Le trouble
De retour dans la salle d'analyse, je prépare mon matériel pour le prélèvement salivaire. Gulf est dans la pièce, avec moi. Je ne sais pas ce qu'il fait exactement et je préfère ne pas le savoir. Je suis concentré sur mes préparatifs. En tout cas, j'essaie. J'ai une conscience aiguë de sa proximité, alors que nous sommes seuls. Personne n'est encore arrivé, à une heure aussi matinale. Nous n'avons pas échangé un mot, depuis qu'il m'a fait ses excuses, quand il m'a avoué son attirance pour moi. Je secoue la tête pour ne plus y penser. Je dois éloigner toutes ces pensées parasites et me consacrer à ce que j'ai à faire. Je m'apprête à insérer le bâtonnet ouaté dans ma bouche, face à un miroir.
— Tu veux que je le fasse ?
Cette fois-ci, je suis resté de marbre quand sa voix a brisé le silence pesant. Je me félicite de ne pas avoir sursauté, comme quasiment à chaque fois qu'il m'approche ou me parle. En le regardant à travers le miroir, je scrute ses yeux inconnus et pourtant déjà si familiers. Comment une personne, que je connais à peine, peut-elle autant chambouler ma vie ? J'acquiesce d'un mouvement de tête. Les résultats seront plus probants si le prélèvement est effectué correctement.
Je l'observe enfiler une protection jetable par-dessus sa blouse, un casque transparent, qui lui recouvre le visage et des gants. Il s'assoit sur une chaise et la fait rouler jusqu'à moi. Il tend la main et je lui donne le bâtonnet, frôlant ses doigts au passage. Je me racle la gorge, gêné par cette situation, mais bien décidé à ne rien laisser paraître. Du pied, il positionne son assise contre ma chaise. Il place sa jambe entre les miennes et se penche vers moi.
— Ouvre la bouche, murmure-t-il d'une voix aux tonalités graves et intimes.
Un frisson inopportun me parcourt la colonne vertébrale. Ne peut-il pas dire ça d'une voix normale ? Pourquoi cela sonne-t-il comme une invitation à la luxure, alors que ce n'est qu'un prélèvement de salive ? J'obtempère, de mauvaise grâce. Il s'approche un peu plus, les yeux rivés sur ma bouche que j'ouvre lentement. Son visage est si près à présent. Je ne peux m'empêcher de laisser mon regard glisser sur son front haut, où retombent ses cheveux sombres et brillants. Ses sourcils épais se froncent pendant qu'il enfonce délicatement le coton entre mes lèvres et qu'il le frotte au fond de ma gorge.
Ses gestes sont doux et maîtrisés, il fait tout pour me rendre la manœuvre agréable.
Mon regard est toujours fixé sur lui, quand ses yeux quittent ma bouche pour se river aux miens. Mon corps tout entier se tend, tandis que je plonge dans ses iris qui se dilatent en une microseconde. Je suis hypnotisé par cette profondeur étincelante qui semble m'engloutir, je me noie dans son regard.
— Je crois que c'est bon, chuchote-t-il.
Sa voix me ramène sur terre et je cligne plusieurs fois des paupières pour me ressaisir.
— Ok, plonge le prélèvement dans le révélateur.
Je lui tends une éprouvette où il insère le bâtonnet. Je secoue vigoureusement la fiole, pour bien enrober ma salive du produit chimique.
— À ton tour, dis-je à voix basse.
Nous sommes seuls dans cette immense pièce et pourtant nous ressentons le besoin de murmurer, comme si nous étions dans une minuscule bulle, que le moindre bruit risquerait de faire éclater. Je m'équipe à mon tour en silence, pendant qu'il enlève son casque, puis son masque.
Mon ventre se contracte à la vue de son visage angélique. Je m'assois et m'approche. Je glisse, à mon tour, une jambe entre les siennes. Nos cuisses se touchent, mais cela ne m'effraie pas. Sans vraiment y réfléchir, mes doigts gantés se posent sur sa mâchoire.
— Ouvre la bouche.
Je reconnais à peine ma propre voix, elle est rauque et profonde, à peine plus audible qu'un soupir. J'observe, avec avidité, sa bouche pulpeuse s'entrouvrir. Il se penche un peu plus vers moi, pour me rendre l'accès plus facile, en posant une main sur ma cuisse, comme pour se maintenir. Je le remarque à peine, trop obnubilé par ses lèvres pleines qui s'avancent vers moi. Je ressers légèrement ma prise sur son visage, pour l'empêcher de bouger et lentement, j'introduis le bâtonnet en lui.
