𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚟𝚒𝚗𝚐𝚝

Bonne lecture !

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En se levant, Spencer a ouvert son frigo vide avec une tasse fumante de café dans sa main libre. Il a fixé les étagères froides avec un regard absent, a tourné la tête vers la corbeille sans aucun fruit, vers les placards poussiéreux, puis vers son évier parfaitement propre qui n'a pas vu l'ombre d'une vaisselle sale depuis des semaines.

Sa poubelle est pleine de plats vides, de sacs en papier, et tout l'appartement sent vaguement la nourriture asiatique.

Spencer a soupiré. Il s'est relevé, a bu tranquillement son café en relisant Guerre et Paix, puis s'est habillé pour descendre à l'épicerie du coin : la caissière lui a souri comme habituellement avant de poser quelques questions intéressées. Scanner ses quelques articles, écouter ses divagations enflammées à propos d'un livre qu'il a lu la semaine passée, puis finalement le regarder partir avec un soupir et un sourire déçu.

À présent, Spencer pèse l'exact quantité de farine nécessaire à la fabrication de son gâteau. La pâtisserie c'est un peu comme la chimie et parfois il se retrouve à s'y intéresser à nouveau pendant des semaines jusqu'à se lasser. Faire des gâteaux, encore et encore, jusqu'à trouver ses œuvres parfaites et enfin pouvoir passer à autre chose.

Une fois la farine pesée au milligramme près, il sort un autre récipient pour casser des carrés de chocolat. L'envie d'y croquer un morceau le fait hésiter, mais il décide que ce n'est pas le moment alors repousse l'odeur au fond de son esprit tout en découpant précisément des morceaux de beurre.

Le regard un peu lointain, il répète à voix haute :

— Trois œufs... de bons œufs fermiers qu'on trouve à la sortie de la ville vers le nord... puis 200 g de chocolat noir, celui spécialement pour les desserts, et à ça... tu rajoutes 50 g de farine et 80 g de sucre, mais je n'en mets que 40 c'est bien suffisant.

Ses doigts cassent des œufs mais comme il tremble légèrement, il disperse quelques morceaux de coquille à l'intérieur. Spencer met sans aucun doute quelques minutes de trop à les retirer, les yeux plissés et les lèvres serrées.

Quand ses œufs paraissent enfin nickels, il murmure :

— Tu termines le tout avec 80 g de beurre fondu, puis 3 cuillères à soupe de lait...

C'est au moment où il fouille son frigo à la recherche d'une bouteille de lait encore hermétiquement fermée que des coups résonnent à sa porte. Spencer se fige, cligne des yeux, puis referme lentement le réfrigérateur en jetant un coup d'œil à la porte d'entrée qu'il peut apercevoir au-dessus du bar en bois.

Il écoute. Les voix ne se taisent pas, alors il sait qui ne se trouve pas de l'autre côté. Personne ne toque à sa porte, à part peut-être ses voisins de temps en temps (celui d'à côté est même plutôt sympa : un été Spencer a décidé de construire lui-même les étagères de sa bibliothèque et quand le gars est venu sonner pour lui dire de ne pas faire ça à trois heures du matin comme un insomniaque névrosé, il a perdu sa voix en voyant le travail immonde et ridicule derrière son épaule. Il a fini par revenir le lendemain pour l'aider, juste pour pouvoir le critiquer en enfonçant des visses et des clous dans des planches et un mur. Spencer a décidé que Matthew est depuis plus ou moins son ami).

Spencer attend que le son recommence, ce qui ne met pas longtemps à arriver : il abandonne ses ingrédients, sort de sa cuisine, et marche rapidement en direction de la porte sans se soucier de son pull plein de farine. Ses mains sont encore humides et sentent le savon.

La personne toque à nouveau trois fois.

— Oui, oui, je suis juste là je...

La porte s'ouvre, et le demi-sourire de Spencer Reid tombe aussitôt.

Dans son ventre, quelque chose se retourne et il est soudain soulagé de ne pas avoir mangé ce carré de chocolat un peu plus tôt car la bile remonte dans sa gorge. Il ouvre la bouche. Rien ne sort.

Devant lui, le visage de Gideon se froisse un peu. Ses mains sont dans ses bras, ses bras ne sont pas tendus, ses épaules sont rentrées. Il serre les lèvres, puis se racle la gorge.

— Est-ce que... je peux entrer ?

Pendant une seconde, ce n'est même plus le choc ou la surprise qui lui donne envie de vider son estomac mais une peur viscérale. Une peur qui a plus ou moins toujours été là, et qui tout à coup refait surface comme des vagues inondant le bord d'une esplanade lors d'une tempête. Sa respiration s'accélère, et il essaye de voir, de comprendre.

Pendant une seconde, oui, Spencer croit que Gideon est un fantôme.

Cette idée lui serre la gorge si fort que ses yeux s'humidifient.

Puis l'instant d'après, il remarque deux choses ; la peau de son ancien mentor ne brille pas, pas même un peu, et la sensation qu'il a toujours face à une fantôme ne vient pas. Le fait qu'il sache toujours si la personne qu'il vient de croiser dans la rue est morte ou vivante, le fait qu'il sache sans lever les yeux de son livre si Riley est dans la pièce, qu'il puisse voir apparaître une silhouette face à lui pendant une enquête sans hausser un sourcil ou sursauter.

