Chapitre quatre : La neige brûle
« The phoenix burns as cold as frost », G. Hill
Elle ne dormait plus. Des semaines qu'elle avait échoué sur cette île et elle ne fermait plus les yeux. Ce n'était pas par peur de ce qui rodait dehors, la nuit, car quelque chose rodait surement. Elle entendait des pas lourds s'enfoncer dans la neige fraîchement tombée et des rires bas et graves racler contre des gorges sèches. Pandore savait d'où venait cet accent coupant des Snègiens, leur sang avait gelé dans leurs veines et leurs voix brisaient leurs corps à chaque parole. D'ailleurs, ils avaient toujours l'air fatigués quand ils parlaient. Comme si l'effort de faire passer un quelconque son par cette bouche déformée par le froid leur ridait plus que le coin des lèvres.
Non. Elle n'avait pas peur. Elle n'était pas non plus tourmentée par des cauchemars de navires coulant au fond de l'océan. Elle n'y pensait plus, bien que cela impliquât qu'elle y eut pensé à un moment donné, ce dont elle n'était pas certaine. C'était la neige qui l'empêchait de dormir. Dès qu'elle fermait les yeux, elle l'entendait, valsant dans le vent, le bruit de ces pas,
Droite, gauche, avant, arrière...
Encore et encore. Tombant du ciel sans jamais s'arrêter, pas un moment de répit en vue. C'était épuisant, et elle ne pouvait rien y faire. Elle écoutait la radio en marchant le long des poutres qui soutenaient le toit de la grange. Surtout, elle attendait que Tantale vienne lui annoncer qu'il y avait un autre spectacle, qu'il lui tende le voile avec lequel elle masquait son visage et qu'ils partent tous deux enchanter la galerie. Elle comprenait pourquoi la neige aimait la tenir éveillée alors. Quand elle se tenait au bord du carrousel dans les bois de lune et que les enfants en pyjama et bonnets de nuit déboulaient, les yeux encore remplis de sommeil. Le pouvoir de priver autrui d'une nécessité première, de captiver la foule tiraillée entre le besoin de dormir et de se tenir physiquement les yeux ouverts pour ne rien manquer du spectacle, c'était divin. Dans tous les sens du terme.
Quand Tantale, alors Erostrate, montait sur scène, elle était à nouveau chez elle. Pas chez les Ciredétay, le couple richissime aux cœurs mécaniques mais chez elle, les gitans et les menteurs, les illusionnistes et les voleurs, les anges et les démons, le cirque.
L'histoire de cette orpheline sans nom, sans âge et sans patrie, apparue un beau soir sous le chapiteau, sale et muette, est celle d'une autre Anastasia. Cela ne parait que logique pour la jeune femme aux multiples noms. Ne sommes-nous jamais qu'une seule personne ?
On l'avait trouvée sur le dos d'une jument blanche. Elle sentait la lavande. Personne n'était venu la chercher et elle était restée parmi les artistes, une bouche de plus à nourrir, certes, mais déjà si jolie. Le patron avait voulu s'en débarrasser mais il suffisait de la lâcher dans les rues pavées, les poches remplies de tickets, armée de son sourire de gamine, pour remplir les gradins. Alors, on l'avait gardée. Elle était née pour la scène, d'abord le trapèze puis les figures acrobatiques à cheval. Elle était dure, déterminée, sévère dans ses numéros mais faisait preuve d'une maitrise parfaite et d'une exécution spectaculaire. Elle était au centre des affiches, son sourire de môme à présent celui d'une jeune fille aussi belle que la lune.
