𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚚𝚞𝚊𝚝𝚛𝚎

Bonne lecture !

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Spencer essaye de faire attention aux choses.

Il sait de quelle manière sont rangées les assiettes dans le tiroir, de quelle manière sa mère apprécie que ses livres soient organisés sur les étagères du salon, où est-ce que la télécommande doit être placée une fois la TV éteinte. La maison est souvent bien ordonnée : son père fait des efforts pour sa mère, et parfois sa mère se met à tout réarranger à trois heures du matin. Parfois aussi, elle n'a même pas la force de remettre son verre d'eau vide dans l'évier.

Spencer essaye vraiment de faire attention.

Il ne voit pas toujours quand les autres ne sont pas intéressés par ce qu'il dit, il oublie que des gens sont autour lorsqu'il lit, il se perd dans ses pensées en marchant, et peine largement à mettre des émotions sur les visages qu'il voit. Parfois c'est de la joie, et ça c'est facile. La tristesse aussi, ça va encore. La colère, il commence à en avoir l'habitude (quand ce n'est pas de la colère calme, sous-jacente). Le reste, c'est encore un peu compliqué.

Donc, Spencer ne remarque pas tout de suite que son père semble toujours irrité ces derniers temps.

Ça commence par des choses simples : il claque les portes un petit peu plus fort, il mange plus rapidement au dîner, il reprend Spencer quand il parle trop, et n'est pratiquement plus là de la journée, le samedi. Avant, sur les 168 heures d'une semaine, son père restait au moins 64 heures en moyenne à la maison. Il était là à six dîners sur sept, et dormait dans sa chambre tous les soirs sauf le lundi pour le boulot.

Maintenant, il n'est là que 33 heures maximum. Il ne dîne plus avec eux, mais il leur prépare tout de même le repas avant de s'enfuir quelque part. Il ne dort dans son lit que trois soirs au bas mot, et ne remarque même plus que Spencer passe au moins une nuit sur deux à lire avec sa mère dans le salon.

Spencer ne voit rien sur son visage, mais les statistiques ne sont pas en sa faveur.

Avant, il tenait au moins six minutes pendant les explications de Spencer sur le système solaire, ou le fonctionnement gastrique d'une vache adulte, ou la manière dont les auteurs français du XIXe siècle étaient obsédés par la représentation de la réalité. De six, il est passé à deux, puis à une, puis « pas maintenant, Spencer ».

Sa mère a recommencé à prendre ses médicaments. Elle dort tout le temps ou presque. Quand il lui parle, elle regarde dans le vide et sourit en tendant la main pour caresser ses cheveux.

Spencer ne remarque donc pas tout de suite que la patience de son père se réduit, que son ton se fait plus dur, que les disputes avec sa mère se font plus nombreuses. Et quand il le remarque, il ne sait pas quoi en penser.

— Spencer !

Assis dans le canapé, il relève la tête. Dehors, la nuit n'est pas encore tombée et en y repensant bien ils n'ont pas dîné non plus. Son livre est bientôt terminé : il ne lui reste plus qu'une cinquantaine de pages qu'il peut terminer rapidement s'il se concentre.

Dans le fauteuil près de la fenêtre, sa mère s'est endormie. Ces derniers jours, elle parvient à lire plusieurs minutes sans trop de problème, mais seulement à voix haute.

Il regarde autour de lui plusieurs secondes, avant d'entendre à nouveau :

— Spencer !

Son livre se referme rapidement et il le pousse de ses genoux pour se lever. Son père ne sort pas souvent de son bureau, et il ne l'y appelle jamais : Spencer marche lentement pour sortir du salon jusque dans le couloir. Face à la porte fermée, il hésite quelques secondes.

Mais la voix de son père qui appelle son prénom résonne une troisième fois, alors il attrape la poignée et la tourne.

— Oui ?

À l'intérieur, le changement est presque soudain : les voix, tout ce qu'il entend habituellement de manière si lointaine derrière une porte fermée, devient tout à coup très proche. Il entend des chuchotements, des calculs et des « non, c'est faux, c'est pas bon, il faut recommencer », mais il n'y a personne dans le bureau à part son père, assis dans son fauteuil.

