Chapitre 7 : la neige, c'est elle
« L'homme est un dieu tombé qui se souvient des cieux », Lamartine
Un verglas épais recouvrait les pavés de Sneg, baigné par la lune comme les vagues somnolentes d'une mer paisible. Toute l'île semblait miroiter, prise sous la glace qui s'était formée quelques jours auparavant suite à l'averse inespérée qui s'était abattue sur le village. Une neige croutée bordait les routes et une sloche glaciale imprégnait l'ourlée des pantalons qu'on se voyait obligé d'essorer en rentrant.
C'est ce qu'avait fait Ernest Bédivère en revenant de la mairie ce soir-là, agité par son entrevue avec Hannibal d'Ecoute-s'il-pleut. Il ne s'était pas attendu à le croiser mais alors qu'il s'entretenait avec Henri Lusion au sujet du taureau, Hannibal était apparu. Vêtu d'un kimono en satin, de chaussettes en laine et d'un sourire carnassier, il s'était adossé au chambranle de la porte en fumant sa cigarette. Puis, il s'était approché du dossier du fauteuil où était assis Henri et lui avait embrassé affectueusement le cou.
- Je vous mets mal à l'aise monsieur le maire ? il avait posé la question d'une voix qui trainait encore au lit, d'une voix qui était restée dans cette chambre à coucher dont Bédivère ne distinguait qu'un pied de lit depuis le salon.
Oui, lui soufflait sa morale datée.
- non, non.
- ah ben tant mieux alors. Un pan de son kimono s'ouvrit quand Hannibal se releva et Bédivère sentit son cœur battre plus vite, entendit son corps se tendre en voyant son torse tatoué de si près. Le sourire amusé qu'arborait le plus jeune des frères d'Ecoute-s'il-pleut lui laissa la désagréable impression que lui aussi s'était aperçu du changement pourtant, lui semblait-il, imperceptible.
- Comment se porte votre sœur ? Il était rare qu'Helena soit considérée comme une présence rassurante mais en l'ayant manifestée dans cette pièce, son fantôme se glissant entre Hannibal et Ernest comme un bouclier, ce dernier se sentait rassénéré, sa masculinité intacte.
- Comme une furie depuis votre petit coup de théâtre à l'assemblée. Si je dois encore subir Wagner au piano cette semaine, vous risquez de me voir débarquer chez vous.
Le ton mi taquin mi menaçant fit naître une boule dans l'estomac du maire qui décida d'ignorer la remarque. Hannibal se tint immobile, fixant Bédivère par-dessus le fauteuil de son amant. Il tira longuement sur sa cigarette, fit passer sa langue sur ses dents et ajouta,
- En fait, si vous voulez tout savoir, elle est jalouse. Ernest sentit ses joues s'enflammer. Même si ce n'avait pas été le cas, la lueur de victoire qui brillait à présent dans le regard de son interlocuteur le lui aurait confirmé.
Par Dieu, faites que je ne bredouille pas. Mais Dieu n'était pas dans la pièce. Il n'y avait que lui, Hannibal, Henri et le fantôme blasé d'Helena.
- J-j-j je ne vois vraiment pas de quoi.
Hannibal le laissa mijoter dans son malaise et son étroitesse d'esprit pendant quelques secondes, le prédateur en lui appréciant l'odeur de panique qui planait à présent dans la pièce. Il inspira profondément puis entendit le fantôme de sa sœur du coin du salon : tsk, tsk, tsk. Ça ne se fait pas de jouer avec sa nourriture. Il poussa un soupir exaspéré, grimaça et leva les yeux au ciel. Il aurait juré sentir l'ombre d'une calotte, ce qui eut pour effet de le faire sourire.
- Vous avez pourtant dû entendre la rumeur. Le génie est de retour à Sneg. Hector ne cesse d'en parler et depuis... Wagner. Tous les jours. Il joignit ses mains dans un claquement sonore, comme pour dire que voulez-vous ? Henri souriait en coin tout en regardant par sa fenêtre comme s'il s'attendait à voir passer le génie.
- C'est une légende, une histoire de gosses. Il n'y a pas de génie.
Pourtant, la neige folette qui valsait dehors semblait lui susurrer le contraire. Pourquoi faire venir le taureau ? Pourquoi s'en prendre ainsi cette année aux d'Ecoute-s'il-pleut ? Pourquoi maintenant ? Parce que j'en suis enfin capable, se justifiait Ernest.
Parce que c'est ta dernière chance pour le faire, lui rétorquait la neige.
Parce que c'est ta dernière chance pour le faire.
C'est cette pensée que lui soufflait l'air hivernal qu'il entendait à présent partout dans sa maison. Dans chaque grincement de porte et cheminée caverneuse. Tapie dans chacune des ombres et se reflétant dans chaque miroir, c'est ce refrain qui animait Bédivère. Quelque chose se préparait. Quelque chose avait changé à Sneg. Il porta la bouteille de whisky à ses lèvres et sentit les dernières goulées lui inonder la gorge. Il reporta son regard sur le feu qui brûlait dans l'antre du vaste salon de sa demeure. Il appréhendait toujours ces dernières gorgées, maudissait les fonds de bouteille car alors, les flammes qui dessinaient toujours la silhouette ondulante d'Helena d'Ecoute-s'il-pleut se métamorphosaient et des cendres s'élevaient les jambes galbées et le torse tatoué d'un autre. Il se laissa aller quelques instants à ce mirage puis détourna les yeux, fixant la fenêtre.
Deux yeux jaunes le regardaient à leur tour.
Ernest bondit de son fauteuil et se frotta les yeux, croyant à une hallucination. Mais, en les rouvrant, les deux billes le fixaient toujours et le loquet de sa fenêtre glissait vers la droite jusqu'à laisser échapper le claquement caractéristique : on venait d'ouvrir sa fenêtre. Bientôt, deux mains se glisseraient à l'intérieur et hisserait un corps étranger au sein de chez lui. Il sentit l'alcool battre contre ses tempes et passa ses mains le long de son visage afin de faire le vide sans son esprit. Il poussa un soupir tremblant et leva la tête, prêt à faire face à son assaillant.
Personne.