Elle se remit à parler. Pas grand-chose, quelques mots qu'il fallait lui tirer du bout des lèvres, mais elle parlait. Elle ne fit qu'une seule demande : qu'on ne lui donnât pas de nom, qu'elle demeure une série de périphrases. Elle voulait qu'on soit tous poètes pour la décrire, il fallait travailler pour parler d'elle. C'était difficile, on tentait, on décrivait ses yeux, sa bouche, son corps et elle riait, fière de son coup, grisée par la vanité : la beauté ne se décrit pas, elle se constate. Alors on s'impatientait, on vitupérait et l'on abandonnait. Surtout, le tour était joué, jamais on ne l'oubliait, l'indescriptible, l'indéfinissable.
Puis, tel un conte de fée, des parents étaient venus la chercher. Lui, Monsieur Ciredétay, avec sa moustache à la bourguignonne et ses cheveux argentés. Son costume trois pièces et ses chaussures de ville le vieillissaient. Il sentait le tabac et l'argent. D'ailleurs, Anastasia l'appelait Paper King : les personnages de contes de fée n'ont jamais de noms. Quant à sa femme, pour une mère qui retrouve sa fille après tant d'années, elle ne la prit pas dans ses bras mais garda ses lunettes de soleil fermement en place, les bras croisés, presque... impatiente. Anastasia comprit très tôt que les lunettes servaient à masquer son exaspération. Elle avait toujours les yeux tournés vers le ciel, comme priant silencieusement à longueur de journée. Elle fut baptisée Lady Patience et Anastasia fut emmenée loin, loin, dans les gratte-ciels de Paris.
Elle n'était pas restée longtemps, parfois elle se demandait si ce couple, par ailleurs charmant, était ses parents, si elle était leur fille. Elle était partie dans la nuit, avait rejoint le port le plus près et à présent, elle était à Sneg.
La nuit tombait, Pandore attendait dans la grange, un plaid en travers des jambes, un vieux chat moucheté ronflant dessus. Tantale était parti à l'école ce matin. Ça ne s'était encore jamais produit.
La première fois que Lucien alla à l'école, le maître le battit. Peut-être était-ce parce qu'il s'appelait D'Ecoute-s'il-pleut. Un nom peut être une chose terrible à avoir. Il ne se souvenait pas vraiment des coups, il n'était pas du genre à pleurer, il n'était plus du genre à pleurer. Alors, il restait docilement dos à ses camarades, les deux mains sur le bureau du maitre à attendre la fin. Peut-être alors était-ce parce qu'il ne disait rien qu'on continua à le battre. C'était cathartique et Lucien ne rapportait pas. Certains enseignants étaient plus gentils après. D'autres non. A mesure que les années passèrent, l'école de Sneg, Le Bédivère, tel qu'il avait été renommé au XIXème siècle, passait plus de temps à punir le jeune garçon qu'à lui apprendre quoi que ce soit, alors on le gardait dans les petites classes sous prétexte qu'il ne savait ni lire, ni écrire. Au début cela avait surpris le jeune Lucien.
Ne savait-il pas épeler ? I-N-S-O-L-E-N-T, insolent. B-Ê (il précisait toujours « e, accent circonflexe ») -T-E, bête. Ou encore, celui dont il ne connaissait précisément que l'orthographe et dont le sens était resté mystérieux pendant des années : B-Â-T-A-R-D, bâtard... Il avait oublié l'accent la première fois.
Le jour où Voltaire, le surveillant, lui avait fait poser les mains sur le bureau de la salle d'étude devant tous les autres enfants fut le dernier jour en date où la neige s'était arrêtée de tomber pendant plusieurs heures. C'était d'ailleurs grâce à cela qu'il avait cessé de frapper. Lucien avait douze ans, mesurait un mètre quatre-vingt-cinq, pesait soixante kilos et se trouvait encore en CP. Un dénommé Charles avait levé le doigt et demandé comment s'appelait l'école avant d'être le collège et lycée Bédivère. Le jeune homme avait jeté un coup d'œil dédaigneux par-dessus ses lunettes en demi-lune, avait soigneusement corné la page de son vieil ouvrage jauni et avait répondu que l'établissement s'appelait alors l'école de Sneg. Lucien était intervenu.
