𝙲𝚑𝚊𝚙𝚒𝚝𝚛𝚎 𝚗𝚎𝚞𝚏

Bonne lecture !

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C'est une mauvaise journée.

Il y en a des bonnes, parfois : quand Spencer se fait entraîner au gymnase après les cours car les sportifs le respectent plus ou moins comme le messie, quand il y a son plat préféré à la cafétéria, quand il trouve enfin ce livre qu'il cherchait depuis des semaines, quand il reçoit les journaux mensuels des nouveautés scientifiques.

Quand il rencontre un étudiant en littérature à la bibliothèque qui accepte de discuter avec lui pendant des heures. Quand son professeur lui apprend que oui, il peut utiliser une machine à écrire pour recopier sa thèse plutôt qu'un ordinateur et une imprimante. Quand un phénomène rare de plusieurs centaines d'années est visible le soir même dans le ciel. Quand Ethan accepte de regarder quelques épisodes de Doctor Who avec lui.

Il y a des bonnes journées, et Spencer sait que ce n'en est pas une.

En remontant l'escalier menant au premier étage du dortoir où il habite depuis maintenant quatre ans, il croise un groupe de garçons bruyants qui descendent au même moment. Il entend des rires, des blagues, et soudain le regard de l'un d'eux se pose sur lui.

Il entend :

— Spencer ? Tout va bien, mec ?

Mike va avoir vingt-quatre ans et étudie le droit. Il fait plus d'un mètre quatre-vingt-dix, et parfois c'est surprenant car depuis sa poussée de croissance pendant sa seizième année, Spencer n'a plus vraiment l'habitude qu'on le regarde de haut.

Il lève les yeux. Renifle tellement bruyamment qu'il en a honte. Puis hoche doucement la tête.

— Oui, je... ça va.

Les sourcils de Mike se froncent. C'est un bon gars, qu'il a rencontré il y a deux ans lorsque le jeune homme s'est trouvé en difficulté pour valider son premier diplôme : Spencer a gentiment balayé trois manuels de droit et deux codes civils pour l'aider avec ses examens. Il les a eu haut la main. Depuis, ce grand gaillard athlétique et diplômé d'un master en droit public le salut gaiement chaque fois qu'il le voit, et a déjà frappé un premier année simplement car ce pauvre gars a eu la malchance de vouloir faire le malin en se moquant du nerd en cardigan qui va prendre sa douche avec des claquettes. Spencer lui a donné les chiffres des bactéries dans des douches communes, et le pourcentage d'étudiants ayant des verrues dans les établissements scolaires : Mike est passé au même moment, et tout est parti en cacahuète.

À présent, il a la même expression. Des sourcils froncés et un air inquiet : Spencer pourrait presque lire dans ses yeux.

— Qu'est-ce qui s'est passé ? Quelqu'un t'a dit un truc ? Quelqu'un t'a....

Son regard coule jusqu'à la coupure, sur sa joue, et Spencer déglutit. Il secoue la tête.

— Merde, je te jure que je vais le retrouver, juste dis moi son nom et...

— Mike. Ça va. C'est.... c'était....

Comment expliquer, comment être clair sans juste vomir sa vie privée dans les escaliers et avoir l'impression de se mettre tout nu ? Il se racle la gorge.

— C'était familial. C'était....un accident.

Il touche distraitement sa joue douloureuse en essayant de tourner la tête de l'autre côté. La bouche de Mike s'entrouvre, son expression change un peu, et Spencer sait qu'il vient tout juste de se faire une mauvaise idée.

Ce n'est pas grave. C'est mieux que la vérité.

— Je dois y aller. Bonne...journée.

Il fonce, escalade presque les marches trois par trois, et arrive aux portes du premier étage en quelques secondes à peine. Dans son dos il entend « Spencer ! » mais ne se retourne pas avant d'arriver devant la porte de sa chambre. Personne ne l'a suivi. Il est seul.

Un soupire passe ses lèvres, et il utilise ses clés pour pénétrer à l'intérieur.

Spencer devine immédiatement que quelque chose ne va pas.

