Chapitre 1 : Six ombres
Je ne m'attendais pas à les voir arriver, ce matin-là. Je ne m'y attendais vraiment pas. Cette surprise me clouait littéralement sur place, dans la cour de mon lycée. J'étais là, tétanisée, à observer leur marche gracieuse. J'étais là, à les regarder s'approcher. Ils me scrutaient de leurs yeux si noirs, si sombres. Chaque fois que je m'y plongeais, j'avais la sensation de tomber dans le vide. Un vide sans fin, sans espoir. Ils me donnaient la chair de poule, avec leurs sinistres sourires et leur peau pâle. Ces types, ils n'étaient pas normaux. Pas du tout. Cela se sentait, se comprenait. Leur seule présence le permettait. Pourtant, hormis moi, personne ne semblait les trouver terrifiant. Les autres lycéens discutaient, se souriaient, riaient. Je les distinguais à peine, trop concentrée sur ses ombres qui s'approchaient lentement.
Les images de la veille me frappèrent de plein fouet. Elles étaient restées ancrées en moi. Marquées au fer rouge sur ma peau.
Je fermai les yeux, espérant échapper à leur prédiction silencieuse. Tu vas mourir. Mais cela ne fit que raviver les souvenirs. Je les revis le tuer, comme si cela se déroulait devant moi.
La ruelle est sombre, je m'efforce de poursuivre toujours tout droit, sans me retourner, sans dévier mon regard. Hélas, des échos de voix entrainent un pivotement de ma tête sur ma gauche et je me stoppe au milieu de l'allée. Puis je déglutis. J'ai dû mal à croire ce que je vois. Six ombres sont là, entièrement vêtues de noir. Elles encerclent un homme, dans la quarantaine. A genou, il pleure et tout son corps n'exprime que la peur. Une boule se forme dans ma gorge. Puis en un éclair, l'un d'eux lève sa main devant lui. Subitement, une lame se plante dans le cœur de cet homme.
Et je crie.
J'hurle de terreur. Les ombres se tournent de façon unanime vers moi et je n'ai aucune hésitation : je détale sans demander mon reste. Ils m'ont vue, ils vont me poursuivre, m'attraper et m'assassiner, aussi froidement que ce pauvre homme. Mon cœur s'affole, mes yeux me piquent et mes forces semblent me quitter. J'ai peur. Une peur sans nom, sans adjectifs. Une peur à l'état brute.
Je manque de trébucher, poursuis ma course malgré tout. Mes poumons me font souffrir, j'ai un point de côté, mais je dois poursuivre. Si je m'arrête, ils m'auront. Si je m'arrête, je mourrai. Je ne peux pas m'en aller si jeune, je n'ai encore rien vécu de la vie !
La respiration sifflante, je me stoppe brusquement au milieu d'une ruelle. Devant moi, ils forment une ligne parfaitement droite. Je recule, effarée. Je ne comprends pas comment ils ont fait. Je me retourne et mon souffle s'arrête. Ils m'encerclent. Je vais mourir, piégée comme un rat.
Mon cœur tambourine fort dans mes oreilles et ma vue se brouille. Ils deviennent des silhouettes floues et imprécises.
— Je ne veux pas mourir...
Je souffle, encore et encore. Désemparée et au pied du mur. Eux s'avancent toujours plus vers moi, lentement, comme des prédateurs.
— Qu'as-tu vu, petite ?
Son ton suave me fait frissonner et mes jambes me lâchent. A présent, je suis au sol, appuyée sur mes genoux et je prie le ciel de m'en sortir.
— Je ne veux pas mourir...
Tout est vague, imprécis. Ma seule certitude est celle-ci : Je ne veux pas mourir. Mais, puis-je leur échapper ?
Je crois percevoir des ricanements et des pas, qui continuent de s'approcher. Mes sanglots redoublent. Je ressemble à un animal apeuré, acculé, et je m'en fiche. Je vais mourir.
J'ai soudainement froid et je me mets à trembler. A travers le voile qui se dresse devant mes pupilles, je distingue la tache sombre de leur veste noire. Quelqu'un est devant moi. La lame va-t-elle s'enfoncer dans mon cœur ? Vais-je souffrir ?
— Je ne veux pas mourir...
Une dernière fois, je le murmure. Puis, je me recroqueville sur moi-même, espérant me protéger, espérant me réveiller de ce cauchemar. Le monde n'existe plus. Il n'y a plus que moi, juste moi. Je m'imagine partir loin dans un pays de rêve, où le ciel est multicolore et la nature florissante. Je m'imagine souriante, en courant sur l'herbe. Je suis bien.