-C'est pas vrai m'sieur, au début elle s'appelait Le collège d'Ecoute-s'il-pleut. Le surveillant devint livide et cracha son indignation.
-Qui t'as mis cette idée ridicule en tête mon garçon ?
-Mon grand-père me l'a souvent dit quand j'étais petit. Tout comme le clocher, la mairie, le port, l'école appartenait aux d'Ecoute-s'il-pleut dans le temps.
-Sottises et mensonges, vous êtes un menteur monsieur d'Ecoute-s'il-pleut !
-Non, m'sieur, non. C'est pour ça que les murs ont été grattés, pour retirer nos armoiries des façades. Voyez m'sieur, voyez, j'mens pas.
Lucien s'était levé et dirigé vers la grande arche en pierre par laquelle les élèves accédaient à l'étude. Dressé sur la pointe des pieds, il avait posé la main sur l'endroit où la pierre manquait, comme si l'on avait pris le burin et le marteau et que l'on avait cherché à défigurer le mur. Ses doigts brossaient doucement l'incise, comme s'ils sentaient leur passé à portée de main.
Ce que le jeune garçon ne savait pas, c'est que Sneg avait veillé à rayer le règne des d'Ecoute-s'il-pleut des manuels d'histoire, n'en laissant que quelques notes essentielles : les chevaliers et fondateurs de la colonie de Sneg étaient des tyrans mis à mort par le peuple et leur descendance était un fléau à éradiquer, de « faux » Snègiens, des étrangers à tenir hors de la cité.
Voltaire s'était levé à son tour, Lucien entendit le son de l'épaisse règle en bois, faite pour dessiner des grandes figures géométriques au tableau, racler le coin du bureau, et se raidit. Il baissa la tête, honteux, comme toujours lorsqu'on le battait devant ses camarades. Il bredouilla une excuse,
-L'île était aux princes de ma famille, mais maintenant elle est à tout le monde, c'est mieux ainsi.
-Aux princes ?
La règle vola si vite que Lucien n'eut pas le temps de se baisser pour l'éviter, il se la prit en plein visage.
-Te voici donc prince ?
Le retour de la règle vint lui brûler l'autre joue.
-Et que sommes-nous alors, altesse, vos sujets ?
Lucien, qui n'avait jamais été giflé de cette manière, eut alors un réflexe malheureux. Ayant repris ses esprits quelque peu, il vit voler vers lui la règle une fois de plus et avant d'avoir pu réfléchir aux implications de son geste, il l'arrêta de sa main. La règle se brisa en deux. Tout le monde retint son souffle. Quelque chose de noir nageait dans les yeux du garçon, quelque chose d'indescriptible, comme un animal pris au piège, décidant entre se battre ou se laisser mourir. Ce qui passait dans les petits yeux bleus de Voltaire cependant, était clair : la peur. Une terreur comme nulle autre faisait transpirer le petit homme frêle et, alors que le monstre hésitait entre ce qu'il devait faire pour éviter les représailles, Voltaire était dirigé par l'adrénaline.
-Les mains sur le bureau, immédiatement.
Il retira sa ceinture.
-Je vous demande pardon m'sieur.
Lucien tremblait comme une feuille.
-J'ai dit, les mains sur le bureau.
Pour la première fois, les autres élèves détournèrent les yeux. Sauf un, Apollo Mirésol qui tenait les bords de sa chaise aussi fort que Lucien, le bord du bureau.
-Votre pantalon, mon garçon.