La fenêtre baillait depuis l'autre côté de la pièce. Derrière, la nuit et la neige.
On sonna à la porte.
Bédivère poussa un cri de surprise.
Puis,
Vous risquez de me voir débarquer chez vous.
Son cœur s'emballa mais pas de peur cette fois-ci. Dans son état d'ivresse, une floppée de scenarios lui passa devant les yeux, tournoyant dans la pièce comme si les flammes avaient quitté la cheminée et coloraient à présent le salon. Oui, ce devait être pour cela qu'il avait aussi chaud tout à coup. Sa maison avait pris feu. Les cristaux du chandelier tintaient comme le rire d'Hannibal et Ernest se précipita dans l'entrée, les yeux un peu fous. Il ouvrit la porte à la volée et une bourrasque glaciale vint lui caresser la peau en guise de salut. Intime. Presque émouvant.
Mais, ce n'était pas Hannibal d'Ecoute-s'il-pleut qui se tenait sur le porche du maire.
C'était un génie.
La jeune femme portait un lourd manteau en fourrure. Elle avait un diadème et battait un paquet de cartes dans ses mains. La première chose que remarqua Bédivère était que la neige semblait lui tomber autour. Pas une trace de flocons dans les cheveux. Comme si la neige se méfiait, n'osait se confronter à la divinité. Pas de vapeur blanche, non plus, à chacune de ses exhalations. Comme si elle ne respirait pas. Ou qu'elle était de la même température que Sneg. Ernest ignorait lequel de ces deux cas le rassurait le plus. Elle posa un pied dans son entrée tout en le fixant d'un air triomphal. Le maire se rendit compte qu'il retenait son souffle, qu'il s'attendait véritablement à ce qu'elle ne puisse pas physiquement pénétrer chez lui. Après tout, n'y avait-il pas des règles, des superstitions ? Ne devait-elle pas être invitée ?
- Je suis chez moi ici.
Comme Bédivère fixait encore ce pied unique qui avait franchi sa porte, il n'était pas sûr si elle avait parlé tout haut ou si sa voix s'était frayée un chemin dans son esprit. Et si elle voyait en lui, avait-elle vu les flammes ? Les silhouettes incandescentes ? Il rougit à cette simple idée. Elle avait dû passer devant en s'infiltrant dans ses pensées et rire. Elle était en effet chez elle. Dans cette maison. Dans sa tête. Elle était seule propriétaire de cette réalité. De cette nuit.
Je suis chez moi ici.
Sneg appartenait au Génie. Voilà comment elle est rentrée, se dit Bédivère. Cette maison lui appartient déjà. Depuis bien longtemps.
Elle hocha la tête, lui glissa un sourire bienveillant, comme pour le féliciter d'avoir compris aussi vite. Puis, elle le dépassa et se dirigea vers le salon, comme si elle connaissait la maison.
Je suis chez moi ici.
Oui, pensa Bédivère, vous êtes chez vous.
Il la suivit à son tour, comme en transe, et pénétra dans le salon où seule la lumière du feu baignait la pièce d'un faible halo. Cependant, il s'immobilisa en apercevant la longue silhouette affalée dans son fauteuil. Un haut de forme poussiéreux reposait sur la tête de l'intrus. Une grande main gantée tenait négligemment le pommeau d'une canne noire. Il ne pouvait discerner que deux grands yeux jaunes derrière le loup en satin noir.
- C'est vous alors ? C'est vous qui racontez ces sottises aux enfants et qui foutez le trouble dans mon village ?
- C'est moi. La voix était grave et basse. Impossiblement calme.
- La police vous cherche. Qui êtes-vous ? Que faites-vous chez moi ?
- Vous ne savez pas ? Pourtant, vous l'avez reconnue, elle ?
Bédivère jeta un coup d'œil au Génie. Elle souriait tout en examinant ses cartes, son regard se posant sur lui à chaque fois qu'elle en retournait une, comme si elle cherchait à comprendre le destin qui se profilait à chacun de ses tirages.
- Oui.
- C'est bien, souffla l'ombre. C'est bien. C'est que vous êtes croyant alors. J'en n'étais pas certain, vous comprenez. Je pensais... mais voilà, il fallait que je sois sûr. C'est bien. C'est bien. Si vous croyez en elle alors vous croirez en moi.
- Vous êtes le diable ? Bédivère avait chuchoté sa question. En face, le génie s'immobilisa le temps de rejeter la tête en arrière et de rire. Elle secoua la tête. Se remis à lui tirer les cartes. L'ombre repris.
- Non, non. Mais je suppose que nous nous ressemblons. Nous sommes tous deux des histoires.
- Vous êtes venu me tuer ?
- Non, je suis venu me raconter.
Bédivère resta interdit, un invité dans son propre salon. Du coin de l'œil, il distinguait le feu dont les flammes semblaient se tendre vers l'inconnu assis dans son fauteuil, une jambe jetée négligemment par-dessus l'accoudoir. Peut-être est-ce bien le diable, pensa Bédivère en étudiant les flammes dont la couleur était identique aux yeux de l'intrus. Peut-être venait-il du feu. Peut-être l'avait-il fait apparaitre. L'ombre faisait tournoyer sa canne du bout des doigts d'un air absent. Comme s'il avait lu dans ses pensées, il murmura,
- On m'appelle Erostrate.
- Est-ce votre vrai nom ? L'ombre l'ignora.
- Connaissez-vous l'histoire d'Erostrate ? le maire secoua la tête.
- Erostrate était un homme. Puis, il a incendié le temple d'Artémis et il est devenu légende. C'est pour ça qu'on se souvient de lui. Pour avoir détruit l'une des sept merveilles du monde. Parce qu'il ne voulait pas qu'on l'oublie.
Le génie, toujours agenouillée devant la table basse, avait cessé de tirer les cartes. Elle se tenait raide, une ride inquiète creusant le coin de ses yeux. Si Bédivère avait été certain qu'elle respirait, il aurait dit qu'elle semblait avoir cessé depuis qu'Erostrate parlait. Ce dernier fixait le maire, hésitant. Il semblait déterminer le chemin à prendre, le choix à faire. Enfin, il posa les deux pieds à terre et se redressa dans le fauteuil, un air résolu semblant grandir encore ce corps déjà impressionnant. Sa voix était posée mais Bédivère y décela quelque chose de profondément désespéré, une supplication dissimulée. Son choix fait, il tourna son regard vers la cheminée.
