Chapitre cinq : La neige est une femme
« Your sure body lit candles for men on dark nights », Bukowski
Le ciel gris de Sneg tournait dangereusement comme si une sorcière remuait doucement son chaudron. Au manoir, les d'Ecoute-s'il-pleut se préparaient à sortir. Helena attendait le retour de ses frères assise devant sa coiffeuse, sa brosse en argent à la main. Elle la passait distraitement dans ses longs cheveux noirs avant de les relever en un chignon qui reposait bas sur sa nuque. Ses jambes croisées disparaissaient sous un jupon de soie noir et des bas en voile tandis que ses yeux restés rivés sur le portrait d'Hector qui ne devait tarder à rentrer. Une neige follette tombait, laissant derrière elle un parterre décaillée.
Lucien remontait des seaux d'eau dans la salle de bain du manoir tandis que ses oncles faisaient un tour du domaine, s'assurant de la bonne santé de la chèvre qu'ils devaient présenter au conseil du village en vue du banquet d'Edelweiss, autrement dit : l'abattoir. Les hommes et les femmes aux accents coupants, aux mots tranchants, aux traits acérés et aux sourires en couteaux étaient un abattoir en quête d'un bouc émissaire. Pardon, je voulais dire d'une chèvre, mais bon, tout cela se ressemble...
Hector et Hannibal galopaient le long des champs, se narguant du haut de leurs montures, le souffle court se matérialisant dans l'air froid du matin. Hector ne voulait pas tarder à rentrer, il n'aimait pas laisser Helena seule au manoir, craignant toujours qu'elle ne décidât de jouer avec une boite d'allumettes trop près des rideaux. Mais Hannibal se précipitait vers le bord de la falaise qui surplombait la plage, décidé à battre son frère à la course. Hector soupira avant de donner un coup de talons dans les flancs de son cheval, dépassant aisément son jeune frère. Il s'arrêta en riant. Hannibal rabattit sa toque en fourrure sur ses oreilles et fit la grimace, mais, alors qu'il était sur le point de parler, il resta la bouche ouverte, les yeux rivés sur l'horizon.
Hector faillit tomber de cheval. Il n'avait jamais vu quoi que ce soit capable de freiner la parole de son frère. Hannibal disait ce qu'il avait à dire sans jamais s'excuser. Il était d'une honnêteté qui frisait la méchanceté, son cynisme naturel s'unissant à la jalousie qui ne l'avait jamais quitté. Le cadet ayant grandi dans l'ombre de l'ainé des d'Ecoute-s'il-pleut qui préférait sa sœur à lui, il n'avait pas non plus bénéficié de l'amour de ses parents qui n'avaient d'yeux que pour le petit Hadrien. L'ombre ne permet pas de grandir, mais les fleurs qui poussent la nuit sont souvent imbibées de magie et il y avait en Hannibal quelque chose d'ensorceleur qu'il avait dû transmettre, inconsciemment, à son neveu.
Hannibal glissa de sa monture et s'avança vers le bord de la falaise qu'il se mit à descendre, comme en transe. Hector suivit son frère, méfiant, tournant parfois ses yeux vers le manoir qu'il savait là derrière les plaines enneigées. Le manoir dans lequel sa sœur attendait son retour, ses beaux yeux violets embrassant son portrait. Mais, toute pensée d'Helena s'évanouit quand il aperçut enfin ce que regardait Hannibal, à présent accroupi dans les hautes herbes qui longeaient la plage.
Une jeune femme se baignait dans la mer, une chemise en lin collant à sa peau alors qu'elle levait une cruche en argile rouge par-dessus sa tête afin de faire cascader l'eau salée le long de son corps. Pandore ne se savait pas épiée. Elle fredonnait un air qu'elle avait entendu la veille à la radio et repensait à la nuit passée avec Tantale.
Cela faisait à présent un mois qu'ils se rendaient ensemble au carrousel, lui en costume et haut de forme, son loup noir illuminant ses prunelles ambre, et elle, dans la chemise de nuit en satin d'Evangeline, pieds-nus et portant un voile de mariée attaché à un diadème serti d'un émeraude. Ils y faisaient des tours de magie, elle dressait les chevaux qui arrivaient au petit galop sur la scène improvisée, si bien que les enfants juraient qu'ils s'agissaient de ceux du carrousel ayant pris vie. Elle faisait épeler une chèvre et lisait dans les paumes des mains.
Ce qui est intéressant à noter de cette manie de faire épeler une chèvre est que la nuit, elle passait aussi son temps à apprendre au bouc à lire. Lucien aurait apprécié l'ironie de cette plaisanterie s'il avait été un autre personnage dans un autre livre.
Bref.