Lucien retira ses bretelles, le pantalon en velours, trop court parce que tout était toujours trop court, tomba à ses pieds. Il ne sentit pas le premier coup lui-même mais ce qui vint derrière : le picotement familier de la peau meurtrie. Puis un deuxième. Un troisième. Ses jambes s'entrechoquaient, il laissait échapper des petits mugissements de douleur. Voltaire lui hurlait dans l'oreille. Surtout des choses qu'il avait l'habitude d'entendre, vous êtes un âne monsieur d'écoute-s'il-pleut, vous êtes la honte de cet établissement, vous ne saurez jamais rien (ou peut-être avait-il dit « serez », Lucien ne savait plus au juste). Puis, dans un dernier cri,
- Un prince ! Ha ! Vous êtes un bâtard monsieur d'Ecoute-s'il-pleut ! épelez-moi « bâtard » !
Ses ongles laissaient des entailles dans le bureau. Elles y étaient encore aujourd'hui, les élèves les regardaient pendant des heures à présent, repensant à ce qui s'était passé dans cette salle d'étude entre élève et surveillant ce jour-là.
-B.
Le ceinturon lui attaqua le bas du dos.
-A...T
-A, accent circonflexe, recommencez.
Lucien rentra sa tête d'avantage dans ses épaules, les yeux rivés sur le recoin du bureau en reprenant son souffle.
-B !
Le coup assené lui accrocha le dos et il sut à cet instant là qu'il allait mourir si personne n'arrêtait Voltaire. Alors, une chose singulière se produisit. Du fond de la salle, Apollo, du haut de ses douze ans, se leva et entonna une comptine que chantaient les nourrices en rentrant du jardin d'enfants avec leurs charges.
Il était une fois une île sauvage
Vierge de tout homme, abritant de l'or,
Violée par trois frères, là sur le rivage,
Qui bâtirent un empire avant l'aurore.
Et les étoiles tombent et raisonnent leurs vœux qui les appellent les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
-Mirésol, asseyez-vous !
Le jeune garçon balaya ses cheveux crépus de son front d'une main tremblante et monta sur son bureau. Il entonna du plus belle, sa peau brune rougissant sous l'effort.
Leurs armures scintillaient de mille feux au soleil.
La nature se sentit trahie à son réveil.
D'autres hommes s'arrêtèrent pour enfin demander
Par qui dame Gaia s'est enfin faite domptée.
Et la prairie répond d'un ton fiévreux, que c'est par les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
La petite Sophie et ses amis se levèrent à leur tour tandis que d'autres regardaient encore parterre. Les enfants portèrent trois doigts à leur poing, leur bouche et leur cœur, comme on le leur avait appris. Il s'agissait du salut des Snègiens sous les chevaliers, un bout de folklore que l'on se plaisait à transmettre.
Le premier est courage et force brute,
Il combat, il déchire, il rugit et lutte
Maniant l'épée avec dextérité,
Il touche la lune de sa pointe argentée.
Et la foudre déchire le ciel en deux, ce sont là les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
Les voix de plus en plus puissantes des enfants attiraient l'attention des salles voisines. D'autres élèves des plus petites classes vinrent passer la tête par l'arche, ils se mirent à taper des mains afin de créer un rythme, celui que les marins leur avait appris au port. Les plus grands qui avaient cours en haut, se pointèrent sur la mezzanine. Ils se mirent à chanter.
Le second est Ulysse qui charme Circé,
Il manie la parole comme Œdipe avant lui.
Le rusé, par un mot, peut faire cesser la pluie
Et convaincre la nuit d'oublier de tomber.
Et le soleil les dore, lui-même amoureux, ce sont là les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
Voltaire tentait de contrôler la salle. Mais l'émeute était telle qu'il ne pouvait se faire entendre. Alors il continua, à trois reprises, à frapper Lucien de sa ceinture. Plus par exaspération que par haine véritable. Voyez-vous, ce que Sneg ne supportait pas chez le jeune homme aux yeux de lynx et ne supporterait jamais était sa capacité inexpliquée et inexplicable à rallier à lui tout un petit monde qui le détestait d'ordinaire. Car, si Apollo était l'acteur de cet mobilisation, Lucien en était bien la source. Et alors que l'on entonnait le couplet suivant, le jeune homme se mit à rire.