Soudain, une main se pose sur mon bras et mon illusion se brise en mille morceaux. Je ferme plus fort les yeux, je retiens ma respiration et je prie. Je veux survivre à ce cauchemar. L'air fini par me manquer et le noir envahit mon esprit, se fermant à la réalité.
Je rouvris les yeux, espérant que ce n'était qu'un cauchemar, une matérialisation de ma peur, qu'ils n'étaient pas là, devant moi. Cependant, tout comme au réveil ce matin, je savais que je n'avais rien inventé, je sentais qu'à cet instant, les six ombres étaient réelles.
Ils s'avançaient vers moi.
Pourquoi étais-je revenue vivante chez moi ? Comment y étais-je parvenue ? Je n'avais pas de réponse. Ma seule certitude était qu'ils revenaient me chercher et que les images étaient précises, claires dans ma tête. Je ne pouvais pas m'imaginer leur corps s'avançant vers moi. C'était impossible.
Tandis qu'ils poursuivaient leur route dans l'immense cours, je commençai à suffoquer. Une crise de panique était toute proche, attendant une faiblesse de ma part pour s'emparer entièrement de mon être. Je tentai de reprendre le contrôle de moi-même. Inspiration de trois secondes. Expiration de cinq secondes. Silencieusement, discrètement. Peut-être mon immobilité les conduirait-elle à faire demi-tour ? A disparaitre soudainement ? Malheureusement, ils poursuivaient leur avancée. J'avais l'impression que le moment durait depuis une éternité déjà. Leurs yeux sombres me donnaient la chair de poule. Plus ils s'approchaient, plus je distinguais les traits de leur visage. On aurait dit que la mort y était inscrite. Ils avaient des cernes, noires. Des cheveux, noirs. Du maquillage, noir. Des vêtements, noirs. Tout était obscur chez eux. Leur démarche était celle de traqueurs. Leur être était taillé par la mort elle-même.
Je cherchai à déglutir, à reculer, n'y parvins pas. Les ombres étaient pourtant presque devant moi. Je devais courir, m'enfuir. Le plus loin possible, ne jamais revenir. Personne ne pouvait m'aider, personne ne comprenait le danger qu'ils représentaient. Les autres élèves chahutaient, se hélaient, les frôlaient, sans que rien ne les dérange. Ne ressentaient-ils pas cette aura meurtrière, émaner de leur personne ? Ne percevaient-ils pas leur sourire diabolique ?
Un autre frisson me parcourut et je parvins à faire un pas en arrière. Soudain, mon souffle se coupa, car quelqu'un venait de me sauter dessus, derrière moi. Un bras se posa tranquillement autour de mes épaules et la respiration me revint. Avant même qu'il n'ouvre la bouche, j'avais reconnu Aiden. Les ombres s'arrêtèrent, tandis que sa voix mélodieuse emplissait mon esprit.
— Bonjour Minah !
J'étais si heureuse de le voir, là, à mes côtés, souriant à pleines dents. Il était une boule d'énergie et de bonne humeur constante. Il était vif, drôle et empli de bonnes volontés. Il était mon oxygène. J'en oubliai ainsi leurs regards et leur menace.
Je souris, tout en pivotant ma tête vers Aiden. Je n'avais plus peur.
— Bonjour à toi.
Mon cœur s'emplit de joie de le voir à mes côtés. Son bras, toujours autour de ma personne, me rassurait, me réconfortait. J'étais apaisée. Je souris d'autant plus. Mon ami faisait ce genre d'effet.
— Aujourd'hui est une belle journée, tu ne trouves pas ? scanda-t-il, enthousiasme.
A travers son regard, je voyais presque le soleil resplendir et chasser les quelques nuages de ce jour. Aiden était toujours ainsi. Confiant, optimiste, léger. Et naïf. Et enfantin. Et mignon. En un mot : merveilleux. Je l'adorais.
— Très belle, commentai-je. Mais je crois que tu as volé le soleil, tu brilles bien plus que lui.
J'aimais tant lui adresser ces quelques mots. Cette phrase qui résumait qui il était. Il avait cette capacité de nous transmettre sa joie. Il nous contaminait et j'en étais ravie.
— Allons voir les amoureux ! proposa Aiden, le poing devant lui.
Mon regard dériva dans cette direction et je fus soulagée qu'aucune ombre ne soit restée. Ils avaient fui.
— Ils sont toujours au même endroit, c'est facile ! poursuivit-il.
Je hochai la tête en pensant à Cathy. Avec Paul, son petit-ami, nous formions un quatuor des plus mixte. Aiden était celui qui mettait l'ambiance, Paul, celui qui avait la tête sur les épaules, Cathy était la voix posée qui faisait cesser toutes les disputes et moi, moi j'étais celle qui suivait ce beau monde. J'aimais les moments passés en leur compagnie, sans chercher à rencontrer d'autres personnes. Ils me suffisaient.