C'était son idée – celle de Pandore – de dire aux enfants que le Génie était de retour. Elle dansait autour d'Erostrate qui contait avec plus de ferveur l'histoire des chevaliers d'Ecoute-s'il-pleut, qui insufflait la passion dans le cœur de son auditoire. Il n'avait jamais ressenti le besoin auparavant d'émouvoir ou d'effrayer. Ses histoires prenaient de nouvelles tournures, les détails sanguinolents vibraient dans l'air glacial de la nuit tandis qu'il s'époumonait à conter les aventures épiques et le sort tragique de ses ancêtres, terminant souvent à genoux, la tête dans les mains, les épaules secouées par ses sanglots.
L'ordre d'écouter qu'il donnait au début était à présent chargé de sens. Ecoutez ce que vous m'avez fait, Ecoutez ce que vous me faites. Les enfants arrivaient le matin à l'école, les yeux remplis de questions, remplis d'accusations. Un doigt se levait : c'est vrai qu'on les a tués ? Le surveillant Voltaire tremblait de stupeur, les professeurs fronçaient des sourcils : qui vous a raconté ça ? Je veux un nom.
Mais il n'y en avait pas à donner. Les plus peureux bredouillaient, le Génie. Les plus téméraires affirmaient, l'Histoire. Les parents se retrouvaient devant la mairie et échangeaient à voix basse les récits de chevaliers, de meurtre et d'amour qu'ils avaient entendus leurs enfants se raconter. Les plus superstitieux allaient déposer des offrandes aux bois de lune, l'on trainait les mioches à l'église au lieu de les laisser dormir. Le commissariat était forcé de patrouiller la nuit pour éviter les crises de nerfs parentales. Bédivère avait instauré un couvre-feu.
L'on se révoltait. Une odeur de rébellion, mélange curieux de fierté adolescente et de peur enfantine, chatouillait les narines des aïeux. Pandore voyait arriver de plus en plus d'enfants chaque nuit, leurs pyjamas à présent une armure. Les adultes faisaient la sourde oreille, Erostrate et le Génie étaient un conte de fée, rien de plus. Mais, certains se souvenaient de l'étrangère dont le visage était dissimulé derrière un vieux manteau et une casquette, une fille venue de nulle part cachée derrière le monstre de leur humble communauté.
Elle demeurait dans leur mémoire comme un rêve. Elle s'estompait, l'on ne s'accordait pas sur ce qu'elle avait fait, ce qu'elle avait dit. Personne ne se rappelait tout à fait, elle était un mirage, une silhouette entraperçue dans la neige. De nouvelles comptines émergeaient dans la cour de récréation. De petites filles sautaient à la corde, leurs nattes rebondissant sur leurs épaules alors qu'elles ânonnaient : c'était la fille du beau Neptune, / c'est elle la fée des bois de lune, / elle est venue prendre sa vengeance, / compte jusqu'à trois et puis se lance. / 1, 2, 3 !
Curieusement, quand retentissait ce « 3 », les adultes se surprenaient à avoir retenu leur souffle et crispé leurs muscles. Les histoires ont cet effet sur les gens.
Même au manoir, l'on avait entendu les rumeurs. A présent, Hector et Hannibal y croyaient. Une déesse habitait l'île, le Génie des contes de leur enfance se tenait devant eux, l'été incarné en cet hiver interminable. Hector ne remarqua pas qu'il avait mis un genou à terre, il semblait prêter allégeance ou attendre l'adoubement. Le geste lui était venu comme par réflexe, la chevalerie coulait dans ses veines, il y avait en lui un héros.
Pas un héros au sens de personnage principal. Un vrai héros. Un homme courageux, un défenseur de royaume, un serviteur, un noble, un amoureux de l'aventure, un guerrier. Tout à coup, il voyait remonter à la surface des souvenirs auxquels il n'avait pas songé depuis des années. Image après image après image.
Helena est une enfant, sa mère lui tresse sèchement les cheveux, une cigarette coincée entre ses lèvres. La tête de la petite n'arrête pas de basculer en arrière tant elle tire.
Il plonge dans l'eau glaciale, ne parvient pas encore à se faire pousser la barbe. Ses muscles se contractent mais il continue et rentre le soir, un panier rempli de poissons et de perles.
Il partage son lit avec Hadrien et Hannibal, tous deux ont la varicelle. Lui, ne l'attrapera pas.
Il voit sa mère en bas de l'escalier, il y beaucoup de sang. Il voit Helena assise en haut, dans ses mains des poignées de cheveux noirs, noirs, noirs. Il la prend dans ses bras. Il y a beaucoup de sang.
