La musique du souffle
Imaginez un piano.
Un beau piano à queue, noir et brillant, qui s'entrouvre sur un intérieur de bois clair et accueillant, entre élégance raffinée et chaleur bienveillante. De nombreuses cordes métallisées qui scintillent. Des touches blanches et noires, luisantes, comme un sourire éclatant. Pieds élancés reposant non pas directement sur le parquet lustré mais sur de petites roulettes de métal afin de pouvoir déplacer cette lourde carcasse. Trois pédales, en bas, reliées par de fines tiges à la table d'harmonie. Reconnaissez la complexité de l'ouvrage, il doit falloir un talent fou pour construire une telle machine !
Mais le piano s'est mis à jouer. Entendez-vous la mélodie qu'il produit ? Quelle virtuosité, n'est-ce pas ? Ces dégringolades de notes se réceptionnant sur un parterre d'accords majestueux, la tempête de tons et de demis-tons rendus fous par tant de dièses, de bémols et de bécarres... Il y a des sons en profusion, voilà votre oreille pleine, si pleine qu'elle se désintéresse de la mélodie.
Oh, avez-vous remarqué ? Mais si, sur le siège en velours molletonné ! Vous ne voyez rien ? C'est normal ! Il n'y a pas d'instrumentiste, c'est ça l'astuce ! Et pourtant, la musique continue, fidèle à la partition.
Pratique la technologie : plus besoin de pianiste pour animer le piano, il joue tout seul. On pourrait faire de même avec un violon, qu'en pensez-vous ? Oui, évidemment, c'est plus complexe, mais on devrait pouvoir y arriver, avec une machine suffisamment précise et élaborée...
Et pour une clarinette ? Là, j'ai du mal à imaginer. Il faudrait reproduire non seulement les doigtés, mais aussi le souffle plus ou moins puissant selon la nuance, et les lèvres qui enveloppent l'anche ! Comment voulez-vous reproduire les lèvres et le souffle ? Ça ne marcherait pas, il y a trop besoin d'un être humain.
Et la trompette ? Encore pire ! Il faudrait que le souffle factice fasse vibrer des lèvres, plus ou moins contractées selon la note à atteindre... Non, c'est trop complexe, trop humain, trop charnel.
Je crois que les instruments à vent ne pourraient pas être mécanisés. Car au-delà des simples raisons techniques - auxquelles la science trouverait une alternative, j'en suis presque certaine - une machine ne pourrait pas recréer le Souffle, celui qui traverse le nez, la trachée, les bronches, les bronchioles, les alvéoles, celui qui nous sauve à chaque seconde, apportant dioxygène et évacuant dioxyde de carbone, celui qui nous anime de son éternel ressac. Le son feutré du saxophone, c'est lui !
On peut tout-à-fait dire que c'est ce souffle vital et intime, que c'est la vie-même, qui fait le son des instruments à vent. La musique à vent n'est pas mécanique, elle est fondamentalement vitale. Les notes que vous entendez ne sont pas de simples notes, ce sont des témoignages incessants de ce miracle qu'est la vie. L'instrumentiste qui s'époumone crie au monde sa volonté de vivre, son insatiable soif de liberté. Les notes sont ses mots. Le bruit de l'air qui s'échappe est le reflet de la passion qui danse dans ses yeux.
Le musicien est essoufflé de vivre et happe l'air avec avidité, l'aspire goulûment, extrait le dioxygène et expulse la musique. Chez les instruments à vent, la musique se puise au plus profond des poumons, elle naît de la vie.
Alors écoutez ces quelques notes susurrées à vos oreilles. Écoutez le doux chuintement de l'air qui s'égare. Écoutez la vie et admirez-la virevolter autour de vous.
Et n'oubliez jamais : chaque fois que vous entendrez ce petit son enseveli sous la puissance de la musique, vous entendrez chanter en sourdine l'âme de l'instrumentiste. Alors, peut-être que vos deux âmes se rencontreront et vibreront à l'unisson dans la musique, pour un court instant d'éternité...
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