- Je ne veux pas être Erostrate. Je ne veux pas qu'on se souvienne de moi comme celui qui a réduit en cendres Sneg. Je ne veux plus être un monstre.
Alors, il retira son loup et Bédivère écarquilla les yeux.
- Je veux juste être Lucien. Je veux qu'on nous laisse tranquille. Voilà tout. Je veux que Sneg mette fin à cette guerre civile qui nous empoisonne tous. Je veux qu'on cesse d'inventer notre histoire pour nous.
Le jeune homme parlait vite, il plongea à nouveaux ses yeux dans ceux du maire.
-Vous savez, les histoires c'est dangereux. Plus on fait de nous des monstres dans un conte de fée, plus je sens qu'on se transforme véritablement en bêtes. Alors cessons. Ce serait si simple de cesser.
Encore sous le choc, Bédivère n'avait pas bougé. N'avait pas respiré. L'espace d'un instant, face à tant d'humanité et de vitalité, il avait peut-être même cessé d'exister, Anastasia et Lucien occupant tout l'espace. Mais, le silence le ramenait à lui et c'était à présent à son tour de faire un choix.
Il aurait pu tendre la main et accepter le rameau d'olivier que lui tendait le jeune d'Ecoute-s'il-pleut. Dans une autre histoire, Ernest Bédivère aurait sans doute été touché par les paroles de ce jeune homme, il se serait avoué des vérités qu'il cachait au fond de lui. Il se revoyait déjà dans la cour de récréation, essayant de jouer avec Helena et ses frères, rougissant aux blagues grivoises d'Hannibal et admirant la force physique d'Hector qui montait aux arbres plus vite que n'importe quel enfant du village. Il avait tant désiré leur amitié et surtout, leur protection.
Mais les d'Ecoute-s'il-pleut n'étaient pas restés longtemps à l'école. Quand leur mère était morte, ils avaient été rapatriés au domaine afin d'aider leur père et le petit Ernest n'avait plus personne avec qui se disputer. Plus personne avec qui se faire renvoyer de cours ou pour lui garantir des heures supplémentaires en étude. Il ne lui restait plus qu'à rentrer et rentrer c'était voir son père.
Lorsque le mot père se glissa dans l'esprit de Bédivère, il jeta un coup d'œil nerveux dans le coin de la pièce, là où, tard dans la nuit, quand Ernest avait trop bu, le spectre imposant d'un homme bourru sortait de l'ombre, ceinturon à la main. Il grimaça.
Oui. Les d'Ecoute-s'il-pleut, sans même le savoir, l'avaient abandonné. Abandonné à son père et à ses accès de colère. Et ni la force d'Hector, la dignité d'Helena ou la langue acérée d'Hannibal ne pouvaient le protéger de ce qui l'attendait quand il rentrait. Voilà pourquoi il détestait cette famille. Parce que malgré sa foi et ses prières, on l'avait délaissé. Ses idoles, des charlatans. Et à présent, Lucien d'Ecoute-s'il-pleut voulait lui parler de monstres ? Mais que savait ce gamin de monstres ?
Les yeux embués de larmes, le maire leva la tête et croisa son regard dans la grande glace en argent suspendue en face de lui.
Lucien d'Ecoute-s'il-pleut était trop jeune encore, trop naïf pour comprendre les actions de Bédivère ce soir-là. Il me remerciera un jour se convaincu le maire en croisant le regard ambré plein d'espoir du garçon. Lucien voulait voir un monstre ? Très bien, il serait un monstre. Bédivère accepta son rôle de méchant dragon à abattre, il s'enorgueillit même du personnage, détourna le regard pour qu'on ne le vit pas pleurer et pris le téléphone posé sur la console à sa gauche.
- Qu'est-ce que vous faites ?
C'était elle qui avait parlé. Elle qui se tenait à présent derrière le fauteuil de Lucien, ses mains caressant les joues de son amant qui fixait le feu, un air de dégout et de déception brillant dans ses pupilles. Ernest pris une profonde inspiration et fixa cette image des deux jeunes gens dans sa mémoire. Eux aussi existeraient tapis dans l'ombre de ce salon dorénavant. Leurs silhouettes se profileraient le long des murs, dialoguant avec le maire quand il aurait trop bu. Deux fantômes de plus dans cette maison.
-Oui, bonsoir. C'est monsieur Bédivère. On vient d'entrer chez moi par effraction. Lucien d'Ecoute-s'il-pleut et une jeune femme que je ne connais pas. Non, non, je vais bien. Ils viennent de sortir par derrière. Rattrapez-les. Il raccrocha le combiné, croisa les bras sur sa poitrine.
- Et maintenant, déguerpissez. Foutez-moi le camp.
Le génie embrassait les mains de son magicien, le suppliant à voix basse de se lever. Déjà les sirènes retentissaient dehors, le vent portant le son à leurs oreilles.
- Ecoute moi, il faut qu'on y aille. Je t'en supplie, Lucien, partons.
C'est par cette nuit désargentée qu'Anastasia Ciredétay et Lucien d'Ecoute-s'il-pleut cessèrent de faire semblant. Ils tombèrent en désenchantement, abandonnant derrière eux les demi-dieux qu'ils avaient été. Tantale et Pandore dormaient enfin. Comme deux peaux de bêtes qu'ils auraient retirées, le Génie et Erostrate gisaient au fond d'une grotte glaciale, seuls protecteurs du cœur de Sneg. Désormais, il n'y aurait plus de héros, plus de quête pour sauver un village qui ne voulait pas être sauvé.
- Il est temps de partir.
- Oui, répondit enfin Lucien, son front contre celui d'Anastasia. Il est temps de partir.
Quelque chose s'était éteint dans son regard. Il se leva mécaniquement, dépliant ce grand corps comme un automate qu'on aurait rembobiné.
Enfin, ils disparurent.