Une larme lui coule sur la joue. Cela ramena à lui Hector. Il vit du coin de l'œil bouger les lèvres de son frère lentement. Il parlait sans s'en rendre compte, habitude qui semblait le suivre aussi bien dans la journée que dans la nuit où il causait dans son sommeil. Pandore enfila une jupe qu'elle s'était faite à partir d'un ancien rideau en velours rouge qu'elle ajusta à l'aide d'un foulard blanc. Elle en passa un autre dans ses cheveux afin de dégager son visage. Puis elle s'allongea parmi les herbes folles et les fantômes du domaine et fredonna en faisant tournoyer une fleur entre son pouce et son index, une main sous la tête.
— Approchons nous, dit Hannibal qui se tenait accroupi, les poings ancrés dans la terre devant lui, à la manière d'un singe.
— Non.
Tandis que les deux frères se toisaient, ils ignoraient que de l'autre côté des champs se trouvait Bédivère en personne qui avait assisté au même spectacle qu'eux. A quatre pattes, les fesses hautes et le ventre à terre, comme sur le point de bondir, il demeurait les yeux rivés sur la magicienne. Car en effet, c'en était une, qui d'autre aurait pu transformer des hommes en bêtes ? A moins que ...
Bédivère avait quitté la mairie tôt ce matin afin de venir espionner les d'Ecoute-s'il-pleut et plus précisément la chèvre qu'ils allaient présenter au village plus tard dans la journée. Toutes ces histoires de génie et de magie, ce soudain engouement pour le folklore l'avaient ébranlé. Si le banquet d'Edelweiss réclamait un sacrifice, le reste était une cérémonie gaie : les habitants venaient accrocher de nouvelles breloques au pommier du village pour la bonne fortune et l'on dansait, buvait, mangeait jusqu'au petit jour. Depuis toujours, les d'Ecoute-s'il-pleut, les seuls capable d'élever du bétail et de nourrir le village, étaient au cœur du banquet. Mais, cette année, Bédivère avait fait appel à un pécheur espagnol rencontré par hasard lors d'une virée en bateau. Cette année, les d'Ecoute-s'il-pleut ne fourniraient pas la bête.
Cependant, au lieu de voir la brebis dodue, il était tombé sur un mythe. Alors, il avait les yeux plein d'été et la tête brumeuse de souvenirs. Enfin, manque d'imagination, d'un souvenir.
Il est à l'école, Hector accepte de se faire battre avec une règle en bois à la place de sa sœur. La belle Helena, à peine une jeune femme, se tourne vers lui et le supplie d'intervenir. Le prof t'aime bien, toi. Elle dénude une épaule, ses cheveux fins lui tombent dans les yeux, ses grands yeux sont remplis de larmes. Il s'interpose. On le bat à la place d'Hector. A la sortie, Helena ricane et prend son frère par le bras avant de partir. Elle ne lui adresse plus jamais la parole. Le soir, son père lui colle une rouste. Il la hait.
Sur le point de bondir, il vit les deux frères du domaine reprendre leurs montures et partir vers le manoir. Cela le sortit de sa stupeur, il se releva, épousseta son costume et se rendit compte que la neige l'avait trempé. Il fit doucement demi-tour, prit son cheval et repartit vers le port où un vieux bateau l'attendait, chargé d'une caisse en bois tremblante.
De retour chez eux, Hannibal était allé s'enfermer dans sa chambre, Lucien l'entendait parler en faisant les cent pas sans distinguer clairement les mots. Quant à Hector, il demeurait silencieux tandis que sa sœur lui ôtait ses bottes et sa chemise afin qu'il prenne son bain. Ce ne fut que lorsque son corps fut allongé dans la baignoire en porcelaine au milieu de la chambre d'Helena et que celle-ci lui passa une éponge dans le dos qu'il parla.
—Tu te souviens de maman ?
La question arrêta l'espace d'un instant la main de sa sœur.
—Pourquoi diable me demandes-tu cela ?
—Pour savoir. Tu comprends, je réalise, moi, que je ne m'en souviens pas. Helena posa sa tête sur l'épaule de son frère et lui passa la main dans les cheveux, absente lorsqu'elle reprit la parole.
—Je m'en souviens. Sa voix s'était faite petite comme une souris tentant de passer par le trou d'une serrure.
—Parle-moi d'elle, veux-tu ? Elle se leva, lui tourna le dos en posant ses mains à plat sur la coiffeuse. Hector pouvait la deviner dans le miroir, son corps était raide.
— Je lui ressemble. Elle n'était pas d'ici.
Et là résidait le problème. On l'avait envoyée depuis le continent pour épouser un monsieur d'Ecoute-s'il-pleut déjà vieillissant. Elle était sèche et l'air froid n'avait servi qu'à la rendre davantage dure. Ses enfants ne savaient rien d'elle. Un petit morceau de femme qui passait ses journées au petit salon, un dé à coudre au doigt, un chapelet autour du cou.