Enfin le dernier n'est ni fort ni rusé mais
D'un mouvement d'ses main les étoiles sont nées.
Son sourire est celui des bêtes affamées,
C'est le grand méchant loup venu vous dévorer.
Et la neige les condamne à un destin malheureux, ah ! Nos chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
Le rire démoniaque de Lucien ce jour-là arrêta momentanément la main de Voltaire. Erostrate, le magicien assoiffé de gloire, affamé de reconnaissance, désireux de plaire et pourtant dédaigneux, manipulateur et méprisant naquit de cette scène d'enfants chantant à tue-tête, défendant un monstre sur lequel ils cracheraient le lendemain car, comme chacun sait, cela porte bonheur.
Et elle tombe et tombe et tombe,
Les conduits à leur tombe, leur tombe, leur tombe.
La neige est de tempérament pernicieux.
Tous morts sont nos chevaliers d'Ecoute-s-il-pleut.
Mais l'homme défend ses héros nébuleux, ce sont ses chevaliers d'Ecoute s'il pleut.
Ils étaient tous habités par une folie passagère et alors qu'ils attaquaient l'ultime couplet, ils lançaient bonnets et blouses du haut de la mezzanine, leurs larges sourires se reflétant dans les yeux lumineux de leur mascotte, de telle façon qu'on n'eut pas su dire au juste si Lucien était sur le point d'être sauvé ou sacrifié. Leurs voix résonnèrent dans tout l'établissement.
Quand les habitants de Sneg eurent leur réponse,
Ils levèrent leurs verres et leurs yeux vers les cieux,
Leur sang et leurs hurlements se mêlèrent aux ronces,
« Longue vie aux chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut » !
Et la mémoire se révèle un allié fabuleux, immortels sont les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut.
Lucien leva enfin la tête dans un dernier éclat de rire et dit d'une voix tremblante mais heureuse,
-Voyez, m'sieur, voyez, même la neige a arrêté de tomber pour les entendre chanter mon histoire.
Et là-dessus, il s'évanouit.
***
Le jour où Pandore attendait dans la grange, Lucien se faisait bousculer par les terminales dont il aurait dû faire partie. Mais ce jour-là, il ne s'agissait pas de railleries mais de curiosité de la part de ses camarades. Ils voulaient tous savoir qui était la jeune femme vue au marché l'autre jour. Personne ne venait jamais à Sneg, alors d'où sortait l'étrange fille au visage dissimulé par la casquette de Lucy ? Lucien était demeuré muet. On l'avait chopé derrière le bâtiment des sciences et roué de coups.
Tout le monde se souvenait du jour où l'on avait sauvé Lucien du ceinturon de Voltaire, mais personne n'en parlait. Ce n'était qu'un souvenir de plus perdu dans la lande des murmures. Un secret que les élèves portaient dans leurs cœurs. Voltaire ne regarda plus jamais Lucien, comme s'il se souvenait de son rire qui le hantait encore la nuit, bien plus que le son de sa peau se fendant en deux.
Apollo le trouva assis contre le mur, saignant. Il l'emmena chez Corfou qui prenait le thé en écoutant Harmonie avec père Bonaventure. Puis, il fit une chose étrange, il se rendit au manoir pour trouver la jeune femme et la prévenir des mésaventures de celui qu'il considérait un ami. Son cœur battait vite dans sa poitrine en arrivant dans l'allée des sabliers et il essuya ses mains moites sur son jean à plusieurs reprises. L'endroit était assurément hanté et Apollo était tenté de faire demi-tour. Mais il n'en fit rien et se dirigea vers la cour.
Il ne mit pas de temps à trouver Pandore, elle dormait sur un tas de paille parmi les chevaux. Ses longues jambes dépassaient du manteau de Lucien, son visage offert au ciel. Apollo fut si touché par sa beauté qu'il retira son chapeau en la voyant pour la première fois. Il la réveilla en lui secouant l'épaule. Elle se redressa, eut un mouvement de recul.