Seul dans son salon, Bédivère fixait la fenêtre ouverte par laquelle s'infiltraient de gros flocons blancs. Il pleurait à genoux, les mains jointes, demandant pardon aux amis qu'il aurait tant voulu avoir. Puis, il tourna brusquement le regard vers le coin sombre où l'ombre silencieuse de son plus vieux tourmenteur le dévisageait avec dégout.
- Ils l'auront pas celui-là, tu m'entends. Ha ! Ha !
Une bourrasque particulièrement violente s'infiltra pas la fenêtre laissée ouverte, fit gonfler les lourdes teintures en velours et vint éteindre le feu. Bédivère renifla, se laissa tomber dans son fauteuil et termina de vider son verre, d'un trait. Quand la police pénétra enfin dans le salon glacial, il chantait tout bas, c'était la fille du beau Neptune, c'est elle la fée des bois de lune...
҉҉҉
Anastasia ne sentait pas le froid lui mordre les chevilles, les gros flocons comme des chiens qu'on aurait lâchés et dont elle entendait les dents claquer à leurs talons. Lucien lui tenait la main alors qu'ils courraient et donc elle avait chaud. Comme toujours. Elle voyait les larmes de son bonhomme de neige perler sur ses joues et ne savait que dire pour apaiser son cœur brisé. Il y croyait si fort, se dit-elle alors qu'ils filaient sous un des puits de lumière typique des bois de lune. Il avait tant voulu lui prouver que Sneg pouvait changer, qu'ils pouvaient avoir une vie ici et qu'il y avait encore, sous toute cette neige et tout ce silence et toute cette insomnie, de l'espoir. Alors, elle avait accepté. Accepté qu'ils se rendent chez Bédivère pour lui demander son aide, son soutien.
Encore un échec, bien sûr.
Dès lors, la route était toute tracée : ils devaient partir. A Sneg, ils ne seraient jamais que des criminels : Erostrate et le Génie. Des bêtes fabuleuses qu'on finirait par enfermer parmi les licornes et les Phoenix dans le Zoo d'Henri. Il ne leur restait plus rien à faire. Ni se battre, ni se venger. La neige était insomniaque et elle les avait vu venir depuis le début. Et maintenant, elle les raillait. Anastasia entendait partout autour d'elle son rire. Les branches des arbres nus formaient d'effroyables rictus et même la lune leur avait tourné le dos, les plongeant dans les ténèbres. Cette neige était noire, noire. Les flocons, des abysses. Les stalactites pendant des arbres, des poignards invisibles brandis par des assassins clandestins.
Soudain, la voix de Lucien vint interrompre le vent.
- Attends, attends.
- Quoi, qu'est-ce qu'il y a ?
- Je vois rien, je vois pas ce que je fais, où je mets les pieds.
Elle sentit la main de Lucien dans ses cheveux, sentit le battement familier de son cœur sous sa main. Ils se remirent à avancer lentement à travers les bois.
- Elle se fout de nous, non ? Anastasia avait chuchoté la question en cherchant des yeux les flocons qui lui cinglaient la peau, eux qui n'osaient la toucher il y a encore une heure.
- Ouais. Elle se fout de moi. Il laissa échapper un rire jaune. Je suis vraiment con. C'est pas possible d'être aussi con.
Il s'adossa contre un arbre, se laissa glisser jusqu'à terre, comme si on lui avait percé le cœur.
-Qu'est-ce que tu fais ? Il faut qu'on avance.
-Juste une minute. Il faut que je m'effondre juste une minute et après, on repart.
Anastasia regarda autour d'elle. S'effondrer ? Il avait besoin de s'effondrer ?
-Et moi, je m'effondre peut-être ? Quand on m'a arraché au cirque ? Quand on m'a dit de me taire et d'être belle ? Quand j'ai fait naufrage sur cette île maudite ? Quand je suis tombée éperdument amoureuse d'un homme qui préfère rester dans ce trou infernal que de partir avec moi ? Alors maintenant, tu te lèves et tu me suis ou bien je te traine par les cheveux jusqu'au bateau.
-Pour aller où ? Y a nulle part d'autre pour moi. Regarde-moi, je suis tout en neige. Je suis enneigé. J'existe pas au-delà de Sneg. Je t'ai rêvé. Ce premier jour sur la plage, je t'ai bâtie comme on bâti un château de sable. Et là, ce soir ? La marée monte. Bientôt, tu retourneras à la mer et moi, je retournerai à la neige.
Elle le gifla. Fort.
-Ecoute-moi bien, Lucien. Je ne suis pas un rêve. Pas un génie. Pas un château de sable. Je ne suis pas ta création. On n'est pas dans une de tes histoires, d'accord ? J'ai pas bu un filtre d'amour, tu n'es pas aller fouiller des tombes pour m'assembler dans un laboratoire. Je suis une femme qui choisit de t'aimer. Je vais te sauver la vie, Lucien d'Ecoute-s'il-pleut. Je vais te sauver la vie et toi, tu en raconteras l'histoire.
Les yeux jaunes de Lucien brillaient comme des lucioles dans l'obscurité du bois. Il caressa la joue d'Anastasia, un sourire triste s'étirait sur son visage.
-Je crois qu'on m'a vidé de mots, je suis pas sûr d'en être encore capable. Raconte en une plutôt, toi.
- Tu veux que je parle ? Tu veux que je conte ? Ok. Mais seulement pour toi parce qu'elle, c'est pas notre public.
Elle prit une légère inspiration, s'installa tout contre Lucien, lui murmurant les mots à l'oreille. Une histoire secrète, rien que pour lui.
-Il était une fois un orphelin qu'une reine avait enfermée dans son royaume de glace. Tu la connais ?
Lucien hocha la tête. Chuchota,
- Ouais, je la connais.