—Non, je veux dire, parle-moi d'elle. Helena regarda son frère dans le miroir, agacée par ses questions. Questions qu'ils ne s'étaient pas posés depuis leur enfance. Elle comprenait ce qu'il demandait.
—Tu sais ce qui s'est passé. Elle a glissé. Il hocha la tête en répétant à voix basse, elle a glissé.
—Tu t'en veux ? Alors, Helena pivota sur elle-même, se tint droite, le menton légèrement levé et répondit d'une voix hautaine, sans scrupules ni regrets,
—Non.
—Moi non plus.
Hector lui offrit un sourire tout en dents, ses yeux brillaient. Tous deux partirent d'un rire franc qui résonna dans tout le manoir et gonfla les rideaux de mystère.
L'Eglise était pleine. Bonaventure passait une main nerveuse le long de sa soutane, présageant quelque chose de mauvais. Tout le village était réuni et n'attendait que l'arrivée des d'Ecoute-s'il-pleut. Leurs mauvaises langues crachaient leur venin, empoisonnant le peu de réputation qu'il restait aux aristos' du domaine. L'on disait avoir vu la fille de monsieur-un-tel rejoindre Hannibal dans une chambre d'hôtel, qu'Helena refusait de descendre au village, qu'Hector aurait insulté Bédivère lors d'un soir de beuverie et que Lucy, ce pauvre gosse, cet imbécile, s'était encore battu à l'école. Alors que le maire relisait ces notes, debout sur l'estrade, les doubles portes en bois s'ouvrirent et entrèrent les d'Ecoute-s'il-pleut en personne.
Helena se tenait au bras de son frère ainé, d'une élégance magistrale, son visage fin et sa mine dédaigneuse tous deux dissimulés derrière un voile noir. Hector rayonnait à la lumière des bougies qui semblait s'accrocher à sa peau halée, Hannibal marchait les mains dans le dos, saluant tout le monde d'un air mesquin. Ils prirent place au premier rang, Lucien refermant doucement les portes, unique tête blonde dans la foule. Il tenait en corde une belle chèvre au regard incertain. Après que Bédivère ai fait les formalités, Hector se leva gracieusement et se tourna vers la foule. Bédivère prit un malin plaisir à le laisser commencer.
—Mesdames, mesdemoiselles et messieurs, ma famille et moi avons le plaisir de vous offrir_
Le maire se leva, un petit sourire malsain aux lèvres et toussota afin de faire comprendre à Hector qu'il souhaitait parler. Lucien fronça des sourcils, tournant les yeux vers son oncle qui se tenait toujours face à l'assemblée. Quelque chose se tramait. Au loin, dans la grange du domaine, Anastasia avait levé la tête de son livre, un vent lui ayant porté aux oreilles le souffle que retenait la ville. L'animosité entre les deux hommes était palpable. Bédivère remailla son nœud de cravate tandis que ses yeux glissèrent vers Helena, celle qui fut un temps l'objet de tous ses désirs et dont l'âme-sœur était ce frère que tout le monde semblait respecter malgré le dédain qu'il inspirait. Bédivère était le symétrique parfait, tout le monde le trouvait satisfaisant dans son rôle de maire mais personne ne le prenait au sérieux. Rien que d'y penser, son sang bouillonnait.
—Votre langue a disparu Bédivère ? L'avez-vous oubliée à la cave ? Doit-on fouiller les fonds de bouteilles ? Hannibal se tenait, jambes croisées, les bras jetés en travers du dossier du banc en bois où il était assis. Il fit un signe de main, l'air de dire, on vous écoute.
—Oui...
—Oui ? Voilà qui risque de nous demander du mal ! Peut-être si on s'y met à plusieurs... Il ricana, plusieurs membres du public avaient porté une main à leur bouche afin de dissimuler leur amusement.
—Non, je veux dire...
—Ah ! Mais, Bédivère, ne vous contentez pas de vouloir, dites, dites.
—C'est que... Hannibal prit un ton moqueur.
—Oui, non, je veux dire, c'est que... Du nerf, il semble me souvenir que vous saviez parler du temps où vous courtisiez ma sœur.
Bédivère pâlit, la voix grave d'Hector retentit.
—Ça suffit Hannibal. Bédivère, parlez, nous ne sommes pas venus pour nous donner en spectacle. Le maire reprit des couleurs et s'éclaircit la voix.
—Cette année, nous n'aurons pas besoin de la chèvre des d'Ecoute-s'il-pleut pour le banquet d'Edelweiss. J'ai le plaisir de vous annoncer que j'ai reçu, ce matin même, une bête spectaculaire qui nourrira le village entier.