Il relève la tête à son entrée, et repose des documents qu'il avait levés devant ses yeux. Leurs regards se croisent.

— Oh, Spencer. Viens-là, mon grand. Je veux juste te parler un peu.

Spencer a cassé une tasse, trois jours plus tôt. Il a fait un thé pour sa mère, a versé de l'eau chaude dans une tasse, l'a prise, et s'est retourné. Il l'a fait tomber. Elle s'est brisée. Sa mère ne s'est pas réveillée. Son père n'était pas là.

Il a épongé l'eau brûlante, a ramassé les morceaux, et a tout jeté à la poubelle.

Spencer déglutit. Il fait trois pas en avant, en ignorant les voix insupportables du bureau de son père : c'est là qu'elles sont le plus bruyantes. Elles ne font pas attentions à lui, ne font attention à personne.

Quand son père trouve qu'il s'est assez rapproché, il lui offre un sourire un peu hésitant.

— Je viens d'avoir la directrice de ton collège au téléphone.

Sa voix ne lui apprend rien. Elle se perd un peu dans toute la cacophonie de la pièce, mais Spencer entend parfaitement : son père fait souvent ça, déguiser ce qu'il pense. Rien n'est clair, rien n'est évident, et Spencer ne sait jamais sur quel pied danser.

Cette fois, en revanche, il sent son sang se glacer. Sa mâchoire se crispe, ses doigts attrapent les bords de son t-shirt, et la seule chose à laquelle il pense c'est « il sait ». De quoi lui a-t-elle parlé ? Comment lui a-t-elle présenté les choses ? Il n'y a qu'un sujet, un seul qui peut valoir le coup d'un appel.

Le poteau du terrain de foot. Les papiers dans les cheveux. Les coups d'épaule dans les couloirs. Les crachats dans son sac à dos. Les rires quand il passe au tableau.

Il pâlit, si fort et si rapidement que son père se redresse légèrement.

— Écoute Spencer, je sais que tu ne peux pas contrôler ces choses-là, mais quand même....

Sa bouche se tord.

— Elle m'a dit que tu devrais très certainement passer au lycée l'année prochaine. J'ai essayé de lui dire que c'était peut-être pas la meilleure solution, mais il paraît que tu dors en cours et même si ça impacte pas tes notes elle me dit que tu t'ennuies.

Le soupir qui s'échappe des lèvres de Spencer est discret mais sincère. Il a l'impression que toute sa poitrine, que ses poumons se vident entièrement d'une seule expiration.

— Si la directrice en personne est au courant, tes profs ont dû lui en parler. T'es plus ou moins comme Diana, Spencer, et sûrement encore plus intelligent, mais.... mais le lycée aussi tôt...

Sa bouche se tord encore plus.

— J'aurais voulu que tu sois un peu plus normal. Enfin, je veux dire que t'en aies la possibilité. Peut-être que si tu lisais pas autant, tu....

Spencer ne sait pas vraiment quelle expression s'affiche sur son visage, mais son père s'arrête net. Il l'observe attentivement, plusieurs secondes.

— Désolé, je sais que c'est entre ta mère et toi. Je comprends.

Il n'a pourtant pas l'air de très bien comprendre. Son visage est triste, tout à coup.

— Je voulais juste t'en parler. Tu t'ennuies vraiment, en cours ?

Spencer ouvre la bouche, s'apprête à parler de ses cours de littérature où ils apprennent à lire une pièce de théâtre correctement, à la manière dont sa professeure n'avait pas la moindre idée de quoi lui répondre quand Spencer lui a demandé son avis sur la socio-critique du XXe siècle, à son prof de maths qui ne lit même plus ses devoirs avant de lui mettre 20, et à son cours d'histoire où ils revoient pour la troisième fois la formation de la société antique.

Il ouvre la bouche, puis la referme. S'il commence à parler, il ne saura plus comment s'arrêter. Il acquiesce lentement, et son père soupire.

— D'accord. D'accord, mon grand. Tu peux y aller. On va bientôt manger.

Il semble vouloir rajouter quelque chose, mais ses lèvres ne bougent pas. Les voix recommencent à être bruyantes : Spencer sourit maladroitement.

Quand il referme la porte dans son dos, le silence revient approximativement.

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Des bisous !

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