- Très bien. Sauf que voilà, l'orphelin était en fait un héros, un prince. Il aurait dû régner, tu comprends ? Mais, la reine avait lancé un sort à la mort de ses parents et tout le village l'avait oublié. Et quand tout le monde t'oublie alors toi aussi t'es un peu mort. Les années s'enchainaient et plus le temps passait, plus le royaume était silencieux. Mais avec le silence vint le doute et la reine avait si peur qu'on lui usurpe son trône, comme elle au prince, qu'elle refusait de dormir. Quand elle fermait les yeux, elle voyait sa mort, elle se voyait assassinée dans son sommeil, son royaume conquis dans la nuit. Si même une seule personne était réveillée dans le royaume, alors elle refusait de dormir. Mais cela ne pouvait continuer, il lui fallait se reposer et donc elle jeta un deuxième sort à l'horloge du château, de sorte que la nuit dure une heure de plus et qu'elle puisse se reposer sans que personne ne s'en aperçoive. Cette vingt-cinquième heure, c'était une heure volée aux sorcières, une heure où plus personne n'existait. Ou chacun avait fermé les yeux et donc, sans personne pour assister au réel, seul le rêve demeurait.
Anastasia renifla. Ses yeux luisaient.
- Raconte-moi la suite.
- Et puis une nuit, une petite joueuse de tambour se réveilla pendant la vingt-cinquième heure. Personne ne sait comment ni pourquoi mais elle ouvrit les yeux et vit les rêves de tout le royaume là, étalés devant elle. Elle avait peur.
- Peur ? la joueuse de tambour ?
- Oui. Parce qu'elle pensait être seule pour toujours, coincée dans la vingt-cinquième heure. Alors, elle se mis à jouer, en espérant réveiller les dormeurs. Mais personne n'ouvrit les yeux. Elle tambourina longtemps en marchant à travers le château, parmi tous ces rêves, jusqu'à ce qu'elle ne sente plus ses mains et que son tambour ne s'use. Elle arriva enfin à la plus haute tour du château et derrière la porte, elle entendit bouger.
- Et alors ?
- Elle demanda « qui êtes-vous », et on lui répondit « ton écho ». Elle insista, « ouvre moi », on lui répondit « je ne peux pas. Je ne suis qu'un écho ». Elle ne se laissa pas démonter, « si tu es mon écho, alors tu es moi et j'ai décidé d'ouvrir la porte », la porte s'ouvrit en riant. La joueuse de tambour laissa échapper un hoquet de surprise, « mais, tu n'es pas mon écho », on lui répondit, « Je suis un écho. Un écho du passé ».
- C'était le prince ?
- Oui, tu vois, la reine, quand elle a jeté son sort, elle a demandé à ce que tout le royaume dorme, mais le prince, personne ne se souvenait de lui, même pas la magie, alors à la vingt-cinquième heure, il existait enfin, parmi les rêves. Il expliqua tout cela à la joueuse de tambour mais elle avait toujours peur : « et si, moi aussi je dors, et que tu n'es qu'un rêve ? ». Le prince était triste, « personne ne rêve de moi », « pourquoi ? » demanda-t-elle, « parce que, pour qu'on rêve de moi, il faudrait qu'on se souvienne de qui je suis ». Alors, la joueuse de tambour demanda « qui est-tu ? » mais quand le prince tentait de lui répondre, sa voix était floue, comme si l'air lui mangeait ses mots à peine eurent-ils franchis ses lèvres. Et la joueuse de tambour répétait « qui, qui ? » mais là réponse demeurait inintelligible. Le prince soupira « moi aussi un jour je m'oublierai ». Mais la jeune musicienne ne se laissa pas abattre, « et si on demandait aux rêves ? Peut-être le sauront-ils ? ». Elle prit le prince par la main et ensemble ils traversèrent le royaume, interrogeant les songes de tous ses habitants, à la recherche d'un nom. Le prince était doux, gentil, honnête et courageux et avant la fin de la vingt-cinquième heure, la joueuse de tambour en était amoureuse. Mais déjà l'horloge du château sonnait et les rêves se dissipaient, la reine se réveillait et le silence gagnait à nouveau le royaume.
- Parce que les rêves font du bruit ? Anastasia sourit,
- C'est très distinctif.
- Ah bon ? Lucien souriait lui aussi à présent.
- Oh oui. Comme le tintement d'une clochette. Pour qu'on puisse mieux les suive.
- Et alors ? Qu'est-ce qui s'est passé ?
- Le prince retourna dans sa tour, ne voulant être découvert par la reine et la joueuse de tambour repris sa place auprès des autres musiciens. Mais, quand enfin tout le royaume était réveillé et que ce silence glacial s'était à nouveau installé, elle se mit à entendre un battement. Elle chercha autour d'elle pour voir si un autre joueur de tambour entamait un morceau. Cependant, personne ne semblait l'entendre à part elle. Mais le rythme était si beau, le son si pur et mélodieux qu'elle se mit à le jouer sur son tambour. La reine comprit aussitôt que quelque chose n'allait pas. Tu comprends, elle avait reconnu le battement. C'est celui qui hantait ses nuits, le battement qu'elle n'avait jamais réussi à faire taire mais simplement à faire oublier. C'était le cœur du prince que la joueuse de tambour faisait enfin battre à la cour. Un écho. Le prince, en se sentant exister au-delà des murs de sa tour, osa descendre. Grâce au courage de la joueuse de tambour, il poussa les portes de la salle du trône et se retrouva face à la reine. « Comment es-tu sorti ? » demanda-t-elle, « on ne peut pas enfermer le passé dans une tour » répondit la joueuse de tambour. La reine, sentant que la jeune musicienne était sur le point de découvrir la vérité, jeta un troisième sort : elle endormit la joueuse de tambour pour toujours. Le prince, fou de chagrin, supplia la reine de lever sa malédiction, en vain.
- Ça se termine pas comme ça ? Anastasia sourit.
- Tu penses quand même pas que la joueuse de tambour va se laisser faire ?
- Mais, elle dort.
- Non, elle rêve. Et dans ses rêves, elle revoit le prince. Alors, à la cour, on se met à se souvenir. Elle rêve si fort qu'elle lui redonne vie. Elle rêve jusqu'à en faire un homme de chair et d'os, jusqu'à ce que la magie soupire son nom à l'oreille de chaque villageois. Elle l'aime tellement que ses rêves prennent corps et s'abattent sur la reine. Elle le venge. Elle mène l'assaut depuis son imagination. Son tambour est une arme de guerre, il sonne le début d'une bataille, la chute d'un empire et le réveil d'un royaume. Les sorcières viennent chercher la reine pour la punir de leur avoir volé une heure magique, on célèbre les nouveaux souverains. On place le tambour de la reine sous une cloche en verre dans la salle du trône pour toujours l'entendre battre. Car tant qu'il bat, le royaume est sain et sauf même quand le cœur du roi s'éteindra, l'espoir demeurera.