Il y eut, ce jour-là, parmi les bancs remplis de l'église un silence notoire. Et dans une ville si embourbée dans le silence que ses habitants ont pris l'habitude de ne jamais se taire, un tel vide retentit d'autant plus. Hannibal fut le premier à reprendre ses esprits et posa une question bête, qui desservait un esprit comme le sien.
—Et de quel animal s'agit-il ?
Avec le recul, Hannibal dut se mordre la langue pour avoir posé cette question. Car, pour la première fois, Bédivère, si gauche dans ses discours, eut la parole qu'il fallait. La muse du langage était venue semer la panique car le maire bedonnant se mit à arpenter les rangs, un sourire inquiétant lui fendant le visage alors que ses mots semblaient venir d'ailleurs. D'un Hannibal ou d'un Erostrate, mais certainement pas d'un Bédivère.
—C'est un monstre. Une bête venue d'ailleurs, noire comme un ciel de nuit et dont les yeux vous perceront jusqu'au plus profond de votre être.
Lucien déglutit péniblement, ayant la désagréable impression que l'on se préparait à lui glisser d'une minute à l'autre la corde par laquelle il tenait la chèvre autour du cou. Celle-ci le regardait fixement, ses grands yeux plus calmes, la gueule ouverte bêtement, l'air de dire franchement, mon vieux, je ne m'y attendais pas non plus. Il se voyait déjà promené en laisse par Bédivère dans le village, drôle d'image qui lui donnait à la fois l'envie de rire et de pleurer.
—Elle a tué des hommes, des femmes, des enfants. Elle est sauvage, énorme, indomptable, féroce, hideuse, maligne, rongée jusqu'aux os par la cruauté. Son sang empoisonne, sa bile ronge comme de l'acide et son haleine rend aveugle.
Notons que Lucien fut sans doute le seul rassuré par cette description qui le rayait du bestiaire que dressait actuellement la foule.
La chèvre bêla. Hannibal, qui reprenait du poil de la bête (laquelle, reste encore à deviner, comme vous l'aurez compris) refusait de se laisser insulter, lui et sa famille, devant le village.
—Et donc, comment sommes-nous sensés sacrifier cette bête – pardon, ce monstre – au crachat venimeux et au sang magique ? Vous vous souvenez du concept de « sacrifice », pas vrai ? On doit pouvoir, en théorie, je dis bien, éventuellement, la sacrifier votre bestiole. Si elle est increvable, ça risque de jeter un froid le jour de banquet, sans mauvais jeu de mots.
Lucien devina un sourire derrière le voile de sa tante qui se tenait raide sur le banc, ses mains gantées sagement posées sur ses jambes croisées au niveau des chevilles. Tout le village, hilare, tourna à nouveau la tête vers Bédivère demeuré muet. Le duel entre les deux hommes n'était pourtant pas terminé mais Hannibal avait clairement réussi à piquer le maire de ses mots incisifs.
A la fin de l'envoi, je touche...
—Il y a un peuple qui affronte ce monstre armé d'une épée dans une arène. Nous ferons de même. J'ai confié l'animal à monsieur Henri Lusion. Elle sera enfermée au zoo le temps que l'on construise le nécessaire.
La salle s'anima. L'on allait construire une arène ? A Sneg ? Bédivère sourit, il semblait que sa petite déclaration avait fait son effet, mais Hannibal était un jouteur verbal aguerri et vit l'opportunité de désarmer son adversaire qui s'était trouvé tout au plus chanceux jusqu'à présent.
—Donc, si je comprends bien, vous proposez que l'un des nôtres aille affronter ce monstre, cette force de la nature, ce titan prodigieux, cette manifestation quasi-luciférienne (il prenait un malin plaisir à voir Bédivère se décomposer à chaque circonvolution périphrastique). Hannibal se tourna vers la salle, les bras grand ouverts et reprit d'une voix éclairée : Je vois ! Vous êtes le maire, le berger du village et vous comptez rivaliser le domaine de ma famille en sacrifiant l'une de vos brebis lors du banquet !
Une femme s'évanouit dans l'église.
—Non, écoutez-moi, ce n'est pas cela du tout !
Mais il était trop tard, les mots ont la désagréable habitude de se glisser sous les ongles, de s'incruster dans les pores, de voler dans les yeux et bientôt toute la salle éclata en cris indignés. L'on entendait celle d'Hannibal, qui jouait de la peur panique des Snègiens pour toute chose vivant dans l'obscurité, demandant à Bédivère s'il comptait lui-même prendre le glaive pour terrasser la créature mais c'est la voix grave et douce de son frère ainé qui fit faire le silence à l'assemblée.
—J'affronterai cette misérable créature.