Mon rythme cardiaque accélère quand le coton touche le fond de sa gorge. Gulf ferme les yeux, comme s'il avait mal... Non, l'expression sur son visage n'est pas de la douleur, mais... du plaisir. Je vois sa langue s'enrouler autour du bâtonnet. Un éclair de désir me transperce quand il referme les lèvres et se recule lentement pour le faire glisser sensuellement hors de sa bouche. Une boule de chaleur éclate dans mes reins et se propage dans tout mon corps quand le coton dégoulinant de salive quitte ses lèvres et qu'il braque ses pupilles fiévreuses sur moi. Sa main commence à masser en douceur ma cuisse, par-dessus le tissu de mon pantalon, pendant que mes doigts glissent sur sa gorge. La situation m'échappe, je sais que je perds pied, mais je suis incapable de m'arrêter.
Le bruit de la porte qui s'ouvre nous fait violemment sursauter et fait éclater la bulle dans laquelle nous nous étions enfermés. Nous nous éloignons à la hâte, embarrassés, comme si nous avions été surpris en pleine faute. Nos collègues entrent les uns après les autres, en discutant, inconscients de notre malaise. Les mains tremblantes, le souffle erratique, je dispose le coton imbibé de la salive de Gulf dans l'éprouvette et le secoue.
— Nous aurons les résultats dans trente minutes, lui annoncé-je sans le regarder.
— Ok...
Il reste immobile, à mes côtés, quelques secondes, mais je ne me retourne pas. Je ne peux pas affronter son regard, pas tout de suite... Je l'entends soupirer de dépit, avant de s'éloigner.
Je m'assois à nouveau, les jambes tremblantes. J'inspire et j'expire lentement pour tenter de calmer les battements frénétiques de mon cœur.
****
Les résultats sont prêts. Ils sont négatifs, à mon plus grand soulagement. Peu fiable sur des personnes asymptomatiques, il y a encore quelques mois, ce type de test est devenu la référence en matière de dépistage du C119, grâce aux avancées spectaculaires dans la recherche des protéines entourant le virus. Il permet un résultat sûr, à plus de quatre-vingt-quinze pour cent en moins de trente minutes. C'est une avancée majeure dans le dépistage. Soulagé par cette nouvelle, je cherche Gulf du regard pour lui annoncer, mais il semble introuvable. Je me lève et parcours les allées de la pièce, sans le trouver nulle part. Je décide de pousser mes recherches un peu plus loin et sors dans le couloir. C'est là que je l'aperçois quand quelqu'un ouvre une porte, il est dans la cage d'escalier.
Je m'approche, impatient de le rassurer. Je pose ma main sur la poignée pour le rejoindre, quand j'entends une voix féminine lui répondre. Je ne comprends pas ce qu'ils se disent, leurs paroles sont étouffées par la porte qui nous sépare. Celle-ci s'ouvre subitement, je recule pour laisser le passage à un inconnu. Pendant le laps de temps où le battant se referme, j'ai le temps de voir clairement Gulf, en grande conversation avec une de nos collègues. Je n'ai même pas encore retenu son prénom. Mais ils semblent bien se connaître et s'apprécier. Ils paraissent même très proches, voire intimes quand la jeune femme pose son index sur sa poitrine, comme pour lui signifier quelque chose. Je n'ai pas le temps d'en voir plus, car la porte se referme dans un cliquetis métallique.
Je suis interloqué. Ma stupidité me saute au visage. Je ne le connais absolument pas, je ne sais rien sur lui et je l'ai laissé me déstabiliser à un point inimaginable. J'étais à deux doigts d'enfreindre la loi, de prendre des risques, pour un inconnu. La colère gronde en moi. Je lui en veux d'avoir essayé de se rapprocher de moi. Mais, c'est surtout contre moi-même que je suis furieux. Comment ai-je pu me laisser aller de la sorte ? Ça ne me ressemble pas. Je retourne à ma table de travail, essayant de calmer la fureur qui s'est emparée de moi.
La journée s'est écoulée à une lenteur exaspérante. J'ai tout fait pour éviter Gulf. À plusieurs reprises, j'ai senti son regard insistant sur moi, mais je l'ai magnifiquement ignoré, bien décidé à ne plus me laisser perturber. J'ai même demandé à Run de jouer les intermédiaires et de lui donner les résultats de son test.
****
Comme à mon habitude, je suis le dernier à quitter la salle d'analyse. Soulagé, pour une fois, de quitter cet endroit trop rempli de la présence de Gulf. J'ai hâte d'être chez moi et de dormir, pour oublier tous les événements de la journée. Je me dirige vers le vestiaire. Tout est calme et silencieux. J'ouvre mon casier pour y suspendre ma blouse.
— On rentre ensemble ?
Mon geste se suspend à ces mots. Je ne suis même pas étonné qu'il soit là, à m'attendre. Je ne réponds pas, finis d'accrocher ma blouse pour me permettre de partir et de m'éloigner de lui.
— Quelque chose ne va pas ? demande-t-il en faisant un pas vers moi.
La colère se réveille à nouveau. Je lui fais face, le fusillant du regard.
— Ne t'approche plus de moi !
Ses yeux s'écarquillent de stupeur.
— Mais... commence-t-il.
Je ne le laisse pas finir sa phrase, la fureur coule dans mes veines et m'oblige à parler.