Déjà, il ne bute sur rien en ouvrant la porte : les affaires d'Ethan traînent toujours un peu partout, et ça le rend tellement fou qu'il a été obligé de mettre du gros scotch gris sur le sol pour limiter son bazar. Spencer n'est pas maniaque, il en est certain, mais il y a des limites à ce qu'il peut supporter. Les fringues sales, les ballons de sport, les livres étalés sur le sol, ça c'est bien trop.

Il essaye de ranger sa tête, alors faire de même avec son environnement personnel lui paraît logique. Sinon comment voir ce qui disparaît ?

Cette fois, la porte ne fait aucun bruit en s'ouvrant et elle glisse naturellement. Son regard est presque agressé par les rideaux ouverts qu'Ethan ferme tout le temps, par les portes de son armoire vide, par son lit nu et son matelas blanc. Son bureau ne porte plus un gramme de poussière.

La respiration de Spencer se coupe. Assis sur le lit déserté, Riley relève la tête vers lui.

— Désolé, Spencer, dit-il comme si sa faute était évidente.

Deux pas, la porte se referme, et la pièce ne lui a jamais paru aussi vide. Il entend les voix tout à coup, elles se rapprochent comme un fourmillement directement depuis le centre où il a laissé sa mère un peu plus tôt dans la journée.

Spencer ne dit rien. Il a l'impression que sa bouche est anesthésiée.

Un mois plus tôt, Ethan et lui parlaient de rejoindre l'académie du FBI ensemble.

La pièce est vide. Ethan est parti sans dire au revoir.

— Spencer..., gémit Riley. Tu penses que c'est ma faute ? Parce que je soufflais dans ses cheveux ?

Ethan lui a dit qu'il avait l'impression de sentir des courants d'air, la nuit. Riley passait des heures à lui souffler dans le visage.

Spencer n'arrive même pas à secouer la tête. La pièce est vide, vide, vide. Sa chambre ne ressemble plus à sa chambre.

Un mois plus tôt, Ethan et lui parlaient de rejoindre le FBI. Quelques heures auparavant, Spencer a signé les papiers pour placer sa mère dans l'institut spécialisé du sanatorium de Bennington.

Ethan a disparu.

Sa mère a hurlé de colère, pleuré de peine, lui a mis une gifle et griffé le visage. Elle s'est recroquevillée sur elle-même jusqu'à devenir toute petite, jusqu'à ce que les fantômes se rapprochent si rapidement de Spencer qu'il a cru pendant un instant qu'ils allaient l'emporter avec lui. Il a regardé ces gens sédater sa mère avant de simplement l'emporter.

Elle lui a dit des choses, elle lui a dit qu'il ne pouvait pas lui faire ça, elle lui a dit que ça allait la tuer, elle l'a supplié, elle lui a dit qu'il n'était plus son fils, elle lui a dit qu'il n'était qu'un lâche comme son père, qu'il n'était qu'un gamin stupide et ridicule et qu'il venait juste d'abandonner sa mère. Elle a appelé son nom. Tellement de fois. (Et il a essayé de ne pas changer d'avis, de ne pas hurler « lâchez-la », de ne pas se mettre entre eux pour la serrer dans ses bras, il a essayé de se souvenir du moment où il est entré dans la salle de bain pour la trouver en train de fouiller dans son bras, entre ses propres veines, à recherche d'un micro, d'une puce, n'importe quoi. Il a essayé.)

À une époque, sa maman était professeure de littérature dans une université réputée.

À une époque, Spencer pensait que rien ne les séparerait jamais et qu'il ne laisserait personne la toucher.

Il déglutit. Sa gorge se serre.

Pendant un instant, il s'attend à voir Ethan apparaître. À le voir faire comme Riley, à le voir revenir d'une manière ou d'une autre, à le voir lui demander s'il peut rester. Mais non. Le départ d'Ethan est comme celui de son père ; un départ, ou une disparition, dans tous les cas c'est presque pire que la mort pour lui.

Il inspire, marche lentement dans la pièce. Le vase est presque plein, et ses sentiments menacent de déborder.

— Spencer...

Se laisser tomber sur son lit. Regarder ses chaussettes dépareillées, puis celle de Riley juste en face. Le silence lui enserre le crâne jusqu'à ce que ça fasse mal, et les fantômes s'éloignent enfin. Les voix se taisent.

Pour la première fois depuis des lustres, Spencer se sent plus seul que jamais.

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FIN PARTIE UNE

Des bisous !

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