Spencer le sait toujours, depuis si longtemps.

Et là, Jason Gideon est devant sa porte. Il a toqué. Il a attendu. Et sa voix n'a pas changé.

— Est-ce que... tu es mort ?

Sa voix craque et sa lèvre tremble : il ne sait même pas pourquoi il vient de demander ça. Son cerveau lui prouve par A+B que l'homme debout sur son paillasson ne peut pas être mort et pourtant c'est la seule chose qu'il arrive à demander. Sa main, toujours sur la poignée de la porte, se met à trembler et il la relève rapidement jusqu'à sa bouche pour la couvrir.

Spencer a l'impression qu'on vient de lui jeter un seau d'eau glacée à la figure.

— Quoi ? demande Gideon en fronçant largement les sourcils. Spencer, qu'est-ce que tu...

Il doit voir son expression, vraiment la voir, car tout à coup la sienne s'effondre petit à petit et il soupire. Que voit-il sur les traits de Spencer ? Dans ses yeux ? La peine, ou la colère, ou encore la peur ?

Peut-être que c'est un rêve. Peut-être que son cerveau a enfin lâché prise et ce qu'il voit n'est pas réel : il va tendre la main, et ses doigts vont tout simplement passer à travers car on ne peut pas toucher une illusion.

Sa gorge se serre encore plus.

— Parmi... parmi tous les moyens possibles, t-tu as choisi une lettre....

Spencer baisse les yeux sur ses chaussettes. L'une est violette avec des planètes, et l'autre est bleue avec des formes de vagues. La mer arrive à ses pieds, et menace de tout emporter.

— J'ai imprimé chaque mot et je peux juste pas.... mon père.... parfois je — je ferme les yeux et je ne sais même plus qui a — qui a écrit quoi !

Les mots ne veulent pas sortir : ça lui fait mal, ça lui donne envie de tomber à genoux. C'est en sentant un goût salé dans sa bouche qu'il se rend compte qu'une larme a coulé le long de son nez jusque sur ses lèvres. Il se mord et renifle.

Sa bouche s'ouvre à nouveau. Cette fois, rien ne s'échappe à part un bruit affreux et un sanglot étouffé. La honte lui brûle les joues, Spencer se recule d'un pas en essuyant ses yeux d'un geste rageur.

— Spencer je suis vraiment désolé, je...

— Non ! Tu n'es pas... tu n'es sans doute pas... !

Il a envie de dire réel. Il a envie de mettre un mot sur ce qu'il est en train de penser, sur l'explication qui tourne en boucle. Il pense à sa maman, rapidement.

— Spencer, laisse-moi entrer.

La voix est autoritaire. Sûre. Mais Spencer n'a plus vingt-quatre ans, il n'a plus besoin d'une figure paternelle, il n'a plus besoin d'une ancre pour le garder sur terre.

Il ne bouge pas.

— Je suis revenu. Je ne dis pas que c'est pour toujours, mais je vais rester un moment alors je voulais.... juste te voir. Spencer, tu es...

Gideon déglutit. Il fait un pas en avant : Spencer ne recule pas, ne referme pas la porte. Il attend simplement.

— J'ai tellement pensé à venir te voir. Pendant un moment, tu représentais tout ce que je ne supportais plus, tout ce que je voulais éviter : tu es un génie, Spencer, et quand je suis parti je me disais que j'aurais pu m'abstenir. Que j'aurais pu t'éviter tout ça. Si seulement je m'étais abstenu. Je ne supportais déjà plus tous ces meurtres, toutes ces enquêtes, ce travail qui me mettait face au pire de l'humanité tous les jours.

Gideon soupire. Spencer n'a même plus l'impression de respirer : il écoute, tout simplement.

— Je pensais que tu ferais la différence. Que tu ferais mieux, que tu ferais plus. Et c'est le cas, Spencer : tu fais mieux et tu fais plus. Mais ce n'est pas suffisant, personne ne pourra jamais être suffisant.

Un sourire un peu étrange, presque lassé. Ça fait des années et pourtant Spencer se sent toujours exactement pareil. Il est devenu plus fort, il s'en est sorti seul, mais oui Gideon a raison, ça ne sera jamais suffisant.

Il faut encore qu'il cherche l'approbation.

— Et maintenant ? souffle-t-il.

Quelque chose brille dans les yeux de Gideon et il fait encore un pas de plus.

— Maintenant je suis là. Je ne veux plus rien avoir à faire avec le profilage mais... mais Spencer, tu n'es pas qu'un profileur. J'ai mis un moment à comprendre que tu n'étais pas que ça, pas pour moi.

Il termine :

— Je suis désolé. Pour tout.

Puis la seconde d'après, il fait le dernier pas qui les sépare et Spencer a l'impression de se briser en morceaux quand des bras chauds et vivants entourent ses épaules. Il renifle bruyamment, fourre son visage humide dans la nuque à proximité, et serre de toutes ses forces en attendant d'être autant serré en retour.

La chaleur lui fait fermer les yeux. Les bras sont fermes. Toutes les sensations sont si réelles qu'un soupir de soulagement passe ses lèvres.

Finalement, quelques longues secondes plus tard, Spencer s'écarte pour le laisser entrer.

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Des bisous !

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