-Qui êtes-vous, où est Tantale ?
-Tu veux dire Lucien ?
-Non !
Il pensa que l'exclamation voulait dire qu'elle ne parlait pas de Lucien. Mais, le cri avait été poussé parce qu'en apprenant le nom du jeune homme auquel elle s'était attachée ses dernières semaines, le conte de fée prenait fin. Rappelez-vous, les héros de contes n'ont pas de noms, pas de vrais noms. Elle resta en deuil quelques instants, en deuil d'un homme qui n'était plus tout à fait entier. Puis, elle demanda solennellement à ce qu'on l'emmène le voir.
En arrivant chez Corfou, elle trouva le dénommé Lucien sur la table d'examen, son pull reposant sur la chaise, son large torse blanc couvert d'ecchymoses. Il eut l'air surpris de la voir, lui demanda si elle allait bien, remercia Apollo d'être allé la chercher. Bonaventure et Corfou la dévisagèrent. Ils ne posèrent pas de questions. Au lieu de cela, ils proposèrent de lui montrer la bibliothèque et Anastasia s'installa dans la chaise en face de Lucien, un livre à l'ancienne reliure en cuir entre les mains, et se mit à lire l'histoire de Sneg tandis que Lucien somnolait, son pied battant au rythme de la chanson qui passait à la radio.
Sneg avait été fondée au XVIème siècle par la France qui s'en servit comme île de travail pour les détenus. Prostituées, voleurs, traitres, assassins, tous arrivèrent sur l'île à la forêt dense et à la terre riche afin de fonder une colonie qui rapporterait à la couronne. Les chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut, trois frères aventuriers et courageux furent chargés de s'occuper des prisonniers et de construire Sneg. Aristocrates, ils adoptèrent le titre de « princes » et furent finalement renversés par une rébellion sanglante au cours de laquelle les travailleurs montèrent au manoir et assassinèrent les trois frères, laissant derrière eux le fils du dernier d'entre eux. L'un des bandits libérés, un dénommé Bédivère fut choisit comme chef et décida d'ostraciser les d'Ecoute-s'il-pleut en fondant le centre-ville de l'autre côté de l'île. La neige tombait depuis la Rébellion que les Snègiens fêtaient sous le nom de festival d'Edelweiss.
Tout le monde pensa que l'enfant était mort mais on découvrit des années plus tard qu'il avait grandi, pris un bateau pour la France et était rentré à Sneg accompagnée d'une femme et d'enfants vingt ans plus tard. Un siècle plus tard, Sneg ne pouvait officiellement plus rien cultiver hormis les terres du Manoir, une épidémie de peste décima une large partie de la population et les d'Ecoute-s'il-pleut furent blâmés. L'on se mit à expliquer la division entre le peuple et le domaine au nord, ainsi que le temps et l'étrange fertilité de la terre des bannis par la magie qui entra dans l'histoire de Sneg comme un fait.
Naquit alors les mythes autour des frères fondateurs. L'ainé était un brave combattant, un guerrier qui maniait l'épée à en rendre jaloux les dieux. Le cadet était un homme particulièrement savant dont les écrits demeurèrent longtemps les textes sources de l'histoire agricole de Sneg. Le dernier était un magicien. Il pratiquait l'occulte, l'alchimie et l'astrologie. C'était un homme doux mais dont on disait que l'ombre arborait des cornes et une queue fourchue. Entre croyants qui le pensaient vendu au diable et superstitieux qui suivaient ses rites païens d'année en année, Sneg admirait autant qu'elle redoutait le sublime chevalier. La légende à l'origine de la rébellion est celle du génie.