Une nouvelle irruption de murmures traversa l'église. Bédivère, qui n'avait jamais su résister à la tentation, se laissa aller à de douces rêveries d'un Sneg sans Hector. Car, bien sûr, même lui ne saurait survivre à la bête. Seulement, il semblait avoir oublié qu'Hector avait déjà, au fond de lui, quelque chose de bestial qu'il passait ses journées à terrasser et les jours où il n'y parvenait pas, Lucien, lui, se souvenait de la sauvagerie de son oncle. Mais, les deux hommes semblaient satisfaits de leur situation et échangèrent une longue poignée de main.
Il sembla alors à Lucien, demeuré assis auprès de sa tante, que la seule manifestation quasi-luciférienne présente était Bédivère et que son oncle venait peut-être de signer un pacte avec le diable. Helena, quant à elle, était restée interdite, mais tout son bon sens l'avertissait d'un danger imminent et un mauvais pressentiment l'avais prise aux tripes. Elle avait la désagréable impression de l'avoir déjà perdu. Chassant cette pensée de son esprit, elle se leva, ce qui eut pour effet de faire taire la salle, et tendit la main à son frère qui lui donna le bras. Lorsqu'elle dépassa Bédivère, elle s'arrêta afin de lui glisser à l'oreille, de sa voix douce et mélodieuse, pour la première fois depuis leur enfance, un avertissement.
—Sachez que si votre bête tue la mienne (c'était dit affectueusement), je la dévorerai toute crue dans votre arène, je sucerai sa moelle, je boirai même son sang et je laisserai crever ce village le ventre vide.
C'est ainsi que les d'Ecoute-s'il-pleut quittèrent le centre-ville pour regagner le domaine, les promesses d'Hector donnant le bras au menaces d'Helena.
Tantale franchit – enfin – les portes de la grange et vit Pandore, allongée sur le dos d'un cheval, pensive. Les mots qu'elle prononça lui firent l'effet d'un coup de bâton.
—Il faut que l'on parte.
Elle posa son livre, une histoire de bossu, de curé et de bohémienne au moyen-âge que son bonhomme de neige avait réussi à lui trouver, et se tourna vers lui. Il était à l'établi, un couteau à la main, taillant un morceau de bois lentement pour l'ajouter à sa collection de figurines. Elle soupira, excédée.
—Tu ne vois donc pas qu'une tempête se prépare ?
Les mois qu'ils avaient passés ensemble leur avait insufflé ce confort que l'on ressent en la compagnie d'un vieil ami mais les deux jeunes gens étaient diamétralement opposés dans leurs caractères. Pandore était aussi égoïste, belliqueuse et séductrice que Tantale était attentionné, doux et pragmatique. Néanmoins, la nuit, lorsque le Génie et Erostrate occupaient la scène, leurs similitudes les frappaient. Ils avaient au fond d'eux un désir ineffable, qu'ils n'osaient s'admettre l'un à l'autre mais dont la réalité faisait briller leurs yeux : celui de voir brûler Sneg.
Si Pandore en tirait une sorte de vengeance, Lucien ne parvenait pas à mettre de mot sur le sentiment qui l'habitait. Il imaginait une fleur lui poussant dans le ventre. Il sentait la tige grimper dans sa gorge et lui démanger l'arrière de la bouche tandis que les pétales poussaient derrière sa rétine, lui faisant tomber les écailles des yeux. Mais peut-être cette fleur n'était-elle que tissu cicatrisé, preuve que Sneg avait essayé de le tuer de l'intérieur. Si on l'ouvrait, après sa mort, il semblait clair pour Lucien que l'on y verrait une fleur : un petit bout d'été étouffé, séché et abandonné. Il regarda Pandore, repensa à la seule fleur qu'il avait pu lui offrir, à celle qu'elle avait à l'heure actuelle dans les cheveux, à celles qu'elle rapportait de la plage et qui flétrissaient à présent dans la grange. Il avait un devoir envers cette fleur, la laisser pousser, la laisser le dévorer de l'intérieur jusqu'à ce qu'il ne reste rien de Lucien d'Ecoute-s'il-pleut.
Il accepta de se laisser dévorer par Pandore. Curieusement, à l'heure même où Lucien devenait conscient du fait qu'il allait sans doute mettre à sang son village avant la fin du roman, Helena apprenait l'existence du Génie, inconsciente du fait que Pandore et elles avaient toutes deux l'intention de ne faire qu'une bouchée de Sneg.
Hector et Hannibal marchaient le long de la bibliothèque, les mains dans les poches. Hannibal gardait les yeux rivés sur le plafond en caissons qui abritaient les armoiries de la famille : une plume, une épée et une baguette de magicien, liées entre elles par une liane fleurie. Helena était assise, sa main caressant le vieux chien ronflant auprès du feu.
