevalier Blanc le décrivit. Lorsque Henri Lusion fut découvert entre les bras d'Hannibal d'Ecoute-s'il-pleut sous le pommier d'or par une charmante journée de printemps (bien loin de la sombre et sordide nuit brossée par le journaliste), Sneg l'envoya vivre dans son zoo. Une attraction de plus. Bien sûr, Henri ne considérait pas cela un scandale. Pour cela, il aurait fallu que sa relation soit secrète. Or, il n'avait pas été tant découvert entre les bras d'Hannibal que remarqué. Un jour, Sneg avait levé les yeux de son journal et s'était offusqué de voir le monde changer sans avoir donné le feu vert. Dommage, avait pensé Henri, il en va souvent ainsi du progrès.

Non, le scandale éclata lorsque Henri entrepris de moderniser le zoo. Alors que tout le village lui avait tourné le dos, vexé par cette ouverture d'esprit qu'il ne possédait guère, Henri révéla une nouvelle aile du parc, consacré aux animaux merveilleux.

(Entre nous, tourner le dos à l'avenir nous oblige souvent à marcher dans la direction inverse. Or, l'avenir ne pouvant être évité et le passé ne devant être remué, nos pas risquent de soulever la poussière du second et de la mêler au premier. Ce n'est alors guère surprenant que tous soient aussi perdus : la poussière du passé n'a pas à être soulevée dans l'avenir mais filtrée adroitement par un tamis pour que seule demeure la sagesse.)

Tout le monde s'était rendu au zoo voir les nouveautés. D'épais velours dissimulaient les cages et Henri avait tiré sur une corde pour que tout soit dévoilé au public.

Il aurait mieux fait de s'abstenir, cette corde, Sneg la lui passa au cou dès l'exposition ouverte. Licornes, dragons et centaures cohabitaient dans d'énormes enclos en or. Des paysages féeriques aux ciels tapissés de guirlandes lumineuses avaient épouvanté la foule.

Il s'avéra que « merveilleux » avait été compris par les habitants au sens de fabuleux, extraordinaires.

Oui, c'est cela. C'en est même la définition même se défendit Lusion.

Sneg fut ho-ri-fiée.

L'on s'offusqua : il vient à peine de nous demander d'accepter des changements de norme colossaux et à présent c'est l'irréel que nous sommes censés embrasser ? Et puis quoi ensuite ?

            Dévoré par les ragots, Henri s'enferma parmi ses créatures. D'après les journaux, Hannibal se détourna de son amant et le cœur de ce dernier se fit aussi dur que celui de automates (en réalité, Hannibal se rendait souvent dans la villa de son ami pour qui il conservait une grande tendresse).

            Tantale et Pandore traversèrent le zoo en cherchant l'unique animal vivant. C'était un véritable labyrinthe duquel Pandore n'aurait jamais su sortir mais Tantale semblait connaitre chaque tournant, chaque cul-de-sac du dédale. Puis, alors qu'ils se tenaient devant une sphinge au sourire énigmatique, un souffle vint dresser les cheveu sur la nuque d'Anastasia. Tout son corps se figea.

            Elle se revit petite au cirque en train de se faire gronder parce qu'elle avait voulu pénétrer dans l'enclos des lions. La menace de ce souffle était claire, elle l'avait alors remise à sa place comme elle le faisait à présent : ici, tu n'es pas le prédateur.

            Elle se retourna lentement, se voyant déjà nez à nez avec un monstre n'ayant rien de mécanique.

Il n'y avait rien.

Elle expira, soulagée.

—Recule lentement vers moi. Ne regardes pas en bas.

            Célèbres derniers mots.

            Pandore baissa les yeux si vite qu'elle fit craquer sa nuque.

            En bas se trouvait une énorme bête noire qu'elle discernait à peine dans l'obscurité. Elle se rendit compte qu'elle se tenait une grille. Elle n'eut pas le temps d'essayer de comprendre de quoi il s'agissait. Lucien la tira en arrière d'un coup sec. Il s'avança prudemment, lampe torche à la main. Anastasia le suivit précautionneusement, évitant avec soin la trappe en or qui permettait de deviner l'animal. Un éclair la traversa, elle saisit la lampe et en illumina le sous terrain.

—Mon dieu. Ca va être affreux.

            Lucien la regarda sans comprendre. Il pensait à Hector et au risque qu'il courrait sans doute.

—Tu crois qu'il a une chance de s'en sortir ? Elle secoua la tête.