Un jour, Une jeune femme, très belle, avait jailli de la mer, sa peau brune luisant comme encore argileuse de la main d'Epiméthée. Elle apprit aux trois frères qu'elle était un génie au service des dieux et qu'elle avait été exclue de l'Olympe pour être tombée amoureuse de Sneg. Elle et le plus jeune des trois frères tombèrent amoureux l'un de l'autre et vécurent plusieurs heureuses années ensemble. Jusqu'au jour où elle rentra des bois de lune et trouva ses beaux-frères morts, assassinés. Folle de douleur elle partit à la recherche de son amant qu'elle trouva, mourant au pied d'un vieux pommier. Alors, elle proposa de lui exaucer un vœu, le vœu qui constituait son essence même de génie, celui qui lui permettait de respirer.
Ignorant que sa requête la tuerait, le magicien demanda simplement à ce qu'elle lui laissât quelque chose d'elle sur Sneg. Elle prit alors une pomme qu'elle façonna en petit garçon, leur fils, qu'elle cacha dans le manoir. A la mort de son prince, elle maudit le village, rendit la terre stérile, bannit le soleil et jura de ne jamais les laisser en paix. Là-dessus, le génie devint neige et s'évanouit à tout jamais.
Anastasia posa le livre troublant sur la table devant elle et leva les yeux vers Lucien. Il souriait. Le même sourire qu'il avait quand elle le regardait nourrir les animaux, deux chiens sur ses talons, parlant et chantonnant doucement. Il a oublié de vouloir être malheureux celui-là, se disait-elle alors.
Ses yeux étaient rivés sur elle, assoiffés tels deux arbres plantés au milieu de la savane. Ses cils balayant paresseusement ses joues comme les branches grinçantes d'un baobab et ses prunelles brillant comme des ombres portées : la noirceur qui semble confirmer l'existence de la lumière parmi ces paysages arides, jaunes, perpétuellement ensoleillés. Les rides aux coins de ses yeux telles des racines courant sous sa peau. Elles auraient aussi bien pu rejoindre le siège de sa passion, ancré dans sa poitrine, car Lucien vivait le cœur au bord des yeux comme d'autres, le cœur au bord des lèvres. Cela plaisait à Pandore qui avait toujours conçu la vie en deux mouvements irréconciliables et entremêlés : l'amour et la nausée. Quelque chose passa entre eux, elle prit sa main dans la sienne et ils restèrent là à se regarder jusqu'à ce que Corfou les laisse rentrer.
Ce soir-là, ils s'endormirent dans la grange, tous les deux, endoloris mais pour des raisons différentes. Elle n'avait plus que sa peau à lui sur ses os à elle, leurs yeux emmêlés et autour d'eux un amour qui rognait leurs ombres. L'amour c'est être chez soi en l'autre, se dit-elle. Elle est nichée dans son corps, à l'abri dans sa carcasse, au chaud dans ses muscles, elle se fait de la place, étire sa chair, déplace des organes, le défigure de l'intérieur. Ce ne sont pas des papillons qu'on ressent dans l'estomac mais les doigts recourbés de l'autre qui vous éventre. L'amour n'est pas solide, l'amour n'est pas liquide. Elle n'est ni filtre, ni potion. Elle est un gaz qui envahit tout, tout, tout.
Tantale dormait et ignorait.
Ignorait le regard de sa Pandore, tendre et curieux.
Ignorait les lèvres tâchées de baisers passés qui tombaient vers lui, une étoile filante.
Fais
Un
Vœu.
Elle l'embrasse. Elle embrasse sa belle au bois dormant au son de Modern English. Elle est d'accord avec les paroles, elle fond avec lui. Elle fond en lui. Elle remonte à la surface. Le monde est noir et blanc et gris et elle ignore.
Elle ignore qu'elle ressemble, à cet instant, à Evangeline.
Elle ignore que ce baiser, comme celui d'Hadrien, traine au coin de ses lèvres, visible seulement par quelques yeux entrainés.
Regarde
Moi.