—Vous avez vu le génie ? Incrédule, elle resserra le nœud de sa robe de chambre en satin, croisant et décroisant ses longues jambes, les yeux rivés sur les flammes, admiratifs. Hector vint s'accouder à la cheminée, descendant son verre de whiskey d'une traite.
—Je sais que ça peut paraitre fou, mais on l'a vue.
—Comment le savez-vous ? (Helena était déjà plus disposée à écouter que lorsqu'Hannibal s'était emporté).
—Elle n'était pas d'ici. Helena tressaillit, il lui sembla avoir dit une chose similaire plus tôt mais elle ne s'en souvenait plus. Mais ce furent les paroles suivantes, celles qui tombèrent de la bouche de son frère accidentellement, sans qu'il ne puisse les rattraper qui la hérissèrent.
—Elle était belle comme une déesse.
Hannibal, les mains dans le dos, tournait autour du fauteuil de sa sœur, la regardant, curieux de voir quelle tournure allait prendre la conversation. Hector vit la mine sévère d'Helena et battit immédiatement en retraite. Ou presque.
—La police la recherche. Bédivère semble tout bonnement obsédé (cela ne fit rien pour améliorer l'humeur d'Helena qui se sentit perdre l'admiration d'un second homme). Je pense que nous devrions la trouver avant eux.
Hannibal eut un sourire viscéral.
—Que diriez-vous d'une petite partie de chasse ? Helena rompit le silence.
—Je pense qu'il s'agit d'une excellente idée.
Hector, qui n'aimait pas être la cause de sa mauvaise humeur vint s'assoir à ses pieds, reposant sa tête sur ses jupons. Elle se mit à jouer avec ses cheveux mais l'esprit de son frère avait rejoint celui d'Hannibal auprès de la falaise surplombant la plage où se baignait un ange.
Comme ils auraient ri en apprenant que son cœur appartenait à leur Lucien. Comme ils auraient ri s'ils avaient été d'autres personnages et celle-ci, une autre histoire.
Alors que se préparait une traque à l'homme des deux côtés de Sneg, Tantale et Pandore mettaient au point leur dernier numéro. Ils ignoraient tous deux que le village rêvait d'un Génie courant à travers les bois de lune, habitude qu'avait prise Pandore, grisée par le succès de leur spectacle. Son apparition se vivait comme un secret de polichinelle : tout le monde la savait vraie, mais l'on continuait à faire semblant. Tel en était de Sneg. On aimait s'y raconter des histoires.
Lucien, Tantale, Erostrate sentait monter la tempête dont Pandore avait parlé. Mais, il n'en avait plus peur, il l'attendait, presque impatient. Et, en l'attendant, il continuait à essayer de plaire à sa fille d'été qui se lassait toujours aussi vite. Il n'y avait pas de spectacle la nuit où Lucien fit découvrir à Anastasia (ils étaient sans artifices pour un soir) la fontaine qu'Hadrien avait fait construire à Evangeline.
Ils se retrouvèrent face à face, leurs corps séparés par la fontaine en or. Dedans, l'eau était noire et on y voyait le reflet du ciel. Lucien plongea ses mains dans le miroir céleste, il retira sa chemise pour révéler un torse développé et si blanc que chaque veine dessinait de longues racines bleues menant vers une fleur pourpre qui battait dans sa poitrine, puis il ôta son pantalon, ses bottes, ses chaussettes et son slip en coton blanc. Anastasia demeurait interdite, ne sachant pas quoi penser du géant nu dans la fontaine. Il lui prit la main. Elle se dégagea. Il se laissa retomber dans l'eau glaciale et fit la planche. Le vent porta le doux murmure du jeune homme aux oreilles de sa Pandore.
« Viens. Viens te baigner parmi les étoiles ».
Anastasia défigurait le garçon qu'elle appelait Tantale et, comme dans un rêve, ne maîtrisant plus tout à fait son corps, elle retira ses vêtements. Elle ne sentit ni la poudreuse craquer sous ses pieds, ni le rebord froid de l'or contre ses mollets quand elle enjamba la fontaine. Elle se contenta de nager dans la voie lactée, sirène gracieuse auprès de l'albatros maladroit, drôle d'oiseau marin. Alors que son Tantale s'immergeait dans l'eau, ne laissant dépasser que son nez et ses yeux de lynx du bassin, Pandore se redressa et marcha gracieusement autour de la large tige en or que la chute continue d'eau masquait. Elle y pressa son corps, laissant couler le jet sur son visage, puis elle passa la tête sur le côté afin que Lucien la voie. Sa main délicate joua avec la fontaine tandis qu'elle parlait.
« Pourquoi l'eau est-elle verte » ? Elle demeurait pensive en voyant perler le flot translucide sur ses doigts, puis, baissant les yeux, elle se rendait compte des reflets émeraude que projetait la lune sur le bac en or.