— Qui es-tu Gulf ? sifflé-je, d'une voix rendue suraiguë par la colère.
Il esquive un mouvement de recul face à ma réaction violente. Un éclair de panique semble passer dans ses yeux, mais je ne m'en préoccupe pas. La colère, la frustration, l'incompréhension et le désir tourbillonnent en moi et me font perdre mon sang-froid. Je continue sur ma lancée :
— Tu es un de ces malades qui a besoin d'adrénaline pour se sentir vivant ? J'ai bien compris ton petit jeu. Tu adores flirter avec le danger, tu aimes jouer avec moi, n'est-ce pas ? Et pas qu'avec moi, de toute évidence !
Il semble stupéfait par ces mots que je lui lance en pleine figure. Il tente à nouveau de réduire l'espace entre nous, mais je recule. Je ne supporterais pas qu'il me touche.
— Je ne comprends pas...
— Tu m'as fait prendre des risques inutiles, tu m'as fait croire que je t'attirais... Comment j'ai pu être aussi stupide et te laisser me déstabiliser aussi facilement ?
— C'est à cause de ce qui s'est passé hier ? Nous sommes négatifs, il n'y a aucun danger...
— Tu sais très bien que ça ne veut rien dire, on peut être négatif à un instant T et contracter le Covid cinq minutes après !
Je le toise, la respiration haletante. Une fois encore, il déclenche en moi des émotions intenses que je n'arrive pas à contrôler.
— Tu t'amuses avec les gens, continué-je, hors de moi. Tu as besoin de tester tes limites, mais je ne te laisserai pas faire, tu peux jouer avec elle si tu veux, mais pas avec moi !
Son visage s'illumine soudain. Un sourire de soulagement étire ses yeux.
— Tu m'as vu avec Puifai, murmure-t-il.
— Non... je...
Surpris qu'il m'ait percé à jour aussi facilement, je me retrouve complètement désarçonné et bredouillant.
— Je rentre.
Je fuis, comme un lâche. Je ne veux pas qu'il comprenne les raisons de mon éclat de colère, pas plus qu'il me donne des explications. Je ne veux plus rien entendre. Tout ce que je souhaite c'est m'éloigner au plus vite de lui. Je le contourne rapidement, pour récupérer mon vélo et partir le plus loin possible, quand sa main agrippe mon bras et qu'il me projette le dos contre son torse. Je n'ai pas le temps de réagir que ses bras passent sous les miens et m'encerclent par derrière. Ses paumes se posent sur mon ventre. Je suis tétanisé, incapable de bouger. Je sens son masque effleurer ma nuque, quand il murmure :
— Puifai et moi nous connaissons depuis longtemps, mais nous nous étions perdus de vue. Nous nous sommes retrouvés par hasard, en commençant à travailler ici.
Il ressert son étreinte, ses mains glissent sur le tissu de mon t-shirt. Mon cœur s'emballe, ma respiration s'accélère. Je me sens fondre contre son corps, je n'ai plus aucune volonté, plus aucune force.
— Seuls les hommes m'attirent... me souffle-t-il, en effleurant mon cou de ses lèvres recouvertes de tissu. Et pas n'importe lesquels.
Ses mains bougent et glissent sur moi, elles m'ensorcellent, me torturent. Même s'il ne touche pas directement ma peau, elle réagit fiévreusement, se couvrant de frissons à chaque passage. Je me laisse aller contre lui, les paupières closes, la tête sur son épaule. Il malaxe mes pectoraux, longuement, stimulant mes tétons hypersensibles. Des décharges de plaisir me parcourent le corps tout entier. Je ne peux retenir mes gémissements de plus en plus éloquents sur ce que je ressens à cet instant. Ses doigts palpent mon ventre et mes flancs, faisant contracter mes muscles sous les vagues de plaisir. Je ne suis plus qu'une petite chose tremblante et gémissante entre ses mains. Je ne contrôle plus rien. Seules ses caresses sur ma peau, les sensations qu'il éveille en moi ont de l'importance.
— Mew... gémit-il en accélérant ses mouvements.
Ses caresses deviennent frénétiques. Son corps se soude au mien. Je découvre qu'il me désire autant que moi, quand il plaque son sexe palpitant contre mes fesses. Un signal d'alarme s'allume dans le tumulte de ma conscience. Mon corps se contracte.
— Gulf... arrête... s'il te plaît.
Ma voix n'est qu'un murmure, mais il réagit immédiatement en s'immobilisant. Il agrippe mon t-shirt et le serre avec force entre ses poings, le front posé sur mon épaule. Seul le bruit de nos respirations haletantes rompt le silence.
— Ça ne nous mènera nulle part... continué-je, la gorge serrée.
Je me détache de lui, lentement. Je n'ai plus d'énergie en moi, un vide immense dans ma poitrine aspire toute la vitalité qui m'habite. Je le regarde une dernière fois, immobile, la tête basse, les bras ballants, avant de prendre mon vélo et de partir en le laissant seul.
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