— Allez, let's go ! clamai-je, emportée par sa bonne humeur.
L'effet Aiden, tout simplement. Il pouvait me faire oublier n'importe quoi, n'importe qui. D'ailleurs, cela ne fonctionnait pas que pour moi ! Mon ami, qui n'était pas dans ma classe, s'en servait contre ses professeurs. Il s'évitait ainsi les examens et je le lui reprochais constamment. Il n'en faisait qu'à sa tête, puis finissait par reconnaitre, que ce n'était pas bien. Alors, il abdiquait et passait enfin les contrôles.
Notre marche ne fut pas longue. Le couple n'était pas bien difficile à repérer. Bâtiment B, devant la porte de sortie. C'était leur endroit. Ils avaient commencé à flirter ensemble ici et depuis, ne l'avaient pas quitté. Ils étaient dans les bras l'un de l'autre et, d'une façon ou d'une autre, ils perçurent notre arrivée. Ils se mirent côte à côte, tout en conservant leurs mains entrelacées. Ils étaient si mignons ensembles !
— Ah, voilà enfin le faux-couple ! s'exclama Cathy, sourire espiègle.
Depuis le temps qu'elle faisait cette blague, je ne prenais plus la peine de lever les yeux au ciel. Elle avait très vite adopté ce surnom à notre égard, parce qu'elle trouvait qu'Aiden et moi, on avait l'allure d'un couple. Il était vrai qu'Aiden, avec ses cheveux noirs rebelles et ses yeux bleus, étaient incroyablement séduisant. Néanmoins, ni lui, ni moi, ne considéraient l'autre comme davantage qu'un simple ami. Nous l'avions souvent répété, avant d'abandonner face à la persévérance de Cathy. Elle était d'une volonté de fer ! De toute façon, la personnalité d'Aiden était totalement opposée à son apparence. Il était charmant et drôle, enfantin et naïf. Trop immature à mon goût, je ne pouvais pas m'intéresser à lui. J'avais davantage l'impression d'être une grande-sœur qu'une petite-amie !
— Voilà le vrai et l'unique, commentai-je, amusée.
Nous nous stoppâmes devant eux, Aiden ne s'était toujours pas éloigné. D'habitude, il le faisait et je fus satisfaite qu'il choisisse ce jour-là pour rompre cette routine. Je sentais que, s'il s'éloignait, les images m'assailliraient à nouveau.
— Comment allez-vous, les petits nains ? interrogea Aiden.
Si notre surnom était le « faux couple », Cathy et Paul étaient les « petits nains ». Tous deux mesuraient 1m63, ce qui ne les rendaient qu'encore plus mignons à mes yeux. De la même façon qu'Aiden et moi ne nous offusquions plus, le couple ne réagissait plus à la pique.
— Très bien ! répondirent-ils en même temps.
C'était assez récurrent. J'en était venue à croire qu'ils s'accordaient à être synchronisés. Une espèce de règle : « Attends deux secondes avant de répondre ! ». C'était étrange, mais attendrissant.
— Je pense qu'il est inutile de retourner la question, débuta Paul.
— Aiden rayonne et tout le monde sait que ça déteint, plaisanta Cathy.
J'acquiesçai, tandis que la sonnerie retentissait. Il fallait donc que nous nous activions, pour éviter le retard. J'étais peu pressée, ressentant encore le besoin d'être réconfortée par le soleil.
Je me tournais vers le bâtiment A, lorsqu'Aiden s'exclama :
— C'est parti pour cette merveilleuse...
La fin de la phrase se perdit dans le désordre qui régnait soudain dans ma tête. Ils étaient là, à quelques mètres de ma personne. Je n'eus pas le loisir de les dévisager ou de ressentir la panique m'envahir. La douleur s'infusa en moi, bouscula mes pensées, attaqua chaque cellule de mon corps. Partant de mon cou, elle se propagea en quelques secondes. Je ne ressentais plus que la souffrance. C'était comme si on me brûlait la peau. Comme si on me faisait mourir de l'intérieur.
Le mal était si intense, si grand, que je m'écroulai au sol. Instinctivement, je repris ma position fœtale et mes prières de la veille. Cette fois, je voulais que mon agonie s'arrête.
Je pleurais, sans qu'aucun son ne sorte de ma bouche. Ni hurlements, ni sanglots. Je n'y parvenais pas. Mon nom fut hurlé, des cris retentirent, peut-être qu'une main se tendit vers moi. Puis, l'inconscience me tendit les bras et je m'y jetai avec joie. Elle était la seule façon de ne plus ressentir la brûlure.
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