- C'est une jolie histoire. Tu devrais la raconter à l'un de nos spectacles.
- Peut-être.
- On n'aurait pas dû s'arrêter aussi longtemps, ils vont nous retrouver.
Anastasia s'écarta de Lucien pour qu'ils reprennent leur route quand elle entendit les cris.
Les mains en l'air.
Plus personne ne bouge.
Lucien d'Ecoute-s'il-pleut, écartez-vous de la fille.
Vous êtes en état d'arrestation.
Ça va mademoiselle ?
Il vous a fait mal ?
J'ai dit, pas un geste !
On l'arrachait aux bras de Lucien. Il leur hurlait de la lâcher, envoyait accidentellement son coude dans la mâchoire d'un des policiers. On le plaquait au sol. Quant à elle, le froid de la neige gagnait enfin ses pieds, s'immisçant entre ses orteils, victorieux. Pour la première fois depuis son arrivée à Sneg, elle grelottait.
҉҉҉
Les histoires sont de drôles de choses, pensa Anastasia assise dans le commissariat de Sneg.
- Vous êtes en sécurité ici. Vous pouvez nous dire ce qui s'est vraiment passé. Il ne peut plus vous faire de mal.
Vous ne voulez pas de la vérité, aurait voulu répondre Anastasia.
Elle avait pourtant filé une belle histoire, la vérité une laine inusable facile à travailler. Et personne ne l'avait cru. Alors, telle Pénélope, elle se mit à défaire son travail, optant cette fois-ci pour un tissu de mensonge grossier. Cependant, de nouveau à son rouet, elle refusa de filer le récit qu'on voulait d'elle. Celle de la jeune fille naïve et égarée qui s'était laissée embrigader par Lucien d'Ecoute-s'il-pleut dans une nuit de crime. Si les enfants de Sneg ne dormaient plus pour assister aux spectacles du magicien Erostrate, c'était grâce à elle. Si Bédivère tremblait de peur en pensant à Lucien, c'était grâce à elle. Cette ville lui appartenait, pas à Lucien, mais à elle. Un souffle de légitimité vint nourrir le feu qui brulait en elle. Tout ce qu'ils avaient accompli ces derniers mois, c'était grâce à elle. Impossible d'écrire une histoire où on lui refusait son rôle. Elle ne serait pas oubliée. Elle réduirait Sneg en cendres pour qu'on écrive son nom dans les manuels d'histoire.
Elle sentit un élan de compassion pour Erostrate. Quel mal y avait-il à vouloir être reconnu ? A vouloir être commémoré ? Elle ne changerait sans doute pas la face du monde, se réduirait, comme tant d'autres, à un visage dans de vieilles photos abandonnées au fond d'une boite, mais ces quelques mois étaient les siens : l'ère Anastasienne. Et personne n'allait le lui enlever. Non. Il faudrait bien plus qu'un marteau et un burin pour effacer Anastasia Ciredétay des fondations de Sneg.
Elle cessa alors de raconter des histoires. A quoi bon ? Elle n'était pas faite pour ça, pas comme Lucien. Lucien racontait, elle agissait. Elle se cala dans la chaise qu'on lui avait donnée et croisa les bras devant elle.
- Je crois que je vais rentrer maintenant.
Le policier prit un air perplexe et bredouilla sa réponse.
-Vous ne pouvez pas rentrer, on est en train de vous interroger.
- M'interroger à quel sujet au juste ? J'ai parlé avec M. Bédivère. Il m'a ouvert la porte, m'a conduit dans son salon... Lucien était déjà là quand je suis rentrée. Nous n'avons rien pris, rien fait au maire. Nous nous promenions dans la forêt quand vous nous avez trainé ici sans aucune raison.
- Je... Enfin... Non... M. Bédivère a appelé les autorités ! Il a dit_
- Je pense qu'Ernest n'était pas tout à fait lui-même ce soir... Il avait bu. N'est-ce pas interdit ici ?
Elle avait ajouté la dernière pique d'un air innocent, écarquillant les yeux candidement.
-Il y avait une bouteille de whisky... et monsieur le maire semblait... un peu perturbé quand nous sommes arrivés.
- Hm. Oui. J'ai trouvé aussi. Y a-t-il autre chose ?
- Pardon ? Enfin, je veux dire... non. Rien d'autre.
Anastasia joignit les mains devant elle dans un claquement sonore et sourit. Le policier rougit jusqu'aux oreilles.
-Dans ce cas-là, je vous souhaite une excellente soirée.
Elle poussa au centre de la table la feuille et le stylo qu'on lui avait fourni pour qu'elle rédige sa version des faits et se leva. Elle prit le haut de forme de Lucien qu'elle avait ramassé dans la forêt avant qu'on ne l'emmène et le posa sur ses cheveux encore mouillés, sentant presque les doigts de son amant redresser le bord du chapeau pour mieux qu'elle y voie. Elle récupéra aussi sa canne et sortit la tête haute du poste de police de Sneg. Mais, juste avant de passer la porte, elle jeta un œil au jeune inspecteur qui l'avait interrogée et le vit tendre le bout de papier sur lequel elle avait écrit à son supérieur. Celui qui était enfermé dans l'autre salle avec Lucien. Elle sourit et tendit sa canne vers le ciel.
- Rien n'est encore fini.
Une bourrasque vint s'enrouler autour du tombé de sa chemise de nuit en réponse à sa déclaration. Les doigts glacials de l'air snégien s'accrochaient à Anastasia, comme pour la retenir au poste, lui éraflant la peau, mais la jeune femme marcha en direction du domaine d'Ecoute-s'il-pleut d'un air absent, ne pensant qu'au message codé qu'elle avait laissé à son bonhomme de neige.
Je nagerai parmi les étoiles.
*
Lucien sortit du commissariat tard dans la nuit, flanqué par ses oncles qui étaient venus le chercher en apprenant qu'il était détenu dans le centre-ville. Depuis, quelque chose de menaçant circulait entre les trois hommes, une liane invisible les enchainant les uns aux autres, imposant une confrontation à laquelle Lucien se serait volontiers soustrait.