Lucien sourit et s'étira avant de se lever maladroitement. Il s'avança lentement, ses pas formant de grands remous d'où jaillissait une écume perle et vint se tenir en face d'Anastasia. Il mit sa main de l'autre côté de la tige, à quelques centimètres de la sienne et approcha l'autre du visage de la jeune femme dont il dessina les contours sans jamais la toucher et répondit suffisamment fort pour qu'elle l'entende par-dessus le bruit de l'eau.
« Le fond est tapissé d'agates ». Pandore acquiesça mais Tantale savait déjà que son esprit était ailleurs, elle était de nature distraite ce qui faisait d'elle une excellente spectatrice pour ses tours de magie mais difficile à capturer parfois. A peine avait-on commencé à la rattraper qu'elle se volatilisait en riant légèrement. Elle parla plus doucement, son sourire se faisant plus timide tandis qu'un air de confidence planait autour des deux adolescents dans la fontaine.
« J'ai l'impression de tomber depuis des années »
« Comme Alice dans le terrier du lapin blanc », demanda-t-il fièrement, l'ayant lu quelques temps plus tôt. Elle rit mais ce fut furtif, si rapide que Lucien ne se rappelait déjà plus du son que cela avait fait.
« Sauf que je n'arrive pas au pays des merveilles ». Elle regardait l'eau. Lucien aurait voulu qu'elle le regardât lui.
« Non, tu as trouvé Sneg à la place ». Elle secoua violemment la tête et se redressa, le regardant enfin.
« Je continue de tomber », Lucien prit ses mains et les posa sur les yeux d'Anastasia, il se pencha en avant et murmura à son oreille afin que même la neige ne puisse pas entendre,
« Abracadabra », Elle prit ses mains entre les siennes, ses beaux yeux regardant autour d'elle, à la rechercher du tour de magie. Sa bouche fit la moue et elle arqua un sourcil, non-convaincue.
« Qu'as-tu fait » ?
« Tu ne vois pas » ? Une fois de plus, ses yeux volèrent sur leur environnement, le jardin, la fontaine et vinrent se poser sur le magicien. Elle secoua la tête. L'air était mordant, la neige s'était arrêtée, ourlant la fontaine comme une dentelle fine. Un sourire s'étira sur le visage de Tantale et il regarda le ciel d'un air satisfait.
« J'ai arrêté le temps ». Les yeux de la jeune femme s'écarquillèrent et sa tête vint rejoindre les étoiles, son menton pointé vers le ciel étoilé. Elle murmura sa question.
« Comment le sais-tu » ? Autour d'eux était le vide, un vortex avait englouti Sneg et abandonné la fontaine en or dans le néant. Mais Pandore aimait ce néant parce qu'il était éclairé par les étoiles et que le parcourir à bord de leur fontaine serait une aventure. Ils étaient pirates, voguant sur le trou noir dans un navire en or. Un monde invisible s'offrait à eux cette nuit-là, leur laissant voir une porte entrebâillée où les deux voyeurs n'avaient pu se retenir de jeter un coup d'œil. Tantale la regarda. Il prit ses mains, les tournant dans tous les sens.
« Si la neige ne tombe pas, alors tu ne tombes pas ».
« Arrêter le temps ne m'empêchera pas de reprendre la chute ». Il la regarda intensément, la saisissant par les épaules.
« Non, mais ça me donne le temps de te rattraper ».
« Et quand le temps reprendra » ? Il fallait qu'elle sache, il fallait qu'elle entende la réponse qui menaçait d'éclater, déchirant le garçon en deux. Il la lâcha complètement, soudain embarrassé et mit ses mains derrière dans son dos, se tenant droit, le regard fixé sur le ciel. Sa voix coula, filet de miel dans la voie lactée et le cœur d'Anastasia, celui que le marionnettiste n'était pas sûr de lui avoir donné, s'emballa.
« Alors nous tomberons ensemble ».
Deux choses se produisirent à ce moment précis de cette nuit précieuse. Anastasia bascula de l'autre côté de la tige de la fontaine et saisit Lucien par la nuque, entremêlant ses doigts aux boucles blanches trempées du géant avant de l'embrasser, collant son corps au sien, la chair de poule remontant le long de ses membres et la neige se remit à tomber violemment, les gros flocons cotonneux volant autour d'eux dans une danse païenne, une véritable avalanche s'écrasant sur Sneg crépusculaire, enflammant leurs corps de gitans. C'était décidé, ils allaient quitter l'île. A présent, il fallait trouver comment.
Dehors,les flocons enfouissaient violemment Sneg sous la glace. Si Atlantis avait été une boule neige...
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