—Pauvre bête. Lucien releva la tête.

—Tu parles de cette... cette chose ? Pandore acquiesça, sa main tremblait tandis qu'elle la tendait vers la grille.

—Ils veulent une corrida.

            Ils restèrent silencieux. Pandore, pensive ; Lucien, interdit.

—C'est un taureau alors ?

—Oui. C'est un taureau. Ce sera un désastre.

—Un désastre. Il a bien une tête à s'appeler Désastre.

***

            Ils rentrèrent main dans la main, ne sachant trop quoi se dire. La maison dormait déjà, Lucien rentra dans la cuisine et se mit au travail, préparant le repas du lendemain et lavant les fruits et légumes récoltés le matin-même.

Pandore était perchée sur le dessus d'un comptoir en bois, les jambes ballantes et les mains promeneuses, comme à son habitude. Elle arborait une mine ennuyée, faisant la moue, en regardant Tantale. Il avait revêtu un grand tablier blanc taché par endroits. D'une main, il étala une couche de farine, de l'autre il jeta dessus la pâte épaisse qu'il tenait. Il se mit à la battre, la retournant, la roulant, ses mains blanches exécutant des gestes rapides et précis. Puis, il mit le pain au four.

            La voyant les yeux tournés vers la fenêtre et un soupir s'échappant de sa bouche, il vint se tenir devant elle. Ses mains pleines de farine vinrent s'emmêler dans ses cheveux, le bout de son nez frottant sa nuque avant que ses lèvres sèches ne trouvassent sa peau sucrée. Elle sourit paresseusement sous les doigts rêches de Tantale, ses yeux le fixant tandis qu'il la vénérait. Ses ongles abimés glissèrent sur la soie de son corps et la tirèrent vers lui, elle glissa, ses pieds nus retrouvant le carrelage froid et bombé de la cuisine. Il tomba à genoux, ses bras encerclant ses mollets, sa tête reposant contre ses jambes, son cou épais courbé comme à l'heure de la prière. Pandore caressa sa tête blonde, silencieuse devant sa délicieuse créature. La vénération achevée, il se redressa et la renversa sur la table encore recouverte de farine, la poussière blanche vola autour d'eux, retombant lentement.

—C'est comme la neige, murmura Lucien, les dents dans sa peau.

—Oui.

Elle ne savait pas s'il s'agissait d'une réponse ou simplement d'un cri qui avait besoin de sortir.

La neige l'avait entendue et les fenêtres volèrent ouvertes sans que les deux amants ne relevassent la tête. Les flocons s'épaississaient et assombrissaient le paysage. Tout était blanc, Pandore ne voyait que lumière. Ils tombaient de plus en plus vite, la tempête hurlait, l'extase muette des deux corps se poursuivait. Il en était toujours ainsi entre les deux amants : la foudre et le vent et la neige mais jamais de tonnerre. Ils avaient appris à se taire. La farine était balayée par les bourrasques glaciales qui gonflaient les voiles des fenêtres, les ombres s'arcboutaient l'une contre l'autre et la neige voyaient leurs découpes sur le mur beige : blanchies par la farine, noircies par le désir. Il y avait une telle puissance dans leurs gestes, une telle beauté dans leurs corps que la neige tomba plus doucement, accompagnant leurs mouvements dans un roulement froid.

Enfin, elle vit les grands yeux d'Anastasia Ciredétay.

Les cheveux lâchés se répandant sur la table, le corps plaqué contre celui de Tantale, les membres s'emmêlant aux siens dans une greffe douloureuse, le sang au coin de sa bouche là où leurs dents s'étaient rencontrées, celui qui coulait dans le dos du garçon, elle fixa pendant quelques secondes la fenêtre ouverte. Les yeux d'Anastasia hurlaient.

Je ne suis pas une ombre.

Et la neige, qui sentit le regard pudique de cette enfant dévorée de passion ne put s'empêcher de se transformer. Alors, Sneg entendit un bruit étrange.

Au moment où Pandore rejeta la tête en arrière et Tantale la serra dans ses bras, ses oreilles se dressèrent. L'on dit que le domaine, haut sur la colline, surplombant le village en aval, était le premier endroit où l'on entend la pluie tomber. Lucien sentit le regard de ses ancêtres se poser sur lui alors même qu'il entendait, pour la première fois depuis des années les gouttes d'eau s'abattre sur le toit.

Alors, il posa sa tête blanche sur la poitrine de Pandore et écouta. Dehors, la neige pleurait.

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