-Qu'est-ce que t'as fait, Lucien ?
-Rien.
Cela faisait presque une heure qu'Hannibal et Hector répétaient les mêmes questions.
-Pourquoi les flics t'ont arrêté ?
-Pour rien.
De toute façon, jamais on ne l'aurait cru s'il leur avait dit qu'Anastasia l'aimait. Qu'elle voulait l'emmener avec elle, loin d'ici. Qu'elle s'était échouée à Sneg. Qu'elle était acrobate. Qu'elle savait se tenir debout sur le dos d'un cheval. Qu'elle aimait ses tours de magies et ses histoires.
-Mais bon sang Lucien ! Qu'est-ce que tu foutais chez Bédivère.
-Mais rien, je te dis ! Je faisais rien !
Je faisais rien.
Il faut partir.
Pour la première fois, Lucien était d'accord avec Anastasia : s'il restait, il continuerait à ne rien faire. Il était temps d'agir. Il ne pouvait plus se contenter de raconter des histoires. Comme elle, il deviendrait un héros.
-C'est qui cette fille ? Qu'est-que tu lui as fait ?
-Rien. J'ai jamais rien fait.
Si son ton hargneux surprit ses oncles, ils n'en laissèrent rien paraître. Ils lui tournaient autour, cherchant comment abattre leur proie au plus vite. Une leur folle brillait dans les yeux d'Hector. Une lueur que reconnut Lucien.
Plus on fait de nous des monstres dans un conte de fée, plus je sens qu'on se transforme véritablement en bêtes.
Il regardait à présent ces deux bêtes surgies d'un conte qu'on lui avait lu de force, la seule histoire qu'il n'arrivait jamais à changer. Il comprit au plus profond de son être qu'un lien familial était sur le point de céder. L'air était chargé de tension, la terre, gorgée de non-dits. Une fois de plus, Lucien se sentait tendu entre ces deux sphères, les pieds s'enfonçant dans la névasse brune et le visage fouetté par un vent assassin. Quand Sneg n'arrivait plus à respirer, elle se retournait contre Lucien. C'en était toujours ainsi.
Voltaire dans la salle de classe, ses camarades derrière l'école et ce soir, ses oncles au milieu des champs.
Réalisant ce qui était sur le point de se produire, Lucien inspira profondément et ferma les yeux pour ne pas savoir lequel de ses oncles lui envoya son poing dans la figure en premier.
Anastasia voyait, depuis la fontaine, Hector et Hannibal poussant leur neveu à terre.
Un coup de pied dans les côtes.
La nuit leur servait de masque, la neige de témoin.
Les os du garçon craquaient comme la banquise.
C'était d'une violence inouïe, leurs coups si plein de passion et de haine, s'acharnant à peindre une toile sanglante.
Pied botté écrase tête blonde.
Enfin, après l'avoir piétiné, trainé par la crinière, jeté dans les champs et battu avec le manche d'une pelle abandonnée, les deux hommes se retirèrent, reprenant leur place dans l'ombre, disparaissant dans la nuit comme s'ils n'avaient jamais été là.
Anastasia se jeta dans le froid, pieds-nus, toujours vêtue de la chemise de nuit en soie d'Evangeline, et s'écroula aux pieds de Lucien en gémissant. Elle le vit à la lumière de la lune, couvert de sang. Il ne bougeait plus. Ils l'ont tué, pensa-t-elle, ils me l'ont tué.
-Vous l'avez tué, hurla-t-elle.
Elle ignorait pourquoi elle regardait le ciel à cet instant. Elle n'avait pas de foi, elle n'en voulait pas à Dieu. Peut-être voulait-elle continuer à se donner un rôle, à jouer la comédie. Elle joignait les mains, s'imaginait couronnée d'un halo, une madone baroque, une vierge Marie contemplative. Mais alors un flocon lui tomba sur le bout du nez et elle sut à qui elle en voulait. Elle s'essuya les yeux du dos de la main, elle pleurait. La neige tombait en même temps que ses larmes et elle passa une main dans les cheveux blancs souillés par la terre et le sang. Soudain, il respira. Sifflant et rauque, l'air jaillit de ses poumons dans un de ses hurlements plaintifs que seul le vent sait émettre. Pas mort ? Anastasia était sidérée. Mais le sang... Elle leva à son nez la main qu'elle passait dans sa tignasse. Elle inspira. De la betterave. Elle jeta un coup d'œil autour d'elle et se rendit enfin compte dans quel champ elle se trouvait. L'odeur lui monta au nez d'un seul coup, comme si elle avait refusé de la sentir jusqu'à présent.
Anastasia savait qu'il fallait le rentrer, le soigner, mais il restait étendu, les yeux tournés vers les étoiles, une larme coulant le long de sa tempe. Il souriait. Il avait oublié d'être malheureux. Il lui dit d'arrêter de faire un flan, il lui dit de se coucher à ses côtés, il lui demanda ce qu'elle voyait. Elle chercha une constellation, la voie lactée mais le ciel était toujours couvert à Sneg et il était difficile de voir quoi que ce soit.
Elle lui dit qu'elle ne connaissait rien aux étoiles.
Il lui répondit qu'il cherchait le paradis.
Ils se releva, se mit à marcher, boitant et titubant le long des champs. Elle le suivit.
En arrivant à la plage, une main sur ses côtes abimées, il s'assit à nouveau et continua de chercher.
Ils se mirent d'accord sur une lumière à l'horizon. Une tache lumineuse qui perçait la brume. Il fallait regarder longtemps pour l'entrapercevoir et elle était si faible qu'il s'agissait peut-être d'une illusion d'optique, mais c'était leur paradis.
-C'est pas une étoile, se plaignit Anastasia.
-exactement, retorqua Lucien.
Ils fixèrent la lumière d'un lampadaire de l'autre côté de la mer qui aurait dû être impossible à voir. Ils en savaient tout. Le sable y était chaud et les oiseaux vrais. Les cœurs mécaniques et la neige étaient bannis. Ils y auraient leur propre magasin de jouets et vivraient enfants, seuls à deux, en écoutant fort du rock n roll, en faisant des tours de magie et en se déguisant.