Elle ne pensait pas le vouloir mais son esprit formule la commande et elle réalise qu'elle le souhaite. Cela fait longtemps qu'elle n'a pas voulu qu'on la regarde mais elle se surprend à attendre à ce que le géant ouvre les yeux. Il n'ouvre pas les yeux. Son caprice grandit : « regarde-moi » devient « embrasse-moi », qui trébuche et glisse et se cogne en se relevant à
« Aime
Moi »
Qui n'ose franchir ses lèvres. Elle se demande ce que c'est que l'amour. C'est le trou au fond de la poche qu'on tâte inconsciemment, qu'on pourrait raccommoder. C'est l'endroit sensible qu'on a derrière le genou que personne ne touche, c'est le grain de beauté qu'on porte sous le sein que personne ne voit. C'est ce baiser qui traine à la commissure de nos lèvres et qu'on voit dans le miroir. C'est le mien. C'est le sien. C'est à nous et à ceux qui se voient en nous, qui se voient en notre bouche, en ce baiser invisible. C'est mon sang qui coule dans ses veines, pense Anastasia. C'est sal et gluant et graveleux et ça peine à respirer dans notre monde. C'est mourant. Mais c'est là, elle le sent dans ses entrailles noires d'appréhension. Elle sent cette triste créature se trainant jusqu'à elle et elle veut
Retirer sa carcasse
La lui donner comme béquille, comme exosquelette
Parce que, pense-t-elle, l'amour est plus belle que moi.
Elle est émue, peu de choses sont plus belles qu'elle. Et cette masse informe, cette charogne au pelage tombant, à la respiration sifflante, rampant à plat ventre dans la neige épaisse de Sneg, son sang tâchant la lande de vie bouillonnante, son effervescence se répandant par des organes pendants, une bouche ouverte dans un cri de douleur, un cri d'extase, est effroyablement, épouvantablement, formidablement belle.
Elle pleure. Vénus devant Anchise. Il dort et il ignore
Qu'elle pleure
Qu'elle l'aime
Qu'à son réveil, il ne sera plus seul et que l'amour s'est cassé le dos, a gratté la plaie jusqu'à trouver l'os, s'est arraché l'épine et en a sucé la moelle pour insuffler un peu de chaleur dans le cœur de Sneg.
Non.
Le cœur de Pandore.
C'est le mien, c'est le sien, c'est les même. Elle est neige, folâtre et silencieuse, mélancolique et égoïste. Elle est bile noire et rêves blancs, belle jeunesse et âme grisonnante, elle est laideur et béatitude. Elle est amour, plaie à vif, ongles déchiquetés et peau sanglante, laissée pour morte dans la neige qui
Tombe
Tombe
Tombe.
Elle est sépulcre, grave et dure, caisse de résonnance, vide et abritant les morts. Son cœur mort, son âme morte, elle est crypte, mastaba, elle est capharnaüm. Flocons s'entassant, recouvrant les sentiments du passé, anesthésiant les souvenirs, endormant le présent. Elle n'a plus mal.
Elle est à l'agonie.
L'amour brûle. Ce ne sont pas des papillons qui volent dans son ventre, ce sont des flammes infernales qui lèchent ses organes. Elle se meurt, qu'on l'enterre
In a kingdom by the sea.
Elle n'a pas pris froid, elle a pris chaud. Elle a pris feu. Elle est neige. Elle incendie, elle rougit les oreilles et bleute les doigts, elle est glace sèche, coupante et cristalline. Elle
Ne sait pas ce qu'elle est.
Qui elle est.
Peut-être est-elle simplement
Tantale
...Non elle voulait dire
Pandore.
Mais ce n'est pas son nom, et il l'ignore.
Il l'a métamorphosée et il ne sait pas comment elle s'appelle.
Elle meurt, elle mue. S'il ne connait pas Anastasia, elle sera
Pandore.
Une ombre.
Une envie.
Une rêverie.
Mais
La sienne.
Dehors, une tempête de neige assourdissait le monde.
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