La nuit encore noire, Anastasia se leva, ils avaient manqué le spectacle. Leur public était sain et sauf dans leurs petits lits. Il se mit à neiger plus fort. Elle se mit à rire. Mais pas un vrai rire. Un de ces rires nerveux, hystériques qui déforment la bouche et vrillent les oreilles. Elle se leva.
Lucien la regardait, plus amoureux que jamais. Ses cheveux ébouriffés par le vent, tremblant frénétiquement dans l'air froid, le nez et les oreilles rouges, les yeux fous et clairs. Sa chemise de nuit lui tombait de l'épaule, elle portait encore les gants en dentelle mais avait perdu les chaussures. Elle ne portait aucun bijou et le satin de sa robe était taché par la betterave. C'était Lady Macbeth, frottant furieusement ses mains, mais sans crime.
Mais ça au moins, elle pouvait y remédier.
Elle marcha lentement vers la grange, elle se parlait. Lucien la suivait. Elle balançait ses hanches de façon séduisante, au rythme du vent. Elle était toujours neige. Elle parlait un peu plus fort. Elle se pencha, ramassa le voile qui était tombé à un moment donné de la soirée et se mit à marcher plus vite, à parler plus fort dans le sentier des sabliers. Lucien ne savait plus quand elle s'était mise à chanter, ni comment ils s'étaient retrouvés à courir à travers la lande des murmures cette nuit-là, mais il aurait juré qu'elle volât un peu.
Ils arrivaient au centre-ville de Sneg, et elle chantait à tue-tête. Elle lançait ses mains par-dessus sa tête, tournoyait, ses pieds légers, légers ! il riait, ils ne dormaient pas. Et ils couraient toujours dans les rues pavées, salées du village somnolant, les lumières des maisons s'allumant sur leur passage. Le manque d'instruments ne la gênait pas. Elle sautait sur une poubelle, bombant le torse dans une posture Broadway, et padam padam, elle dérapait sur le verglas, et ta ta ta, elle s'accrochait aux lampadaires et da dam da dam. Essoufflée, elle continuait à chanter Sous les palétuviers encore et encore et encore.
Les enfants passaient la tête par la fenêtre, leurs bonnets de nuit pendant entre leurs yeux. Personne ne respirait dans Sneg à part elle. Elle leur prenait tout, l'air, la nuit, leur sommeil. Elle était un marchand de sable dément, elle était le plus beau cauchemar dont ils ne voulaient pas se réveiller, elle était le rêve le plus délicieux qu'ils aient jamais fait. Ils ne savaient tout simplement pas où se mettre.
Bonaventure sortit, lampe à la main, souriant et retirant son chapeau lorsque passa Anastasia, sous son voile. Elle chantait si fort que même Bédivère sortit et s'évanouit en pensant voir un fantôme. Lucien suivait, comme hypnotisé, enchanté par cette sorcière aux pas de fée. Les trois grâces écoutaient depuis leur lit où elles dormaient toutes trois, un sourire étrange planant sur leurs lèvres fripées et le vieux Saule pleurait de grosses larmes qui roulaient lentement sur ses joues rougies, serrant fort son chapeau troué contre sa poitrine, les yeux tournés vers le ciel. Tuvache était laissé sans voix, les yeux écarquillés et un Corfou hilare battait le rythme en s'écriant « Terrible, c'est terrible ! » d'un air ravi. Les femmes s'accrochaient à leurs chapelets et tentaient de faire rentrer leurs maris qui sortaient dans la rue afin de suivre la déesse.
Car c'était elle bien sûr. Le génie des mythes fondateurs, des légendes de leur enfance, elle était bel et bien enchainée dans la cave des d'Ecoute-s'il-pleut et, enfin libre, marchait parmi eux. Luxure et enchantements baignaient les rues d'une atmosphère étouffante, le désir suintait et la joie prenait aux tripes. Ils s'imaginaient déjà tous dans son lit, dans les bras de cette beauté célestielle, ils étaient tous l'élu. Ils suivaient pieds-nus, dans leurs chemises de nuit, ce perce-neige bohémien. Ils tendaient le bras pour toucher ses cheveux et elle s'écartait en riant, ils tombaient à genoux en pleurant et certains lui lançaient les bijoux de leurs femmes. Et elle dansait. Elle applaudissait ce spectacle humiliant, dégradant, pathétique et arrivée en bas de la ville, elle regarda cette horde de bêtes assoiffée d'un nectar inconnu, affamée d'une chair qu'elle ne gouterait jamais, ramper jusqu'à elle, gitane. Elle continuait de chanter, mais de plus en plus bas, reprenant son souffle. Plus elle baissait le ton, plus ils avançaient, les visages longs, les corps malingres, les yeux noirs d'adultère pour l'égyptienne d'Hugo, cette enfant féconde. Elle cueillit une jonquille, se la mit dans les cheveux, ils retenaient leur souffle et elle savait, elle savait au fond de son corps de femme que si elle avait murmuré « battez-vous », ils se seraient crevés les uns les autres. Celui qui parla de sexe faible n'avait indubitablement jamais rencontré de femme. Elle balançait encore sensuellement des hanches, une lèvre charnue entre ses dents carnivores, fredonnant doucement, le vent balayant sa robe et son voile, ses chevilles et ses mollets exposés. Ils voulaient la croquer, son sein blanc presque visible au clair de lune. Tout était calme.
La Tempête : elle saisit brusquement Tantale par la nuque et, ne voulant pas prendre, une fois de plus, ce qu'elle souhaitait si désespérément qu'on lui donnât, elle murmura, les larmes dans la gorge, « aime-moi ». Et il l'aima, il l'embrassa, dents contre dents parce que leurs sourires se dévoraient jusqu'à ce que leurs lèvres, leurs langues, se rejoignent enfin. Ses mains dans ses cheveux, ses ongles dans sa peau, son sang dans sa bouche. Bestiaux et déchainés, ils se collaient l'un à l'autre comme des amants de longue date. Tantale buvait enfin. Pandore se souvenait qu'au fond de la boite demeurait l'espoir. La nuit fondait comme la neige. Dans la distance, leur paradis.
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